(Nota bene : le titre de ce billet est en compétition pour le festival
du plus mauvais titre de billet dans une logique de référencement. Il
concourt également dans la catégorie "comment enseigner les règles de
l’écriture multimédia à ses étudiants et ne pas se les appliquer à soi-même")
Epistémologie et écosystème sont dans un bateau.
L’épistémologie désigne "l’étude de la connaissance scientifique en général". En philosophie en particulier, elle a pour objet "l’étude critique des postulats, conclusions et méthodes
d’une science particulière, considérée du point de vue de son
évolution, afin d’en déterminer l’origine logique, la valeur et la
portée scientifique (…)."
En tant qu’écosystème informationnel, Wikipédia avance à visage découvert : elle cite ses sources, s’efforce de mettre en avant des sources fiables, "oblige" à les vérifier, s’efforce d’adopter une neutralité de point de vue. Un écosystème par ailleurs récemment analysé dans sa diversité de services, et qui donne à voir un visage relativement monolithique :
Monolithe numérique en ligne donc, même si ce dernier connaît également depuis peu des versions "papier-like" ou même "DVD-like"
Toutes ces choses dites, le débat reste entier autour de la place qu’occupe actuellement ledit écosystème et du modèle qu’il propose. Pour clarifier ce qui suit, je rappelle en préambule tout le bien que je pense de Wikipédia. Ce qui ne m’empêche pas d’être critique.
Vérité et vérifiabilité sont dans un bateau.
Un article de Simson L. Garfinkel dans la MIT Technology Review propose une analyse intitulée : "Wikipedia ans the meaning of truth." L’article revient d’abord sur la contamination opérée par Wikipedia dans l’ensemble des sphères professionnelles et informationnelles : les journalistes s’y reportent, les étudiants y sont accrocs, les enseignants s’y mettent peu à peu, et l’encyclopédie occupe très (trop ?) souvent la première place dans les pages de résultats des moteurs de recherche. Le deuxième point abordé par l’article est celui du "contrat social" wikipédien : pour survivre, l’encyclopédie ne peut se permettre d’être bourrée d’erreurs et de contre-vérités (sinon personne ne la consulterait). La politique de publication qui s’est ainsi progressivement mise en place et la rapidité avec laquelle la plupart des erreurs sont corrigées sont le fondement dudit contrat social. Pour autant, Wikipédia ne repose pas, épistémologiquement parlant, sur une logique de vérité, mais sur une systématisation de la vérifiabilité :
- "A la différence des lois mathématiques ou scientifiques, la vérité wikipédienne n’est pas basée sur des principes de cohérence ou d’observabilité. Pas davantage qu’elle n’est basée sur le bon sens ou l’expérimentation. Wikipedia a construit un ensemble de standards épistémologiques radicalement différents (…) qui doivent interroger ceux qui sont concernés par le sens traditionnel des notions de vérité et de précision. Sur Wikipedia, la vérité objective n’est pas la plus importante. Ce qui fait qu’un fait ou une information peut être intégrée dans l’encyclopédie est qu’il apparaisse dans une autre publication — idéalement en Anglais et qui soit disponible en ligne. La ligne officielle de Wikipédia est d’ailleurs la suivante : "La condition d’inclusion d’un article dans Wikipédia est la vérifiabilité, et non sa vérité."."
Et Garfinkel de conclure ainsi son article :
- "Alors qu’est-ce que la vérité ? (…) En pratique, le standard d’inclusion des articles mis en place par Wikipedia est devenu, de facto, le standard pour la vérité, et depuis que Wikipédia est la source en ligne la plus lue sur la planète, c’est également le standard de vérité que la plupart des gens utilisent quand ils font une recherche sur Google ou Yahoo. Sur Wikipédia, la valeur de vérité de la vérité est la vue concensuelle d’un sujet. (On Wikipedia, truth is
received truth: the consensus view of a subject.)"
Rappelons-le ici, Garfinkel reste plutôt enthousiaste et
"pro"wikipédia. La raison est simple : il fait partie du trop peu
d’enseignants-chercheurs qui ne se contentent pas d’utiliser
l’encyclopédie mais qui, dans leur domaine de spécialité, corrigent et complètent les erreurs ou approximations qu’ils y rencontrent.
Ce qui est en jeu dans l’article de Garfinkel, ce sont finalement les répercussions systémiques des modes opératoires qui, par effet de contamination, peuvent s’étendre de Wikipédia au Web dans son ensemble. En d’autres termes, la capacité centripète des forces qui agitent et animent ladite encyclopédie. Dans un ancien billet, j’écrivais de mon côté :
- "Une autre des grandes forces de Wikipédia, au-delà même des processus
de collaboration centrifuges qui animent la communauté des Wikipédiens,
ce sont les logiques d’appropriation centripètes qu’autorise
l’architecture "ouverte" de l’encyclopédie : les différents outils cognitifs qui fleurissent ces derniers temps autour du projet illustrent bien ces logiques."
Mais tout le monde n’aime pas cet effet centripète. Ainsi Nicolas Carr (qui lui, n’aime pas Wikipédia pour différentes raisons) écrit dans un billet intitulé "Le web Centripète" :
- "Wikipedia offre un magnifique exemple du pouvoir formel qu’exerce la force centripète du web. La populaire encyclopédie en ligne est moins la "somme" des connaissances humaines (…) que le trou noir de la connaissance humaine. Son coeur : une vaste exercice de copier/coller qui bannit explicitement toute pensée originale ; Wikipédia aspire d’abord les contenus des autres sites, puis leurs liens, puis leur place dans les résultats des moteurs de recherche, puis leurs lecteurs. (…) Les articles de Wikipédia sont devenus les liens externes par défaut de beaucoup de créateurs de contenus, non pas parce que Wikipédia est la meilleure source existante, mais parce que c’est la plus connue est qu’elle est généralement "assez fiable"."
Un réquisitoire comme qui dirait "sans appel" et qui en arrive à la même conclusion que l’article de Garkinkel : le danger n’est pas dans Wikipédia, il est dans les usages naïfs de Wikipédia. Un débat vieux comme le monde (scientifique) : la découverte de la fission nucléaire n’est pas un danger. C’est son instrumentalisation (pour fabriquer des bombes) qui en est un. Wikipédia ne menace personne, sa politique de publication est parfaitement lisible et explicite. Ce qui ne la met naturellement pas à l’abri de la critique.
Wikipédia est un go-between culturel planétaire.
Parce qu’internet, parce que la surcharge informationnelle, parce que l’infobésité, parce que nos comportements connectés, parce que l’émergence de nouveaux modèles d’autorité, parce que, parce que, parce que … Wikipédia s’est construite et a émergé dans ce contexte là. Elle n’est pas réductible à une encyclopédie classique (argument mis en avant pas ses idolâtres), pas davantage qu’elle ne l’est à une anti-encyclopédie (argument mis en avant par ses détracteurs). Elle est une forme neuve, intermédiaire, de la mise en circulation et de l’agrégation des connaissances.
La formation sur les berges du Styx.
Là où Carr et Garfinkel ont tous les deux raison, c’est que nous sommes tous des Wikipédiens, et parfois presque "malgré nous". Comme nous sommes par ailleurs tous des Googlers. Nous utilisons tous l’encyclopédie et le moteur. Nous ne comprenons pas tous comment ils fonctionnent. Nous ne les alimentons pas tous de manière consciente ou inconsciente, de manière honnête ou détournée. Mais nous les utilisons tous. Nous y sommes tous perméables. Et il n’y a que très peu de chances pour que cela change avec les prochaines générations. Celles-ci seront victime de ce que vous me permettrez d’appeler le talon corps d’Achille numérique. Keskesékessa ? Souvenez-vous d’Achille, de son corps invulnérable une fois trempé dans le Styx, et de son seul point faible, le talon par lequel sa mère le tenait lors de son immersion. Les usagers de l’écosystème numérique de demain seront tous des achilles numériques à l’envers. Ils seront entièrement perméables au mode d’accès, de représentation et d’organisation des connaissances et des informations que leur proposent dès aujourd’hui l’encyclopédie et le moteur. A ces usagers là, il reste une force. C’est leur talon d’Achille : ce petit bout d’eux-mêmes qui ne fonctionne pas uniquement sur des habitus numériques induits, et qui, ce faisant, leur permet d’interpréter ces outils avec la distance critique suffisante. Suffisante ET nécessaire. Alors le dire. Et le répéter encore : seule la formation, seule la formation à une culture de l’information permet cela. La dynamique de propagation des habitus numériques, la façon dont ils modèlent notre monde de manière aussi structurante que parfois pernicieuse, cette dynamique réduit progressivement ce talon d’Achille à une peau de chagrin. L’urgence en termes de formation est réelle. Elle est même vitale.
(Temps de rédaction de ce billet : 2h15)
Le web centripète
La force centripète est celle par laquelle un corps est attiré ou poussé vers un point quelconque considéré comme un centre, expliquait Isaac Newton. Le web centripète quévoque Nicholas Carr, est celui par lequel nous sommes…
Il me semble que l’opposition vérité / vérificabilité est spécieuse. Je me souviens d’un texte indien ancien qui articule clairement 3 sources du savoir: l’expérience, le raisonnement et la tradition. Dans les deux premiers termes on reconnait les fondements explicites de la science moderne (classique). Ce qui se retrouve chez Garfinkel comme « principe d’observabilité » et « expérimentation » pour l’expérience et comme « cohérence » et « bon sens » pour le raisonnement. La vérificabilité relève du troisième terme. Les ouvrages de vulgarisation, ce que sont les encyclopédies, ne donnent généralement pas les données d’expériences brutes ni le détail des raisonnements (démonstrations, etc.) mais des synthèses provenant d’auteurs autorisés, ce qui relève du régime de la tradition et de la vérificabilité. Ce qui, amha, est remarquable dans le cas de Wikipedia (mais on trouve des phénomènes analogues ailleurs), ce n’est pas tant le déplacement d’une logique de la vérité à une logique de la vérificabilité mais dans la mise en place de nouvelles logiques de la vérificabilité. C’est peut-être moins spectaculaire dit comme ça, mais au moment où le modèle classique de la communication (et de la vérification) scientifique est en crise (http://tinyurl.com/2732sn), c’est diablement intéressant.