Kakonomie, Culturomie et Folksonomie

Chaque année, le magazine The Edge pose une question à un aréopage de chercheurs, scientifiques. La question de l'année est :

  • "Quel concept scientifique permettrait d'améliorer l'outillage cognitif de chacun ?"

Sur son blog, Gloria Origgi (philosophe au CNRS) répond par le concept de Kakonomie (kakonomics). La kakonomie, c'est "l'étrange préférence pour des échanges de mauvaise qualité". Plus précisément, la kakonomie repose sur le postulat inverse de celui de la théorie des jeux selon lequel les gens, dans un échange (de biens, de services, d'idées) veulent, chacun de leur côté, recevoir le meilleur. La Kakonomie décrit donc le cas où les gens préfèrent donner/échanger un bien de qualité médiocre contre son équivalent, également de qualité médiocre. Il y a donc une entente sur ce que Gloria Origgi appelle "a Low-Low exchange." D'où une définition plus précise :

  • "La kakonomie c'est l'étrange mais très largement partagée préférence pour des échanges médiocres tant que personne ne trouve à s'en plaindre."

Et de donner plusieurs illustrations : "j'attache de l'importance au fait que tu ne tiennes pas toujours toutes tes promesses parce que je veux être libre de ne pas tenir toutes les miennes sans pour autant m'en sentir coupable." Dans un autre billet, elle décrit également Facebook comme l'exemple type de l'interaction kakonomique (Low-Low exchange) :

"Why do people tell you during the day that they have plenty of things to do, not a minute for a sandwich together, so many papers to finish etc, and then you find them on Facebook all the night without the least guilty feeling? Because on Facebook we are LLing together: They like you to waste time by writing comments and adding YouTube videos because they are doing exactly the same and this makes them feel less guilty in wasting their own time. Facebook friends are L-friends: They are partners in producing the very low outcome of entire evenings in front of the computer without writing a line of what you should write."

Et d'ajouter :

"Facebook et d'autres sites similaires (Twitter, etc) sont des exemples de l'économie du nouveau millénaire, la face cachée des préférences humaines que nous souhaitons cacher dans l'espace public "high" (de haute qualité), mais que nous adorons partager avec des gens dont nous sommes sûrs qu'ils sont attachés aux mêmes standards "low" (de qualité médiocre)."

Ainsi donc, toujours selon Gloria Origgi, "dans tous les échanges kakonomiques, les deux parties semblent mettre en place un double contrat : un pacte officiel dans lequel elles déclarent leur intention d'avoir des échanges de haute qualité, et un accord tacite stipulant que des échanges de faible valeur ajoutée ne sont pas seulement permis mais espérés." Et d'affiner encore sa définition :

"La kakonomie est régulée par une norme sociale tacite visant à brader la qualité, une acceptation mutuelle pour un résultat médiocre satisfaisant les deux parties, aussi longtemps qu'elles continuent d'affirmer publiquement que leurs échanges revêtent en fait une forte valeur ajoutée." 

Résonances kakonomiques. L'invention de ce terme est pourtant entouré d'une rapide cacophonie théorique. En effet il rappelle (mais permet d'éclairer sous un jour nouveau) :

  • les débats sur le fait qu'Internet nous rendrait (ou non) stupide,
  • ceux autour d'une "béta culture" ou culture des versions bêta, c'est à dire se satisfaisant là encore, d'un produit non-finalisé en échange de retours (de qualité médiocre ?) des utilisateurs,
  • ceux autour de l'importance justifiée ou non donnée à la figure de l'amateur (ou au culte de l'amateurisme)
  • plus récemment, la théorie de CLay Shirky autour d'un surplus cognitif que les technologies collaboratives nous permettent de canalyser, soit de manière constructive (projets collaboratifs, humanitaires, culturels, bref, tout ce qui permet d'améliorer le monde, la connaissance, etc), soit de manière inutile ou en pure perte de temps (rejoignant alors l'idée de kakonomie, même si dans la thèse de Shirky, les aspects constructifs de ce surplus cognitif de l'humanité l'emportent largement sur les autres). 

Bref, il y a donc d'un côté les techno-sceptiques (Nicholas Carr) en tête, et de l'autre les techno-enthousiastes (Clay Shirky notamment). L'intérêt du concept de Kakonomie proposé par Gloria Origgi est qu'il permet de qualifier la nature des processus à l'oeuvre sans pour autant avoir besoin de se positionner "pour" ou "contre" une théorie particulière.

De la kakonomie aux folksonomies : une sagesse des foules est-elle possible ? Autre "théorisation" des processus collaboratifs à l'oeuvre sur le web, l'idée qu'une sagesse des foules permettrait d'expliquer tout aussi bien le succès de l'algorithme de Google que le processus à l'oeuvre dans l'écriture collaborative de wikipédia. D'où la question de savoir si, par exemple dans le cas des folksonomies (processus d'indexation collaborative analysable "kakonomiquement" puisqu'il repose sur une indexation de "mauvaise" qualité au regard de pratiques professionnelles, puisque non-désambigüisée), d'où la question de savoir, disais-je, si dans le cas des folksonomies, un processus de nature kakonomique, à partir du moment ou il est réparti / noyé parmi une grande masse d'utilisateurs, peut ou est d'une certaine manière voué à évoluer vers des interactions de plus en plus et de mieux en mieux qualifiées. Bref si la kakonomie duale (entre deux personnes ou 2 gropes de personnes), lorsqu'on la déplace à l'échelle d'un collectif suffisamment dense, peut produire des échanges à haute valeur ajoutée, se "dé-kakonomiser" (beurk). Vaste débat puisqu'il revient à poser la question de savoir si des échanges de mauvaise qualité initiale en entrée (input) peuvent produire de la qualité en sortie (Output). Très vaste débat puisqu'il est également déclinable au monde politique (souvenez-vous de la célèbre citation sleon laquelle : "la démocratie c'est donner la même voix à 10 philosophes et à 11 imbéciles).

Kakonomie et culturomie. Kakonomics. Culturomics, du nom du dernier outil proposé par Google et permettant de naviguer dans un très large corpus de données textuelles. Là encore le lien avec la théorie kakonomique est intéressante. L'outil de visualisation prposé par Google a à la fois été salué comme une avancée incontestable dans le domaine de la linguistique de corpus et de sa démocratisation rendue possible, mais également dénoncé comme la source de très grandes approximations qui pourraient à leur tour engendrer d'importants dégâts collatéraux tant il est aisé de faire dire à peu près ce que l'on veut à l'outil de visualisation proposé, outil qui comporte à l'évidence de très très très nombreux biais (ce qui n'enlève rien à son intérêt).

Kakonomie(s), culturomie(s) et folksonomie(s) me semblent emblématiques de ce nouvel environnement cognitif inauguré par le web et que nous peinons encore à qualifier précisément.

  • Un environnement / territoire extrêmement large et que seuls peuvent permettre de couvrir des outils culturonomiques à très large spectre, 
  • un environnement d'interactions horizontales de bas niveau ou souvent "dégradées" (kakonomies)
  • un environnement enfin dans l'étendue duquel les qualifications faibles (folksonomies au sens très large, folksonomie comme "interactions documentaires primaires") constituent pourtant d'indispensables outils de repérage.

Bien au-delà du seul web, ce tryptique me semble être et devoir être de plus en plus mobilisé dans l'essentiel de nos sociabilités, numériques ou physiques.

3 commentaires pour “Kakonomie, Culturomie et Folksonomie

  1. Tout ça renvoie rapidement à des questions sur les composantes de la valeur, au sein des horizons respectifs — y compris temporels, sinon principalement — des membres de l’échange.
    Plus facile d’être gagnant/gagnant à court terme, avec peu de variable, avec des horizons quasi-confondus, que de risquer une négociation où une des parties joue “dans une autre cour”.

  2. Il y a plusieurs modèles similaires à la kakonomie en économie du travail, plutôt hétérodoxes, mais pas seulement : un travailleur trop assidu souligne la paresse de ses collègues. Ça va d’une théorie des classes à un modèle d’agence avec signal, en passant par des histoire de conventions d’effort.

Répondre à xavier gaalup Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut