PROLOGUE. Le web est un espace d'écriture. Une écriture protéiforme, en réseau. Le web a offert l'hypertexte à l'écriture. Il a également permis de constituer une grande diversité d'agencements collectifs d'énonciation et d'en mesurer la pregnance, l'efficience. Au delà de ce constat, la qualification des écritures collectives à l'oeuvre sur le réseau est une tâche assez ardue. Mais on va quand même tenter le coup 😉
TEMPS ZERO : écriture informatique. Le code. 0 et 1.
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PREMIER TEMPS : écriture hypertexte. J'ai déjà rédigé une thèse là-dessus, je ne vais donc pas m'y étendre davantage 🙂 Simplement rappeler les bouleversements fondamentaux qu'elle occasionna dans la chaîne de l'énonciation et dans les pratiques discursives.
- L'activité centrale de cette primo-écriture est le lien.
- Sa dynamique est avant tout topologique.
- Son régime est celui de l'autorité, c'est à dire que nous en sommes, collectivement les auteurs.
SECOND TEMPS : les écritures industrielles. Celles des "grands engrammateurs", des Béhémots mémoriels, les moteurs de recherche. Notion empruntée à Alain Giffard ; et que l'on peut (rapidement) définir comme suit :
"Lectures industrielles : définition
1.a) l’activité du robot de lecture, ses actes de lecture: scanner, crawler, indexer. b) les produits dérivés de cette activité, les textes de lecture en langage humain.
2.a) l’association des lectures humaines et des lectures machiniques. b) la commercialisation des lectures humaines définies comme «hits».
3.a) l’espace des lectures industrielles est le face-à-face des industries de lecture et des publics de lecteurs. b) l’industrie de la lecture entreprend la commercialisation de toutes les lectures, sous le slogan de l’ «accès à toute l’information». c) l’industrie de la lecture entreprend aussi la commercialisation des lecteurs."
Dans ce billet, j'expliquais en quoi "les "lectures industrielles" (celles des moteurs de recherche) inventent et inaugurent des systèmes d'écriture là encore dédiés. Ces écritures industrielles vont intégrer la dimension du paratexte au sein d'un écosystème non plus ouvert mais fermé, propriétaire et marchand.
- L'activité centrale de ces écritures secondes est celle de l'indexation.
- Leur dynamique est avant tout algorithmique.
- Son régime est celui de l'indexabilité : nous n'en sommes plus que les co-scripteurs, c'est à dire que notre écriture première (celle qui crée les liens hypertextes) n'a de valeur qu'en ce qu'elle participe et facilite leur activité d'engrammation : lorsque nous créons un lien hypertexte, nous indexons "pour" Google ou tout autre moteur.
TROISIEME TEMPS : écritures de la souscription et de l'agrégation. Je vous renvoie à ce billet dans lequel j'expliquais que les blogs, les fils RSS et les pages d'accueil personnalisables de type Netvibes nous emmenaient :
"(…) vers un "troisième âge" de la navigation : après le browsing et le searching voici venu le temps du "subscribing". On ne navigue plus, on ne recherche plus, on s'abonne, on "souscrit". Notons d'ailleurs que l'étymologie de ce dernier vocable est intéressante : "souscrire", "sub-scribere", littéralement "écrire en dessous", à moins qu'il ne s'agisse d'écriture "sous autorité" : en aggrégeant les discours écrits ou postés par d'autres, on est, de facto, placé "sous" une "autorité" qui n'est plus notre. Car comment faire autrement que de "souscrire" à ces contenus qui ne sont plus "inscrits" ?
A noter que l'avènement de ces écritures de la souscription a amené les moteurs de recherche (les lectures/écritures industrielles) à se repositionner et à modifier significativement leur coeur d'algorithmie : c'est en effet à compter de cet avènement que l'on vit émerger la problématique du web temps réel, et la capacité, pour les moteurs, à modifier leurs dispositifs d'engrammation (et d'indexation) pour être capable d'en rendre compte.
- L'activité centrale de ces écritures tertiaires est celle de la souscription.
- Leur dynamique est essentiellement temporelle, sur un rythme ternaire : diachronie, synchronie, a-synchronie.
- Leur régime est celui de l'autoritativité, une autoritativité dont nous sommes tantôt les sou-scripteurs tantôt les dé-scripteurs (l'homme étant un document comme les autres, il est également son premier "descripteur").
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QUATRIEME TEMPS : Les écritures figuratives. Des écritures attentionnelles recentrées. Celles de nos statuts Twitter, de nos murs Facebook. Des écritures qui ont intégré la difficulté de capter l'attention du plus grand nombre et qui vont donc, très empiriquement, se recentrer vers un effort pour capter l'attention de ses proches, tout en dilatant au maximum le périmètre de ce réseau de "proches" ou "d'amis" à l'intérieur de plateformes propriétaires confinées aux fausses allures de bienveillants couffins.
Des écritures de soi. Des écritures dont la grammaire est d'abord celle du "narcissisme prédicteurs des éléments déclaratifs" (voir la diapo 7) qui composent nos "profils". Des écritures qui sont d'abord là pour dire l'éphémère, qui revendiquent l'éphémère, alors que les écritures précédentes en étaient d'abord les "victimes" : victimes de l'indexation nécessairement éphémère des moteurs de recherche, victimes également de nos tout aussi éphémères capacités attentionnelles. Des écritures "statutaires" comme autant de statu-aires. Des écritures qui parce qu'elles ne craignent pas de disparaître, qui parce qu'elles revendiquent et assument leurs empilements (celui des tweets ou des statuts) deviennent progressivement des écritures de la redondance, des écritures de l'inflation, jusqu'à se transformer parfois – et de plus en plus souvent – en écritures de la délation.
Des écritures de la délation. La délation comme mode ultime d'assignation, de qualification du sujet documentaire. La meilleure illustration de ces écritures de la délation est constituée des portraits "à charge" que l'on trouve sur Facebook, des invectives, "tweetclash" ou autres redocumentarisations à la hussarde (souvenez-vous de celle de Frédéric Lefebvre, et, très très récemment, celle de Boris Boillon). On ne compte plus les reprises dans les médias, d'ados ou de profs "victimisés" et stigmatisés sur Facebook, de vidéos ou de photos compromettantes et "live twetées", d'invectives entre célébrités, de bassesses diverses et variées ; tous les adeptes du réseau social Twitter vous le diront, rien de tel qu'un Tweetclash pour animer une communauté. La délation comme subterfuge plus ou moins implicite, plus ou moins assumé, plus ou moins travesti de la cagnotte attentionnelle. Des écritures TF1 si l'on préfère. Des écritures bâties sur du pulsionnel (relire Bernard Stiegler), du pulsionnel auquel le dispositif qui le supporte va permettre d'offir la résonnance la plus "travaillée", la plus juste, la plus affinitaire. Bonding or bridging (diapo 14). Bonding (= cohésion avec son groupe) or Bridging (capacité de créer des passerelles avec d'autres groupes).
<Parenthèse> Des "épiphénomènes" qu'il faut à notre tour relativiser et éviter de caricaturer pour ne pas entrer dans un discours populiste promettant de "civiliser internet" mais dont il faut également prendre acte à hauteur de ce qu'ils dont ils témoignent réellement, c'est à dire d'une déviance toujours possible mais également – et heureusement – le plus souvent réversible, à condition que les susnommés grands civilisateurs veuillent bien prendre en compte l'importance d'une acculturation et d'une formation aux temporalités et aux pratiques discursives constitutives de ces nouveaux supoprts. </Parenthèse>
Ces écritures de la délation se trouvent donc largement favorisées et instrumentalisées par le biais de logiques d'enfermement pouvant elles-mêmes se reposer sur des systèmes de proximité quand on y arrive, et de promiscuité quand on y reste.
Des écritures figuratives aux écritures de la délation, on voit bien que l'éventail de ce quatrième temps des écritures du web est plus large et plus ambivalent que les temps précédents, probablement – en partie tout au moins – parce qu'il est l'occasion pour le sujet scripteur d'investir sa subjectivité récitante comme premier terrain documentaire privilégié.
CINQUIEME TEMPS : les écritures applicatives. Ecritures de l'application. Des applications. L'Apple Store comme paradigme (mais également désormais le Google Chrome Web Store). Après l'effacement de l'auteur au profit d'autoritativités éparses ou d'agencements collectifs d'énonciation en recomposition permanente, après l'effacement du contenu derrière l'architecture, derrière le dispositif qui ancre le discours (pages personnalisables Netvibes), après l'effacement de l'intime et l'indexabilité de plus en plus native et transparente des profils humains, que reste-t-il encore à effacer sinon le vecteur même de l'écriture comme interaction ? Le clavier.
Les écritures applicatives sont des écritures littéralement dépareillées, dés-appareillées, dégradées. Dans les tablettes (Ipad en tête mais aussi liseuses), le clavier à disparu en tant que "dispositif" (device). Plus précisément, et de la même manière qu'un lien hypertexte permettait d'appeler un autre texte, les nouveaux dispositifs applicatifs du "web des tablettes" permettant d'appeler le clavier tactile, par surgissement, et de le révoquer, par effacement. Une contrainte initialement ergonomique (manque de place ou besoin d'en gagner davantage) mais qui va permettre de servir parfaitement les ambitions des firmes du Hardware qui promeuvent et veulent ériger en modèle les écritures applicatives. Car toute l'architecture des tablettes est pensée dans une logique de contournement, d'évitement du clavier. L'essentiel doit pouvoir être acessible par un simple pousse-bouton. Naturellement quelques applications offrent, pour l'instant, un peu de résistance, dont précisément celles qui nécessitent l'entrée d'une adresse internet ; mais là encore, la mise en avant de l'utilisation des signets ou l'utilisation de "murs" présentant les sites auxquels nous nous connectons le plus fréquemment devrait permettre de baisser encore significativement le recours nécessaire au clavier. Dans les logiques d'usage qui se feront jour progressivement et en lien avec l'adoption et la massification de ces dispositifs tabloïdes, il est probable que tout sera fait pour que la sérendipité soit vécue, par l'usager, comme un risque, et l'extériorité comme un danger.
- L'activité centrale de ces 4ème et 5ème temps des écritures est une activité documentaire de thesaurisation. La collection, par les sites hôtes, des figures de l'individualité en opposition au web comme oeuvre collective.
- Leur dynamique est essentiellement accumulative. Une accumulation qui procède par agrégation mais également par intrusion (celle permise pas les règles d'opt-out mises en place sur les sites hôtes).
- Leur régime est de nature discrétionnaire et concentrationnaire.
Discrétionnaire parce que les environnements dans lesquels elles prennent place ont tout loisir de fixer les règles et de les changer quand bon leur semble. On aura en mémoire l'hygiénisme boutiquier de la firme Apple ; on citera également la récente polémique autour de la suppression, par Facebook, des comptes affichant le tableau "l'Origine du monde" de Gustave Courbet au motif de pornographie contraire aux règles du réseau social, illustrant ainsi la manière dont une architecture sociale largement distribuée dans un espace propriétaire ne semble avoir d'autre choix que celui d'évacuer la dimension symbolique, culturelle ou historique d'une représentation pour la ramener à son niveau de figuration le plus trivial. La même logique s'appliquant progressivement, par contamination, à nos activités connectées dans ces espaces propriétaires, lesquelles activités sont également "attirées" vers des interactions triviales ou dépouillées de toute symbolique.
Concentrationnaire enfin, comme je l'ai déjà très largement argumenté dans ces 2 billets (ici et là) en rappelant simplement que :
"la pratique de Facebook (et des écritures figuratives et/ou applicatives) est de nature concentrationnaire. Gentille, anodine, sympathique, conviviale, "à la mode", mais concentrationnaire. Et en tout cas parfaitement antithétique aux grands principes fondateurs de l'hypertexte en général et d'Internet en particulier tels que rappelés par Pierre Lévy."
"cette approche fermée, propriétaire, compartimentée, concurrentielle, épuisable de l'économie du lien hypertexte ne peut mener qu'à des systèmes de nature concentrationnaire. Des écosystèmes de l'enfermement consenti, en parfaite contradiction avec la vision fondatrice de Vannevar Bush et selon laquelle la parcours, le "chemin" ("trail") importe au moins autant que le lien. (…) Dans l'usage même, quotidien de l'écriture figurative ou applicative, je ne parcours aucun chemin, je n'effectue aucun autre cheminement que celui qui place mes propres pas dans ceux déjà les plus visibles ou pré-visibles, dans ceux déjà tracés pour moi par d'autres qui m'ont en ces lieux précédés. Ce chemin là, tant il est à l'avance tracé et déterminé, tant il est en permanence scruté et monitoré par d'autres "au-dessus" de moi, ce chemin-là ressemble davantage à une promenade carcérale qu'à une navigation affranchie."
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Moralité : poser comme un "à plat", comme une diachronie immuable une évolution des écritures et des dispositifs qui les conditionnent sur le web est naturellement un exercice qui n'a de sens que par la conceptualisation qu'il est censé permettre et les pistes d'analyse qu'il peut offir ; mais la réalité est toujours plus complexe. Un seul exemple permettra de le montrer : "Google change les titres de page dans ses résultats de recherche".
Aujourd'hui les moteurs ne sont plus de "simples" indexeurs mais également des scripteurs capables de s'affranchir du code de l'auteur, donnant à l'expression "écriture industrielle" tout son sens.
Conclusion. (presque parfaitement semblable à celle du précédent billet) Nous arrivons aujourd'hui à un point de transition où des "agencements collectifs d'énonciation" (modèle autoritatif, transparent, émergent, bottom-up), sont en lutte avec les "agencements algorithmiques informationnels" (modèle top-down, autoritaire, discrétionnaire). Un point où, après les hommes, les savoirs, les mots-clés, c'est au tour des écritures elles-mêmes d'entrer en concurrence. Savoir ce qui l'emportera, ce qui dominera l'autre et comment, quelles collaborations sont ou non possibles et selon quelles modalités, constitue probablement l'un des enjeux majeurs de l'écologie de l'information du 21ème siècle.
Post-scriptum. Aux sources de ce billet, deux rencontres :
- la lecture de cet article présentant Facebook et Twitter comme l'origine du déclin des blogs chez les jeunes,
- et une causerie matinale avec mon collègue toulousain Jean-François Signolle (enseignant en marketing), sur le diamètre du web, la disparition des claviers et l'avènement du "pousse-bouton". La dernière partie de ce billet lui doit beaucoup.
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