Facebook : le web social comme nouvelle arme de distraction massive

A lire sur Ecrans, une version plus courte / remaniée / grand public de mon billet "Le like tuera le lien".

J'en profite pour signaler qu'Ecrans a fait le choix – à mon avis judicieux – de retirer le fameux "like" de son site et en explique les raisons ici.

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Pour archivage personnel, je reproduis ci-dessous la version du texte que je vous invite à consulter directement sur Ecrans.

Lier ou ne pas lier. Tel est le principe des liens hypertextes. Des liens qui restent consubstantiels aux contenus dans lesquels ils s’inscrivent pour mieux les décrire, pour mieux les qualifier, pour mieux les « orienter ». Les liens n’appartiennent à personne. Leur agglomérat forme une masse aux densités et aux orientations indéchiffrables pour un navigateur isolé, mais presque parfaitement lisibles pour un moteur de recherche. La suprématie de Google s’est construite tout entière sur cette capacité de lecture et de déchiffrement d’une stochastique en perpétuelle renégociation. Avant tout, les liens hypertextes sont le stigmate d’une écriture dont nul ne peut prétendre mesurer ou épuiser l’étendue des possibles.
To like. « J’aime » au lieu de « je lie ». J’aime ou je n’aime pas. Voilà le principe du nouveau bouton « Like » que Facebook propose à qui le souhaite d’inclure sur son site pour pouvoir construire un web « social par défaut », selon l’expression de son fondateur, Mark Zuckerberg. Social par défaut mais binaire, exclusif, sans réciprocité, et avec la centralisation sur Facebook comme condition du partage.
Le degré zéro du lien. L’appréciation ou la dépréciation. Une logique de prime, de gratification, une logique « assurancielle » dans le plus mauvais sens du terme mais dont la faute n’incombe pas entièrement à Facebook et à son bouton « like ». Cette logique était en effet déjà très largement perceptible dans ces liens dont on ne mesurait plus que la capacité de prescription marchande, ces liens que l’on ne s’essayait à lire qu’à l’aune des traçabilités à rebours qu’ils autorisaient, ces liens transmués en autant de baromètres attentionnels, appauvris de leur substance même : leur valeur d’échange.
Le mouvement est aujourd’hui presque à son terme. Il nous faut choisir. To link or to like. L’économétrie de l’attirance contre l’économie du lien. Beaucoup d’analystes soulignent la place de plus en plus centrale occupée par Facebook dans l’écosystème du web et les craintes que cela suscite sur la nature même du réseau, au-delà des seules questions de confidentialité. Il faut y ajouter le risque d’une polarisation du web, de l’affirmation d’un point focal que constituerait Facebook. Soit l’inverse de l’ADN originel du web fait de deux composantes essentielles : son extériorité (le web de possède pas d’unité organique) et sa topologie systématiquement a-centrée. Google fut le premier à pourvoir mettre en place « une mise à l’index » du web qui en respecte ou qui en restitue l’échelle. Mais cet index ne dénature en rien la topologie même du réseau, il en est le reflet : il la restitue pour que nous puissions nous y situer.
Il en va tout autrement de l’index parallèle que Facebook est en train de créer avec son bouton like et ses applications tierces. Comme l’index de Google, il repose sur le travail effectué par les internautes au moyen des liens hypertextespour l’un et de l’activation du bouton Like pour l’autre. Google et Facebook se « contentant » de fournir à ces index un point central d’hébergement et de les hiérarchiser (et bien sût de les monétiser). En établissant un lien, en créant le contenu qui entoure ce lien, les internautes participent à l’élaboration de l’index de Google en « qualifiant » et en orientant cet immense graphe de contenus qu’est le web. En cela ils permettant à Google mais aussi à l’ensemble des autres acteurs de se constituer comme autant de points d’accès nécessaires mais non-exclusifs et contournables.
En cliquant sur le bouton Like et en fournissant — sans en avoir toujours conscience — des données aux applications tierces de Facebook, les utilisateurs bâtissent un index parallèle également qualifié mais nécessairement propriétaire et orienté dans une seule direction : celle de Facebook.
Et demain ? Les « anciens » écosystèmes informationnels, nos operating systems, reposaient sur un environnement propriétaire fait d’applications logicielles regroupées en un même espace de travail. L’arrivée du web, de ses contenus et de leur éparpillement en un graphe autant imprescriptible qu’imprévisible vint rompre ce cycle. L’actuelle tendance de l’informatique « dans les nuages » (cloud computing) rend tangible la transformation prochaine du web en un gigantesque Operating System dont le navigateur (browser) serait l’interface. Google, Microsoft ou Apple sont pour l’instant les mieux armés pour remporter cette nouvelle bataille. À moins que la vision que propose Facebook ne les coiffe au poteau.
A l’opposé d’un « web operating system » pensé comme une fenêtre de navigation ouverte sur le graphe du net, un graphe pavé de liens, cartographié au moyen d’algorithmes et dans lequel les couches logicielles applicatives sont autant de « noeuds » du réseau que l’on vous incite à emprunter mais qui ne constituent pas des passages obligés, le coeur du webOS envisagé par Facebook représente l’exact inverse, dans la philosophie comme dans les moyens. Facebook propose de re-territorialiser à outrance et à son seul profit, un espace appartenant à tous. Facebook propose qu’une application propriétaire (la sienne) remplace, pour mieux l’effacer plus tard, une multiplicité d’algorithmes qui offrent une cartographie concurrentielle du web. Moralité. Après avoir été longtemps prisonniers du système Microsoft, puis encore empêtrés dans l’écosystème dominant de Google, nous n’avons pas fait tout ce chemin pour nous retrouver, demain, dépendants d’une et une seule « application », d’une société qui a fait du « web social » son arme de distraction massive.

Ecrans, http://www.ecrans.fr/Facebook-le-web-social-comme,9928.html, 3 Juin 2010.

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