C'est donc fait. Le portail de la librairie indépendante française, baptisé 1001libraires.com, a ouvert ses portes le 4 Avril. Je n'ai pu le tester que hier soir, j'ai "live-tweeté" les réactions à chaud sur Twitter, ce qui m'a valu quelques Tweetclash frontaux avec des gens que j'estime par ailleurs beaucoup, sur le mode "oui c'est facile de dire du mal, mais c'est pas très constructif". J'ai donc renoncé au titre initialement choisi pour ce billet "J'aurai vraiment aimé dire du bien de 1001libraires.com".
Or donc, soyons constructifs :
- LES POINTS FORTS DE 1001libraires.
+>>>>> D'abord, le site existe. Depuis au moins 10 ans que le projet d'un portail de la librairie indépendante est dans les cartons, et après les quelques atermoiements de son lancement officiel, c'est déjà une satisfaction en soi.
+>>>>> Ensuite, ils sont présents sur Twitter et leur "community manager" (ou celui ou celle qui fait office de) réagit à chaud aux retours des premiers testeurs (même s'il/elle était couché hier soir au moment dudit TweetClash)
+>>>>> La navigation (en mode "je cherche un truc à lire") est assez efficace, les filtres proposés sont cohérents (même si leur ergonomie – usage de l'ascenceur obligatoire) pourrait être revue
+>>>>> Le volet "social" est minimal mais bien intégré (possibilité de "propulser" les livres sur différents réseaux sociaux)
+>>>>> Enfin, une offre numérique y est présente (même si …)
- LES POINTS FAIBLES DE 1001libraires.
Commençons par ce qui est aisément améliorable.
->>>>> Le nom de domaine n'a pas été paramétré pour répondre à la requête 1001libraires.com. Il vous faudra donc taper : http://www.1001libraires.com. Selon le point de vue que l'on choisit d'adopter, c'est soit un détail mineur, soit une bêtise assez navrante du point de vue de la conception.
->>>>> Les livres numériques présents n'indiquent pas s'ils contiennent (ou pas) des DRM (et lesquels). Pas davantage que les dispositifs de lecture permettant de les lire (pour l'individu lambda, le format Epub ne veut pas dire grand chose, non plus que sa compatibilité avec l'ensemble de la gamme des liseuses ou tablettes). Or on sait qu'en la matière, la déception peut prendre une tournure assez saignante en terme d'image. D'autant que y'a déjà plein d'exemples plus que probants.
->>>>>> Le "vignettage" des ouvrages. En lieu et place de l'image de couverture, on ne voit pour l'instant essentiellement qu'un vieux .gif tout pourri blanc sur lequel est inscrit 1001libraires.com. Dommage.
Et puis il y a le #bigFail. L'erreur monstrueuse, monumentale, incompréhensible, à rebours de tous les usages avérés sur le net depuis que le e-commerce existe. Le grain de sable l'armoire normande dans les rouages :
- pour s'inscrire sur 1001libraires.com, pour se créer un compte, il faut déjà être client, c'est à dire déjà avoir acheté des ouvrages.
Vous imaginez Amazon ne vous permettre de vous inscrire sur le site qu'après avoir consommé ??!!
Et puis aussi cet ensemble de petits détails pourtant déterminants qui finiraient de décourager tous ceux qui ne se lèvent pas le matin avec l'envie farouche de défendre la librairie indépendante française (c'est à dire quand même l'essentiel du public visé, les autres faisant l'effort de se déplacer en librairie). En vrac :
- le panier d'achat est tout en haut de la page, mais la liste de souhait est enfouie dans la zone (bas de page) normalement réservée aux mentions légales.
- pour ajouter un titre à son panier, impossible de le faire à partir de la liste des résultats suivant une requête : il faut encore (et une fois de trop) cliquer sur le titre du livre
- la barre de navigation principale qui aligne côte à côte 2 rubriques en majuscules et dans une typo qui rend indifférenciable au premier coup d'oeil la subtile différence entre LES LIBRAIRIES et LES LIBRAIRES
et plein de tout un tas d'autres petits trucs.
- SUR LES ENJEUX DE LA MONTÉE EN CHARGE.
Mille et un ? 1001libraires.com : au-delà de l'allusion aux 1001 nuits, on compte effectivement en France un bon gros millier de librairies "de premier niveau" qui assurent 60 à 75% du CA des éditeurs (voir les chiffres du CNL). Or ils ne sont pour l'instant que 150 ou 200 libraires à être indiqué comme faisant partie prenante du site (selon Ecrans, seuls 65 librairies sont présentes au lancement). Ce n'est certes qu'un lancement mais …
1 million ? Au frontispice de 1001libraires.com on peut lire "recherche un livre parmi 1 million de références." Mais il s'agirait plutôt de 60 000 titres (source : Ecrans). Dans le jargon et le métier de libraire, ce n'est pas forcément incompatible (60 000 titres peuvent être présents sous la forme d'1 million de références, certains titres étant heureusement représentés dans plus d'une librairie), pas forcément incompatile donc pour le familier de la gestion d'une librairie, mais plutôt curieux et déstabilisant pour l'internaute lambda.
De nombreuses zones géographique sont sinistrées, faute de libraire présent. Ce n'est pas la faute de 1001libraires mais il eût été plus judicieux d'assurer au moins, avant le lancement, une couverture géographique comprenant au moins une librairie par département. Sur ce type de lancement national en fanfare, et étant donné les attentes immenses du public concerné, les déserts numériques vont faire de nombreux déçus, et il n'est pas certain qu'ils reviennent sur le site plus tard. D'autant que l'enjeu est de taille : tenter de bousculer des usages installés depuis au moins 10 ans (suivez mon regard).
- SUR LA PHILOSOPHIE DU PROJET.
Trop peu, trop tard, et pas assez. Très clairement, l'accent est mis sur la médiation : "ici pas d'algorithme, des vrais libraires avec des vrais conseils et tout et tout". Soit. La médiation bien sûr. Mais il faut cesser de croire que l'on pourra réinventer une médiation numérique en déclinant, sur ledit support numérique, et même avec talent et/ou avec de gros moyens, les techniques de la médiation "physique" (conseils, coups de coeur, débats, etc). Les usagers du numérique veulent du SERVICE. Ce n'est qu'à partir du SERVICE que l'on peut développer de la médiation numérique.
"Mais il faut partir à point." Or cette logique de service sur 1001libraires ne semble pensée que dans une logique de "retrait" (au sens propre comme au sens figuré), quand elle n'arrive pas tout simplement un peu beaucoup trop tard. Dans un article de 2006 pour la revue professionnelle du SLF, je titrais : "Passer du service du livre au livre-service". (tiens pour le coup je m'aperçois que je n'avais jamais mis en ligne cet article, ce sera chose faite sur ce blog dès demain 🙂 Les plus optimistes me rétorqueront qu'il n'est "jamais trop tard" ou que "mieux vaut tard que jamais". On me permettra d'en douter : certains retards pourront être rattrapés, au même titre que certains usagers. Mais le numérique est l'illustration parfaite de la morale du lièvre et de la tortue : "Rien ne sert de courir, il faut partir à point." Rien ne sert en effet, aux libraires, de courir contre Amazon, pas davantage aux bibliothécaires contre Google. Mais à force de retarder le départ, à force surtout, de renoncer à expérimenter, il y a nécessairement des changements que l'on n'a plus les moyens de penser. A ce titre le site 1001libraires.com n'est que l'ombre de ce qu'il pourrait être. A chaque clic il est visible que les services numériques ne sont que la périphérie d'affichage du projet, alors qu'ils auraient dû en être la principale motivation. Je crois que les libraires auraient besoin d'encore méditer le message qu'un bibliothécaire essaie de faire passer aux bibliothèques :
"Je pense que nous sommes victimes du tropisme propre à la profession : la constitution de collections dans l’univers numérique. Aujourd’hui, le bibliothécaire est celui qui “donne accès” à des bases comme on achète un livre. Il fournit un accès légitimé par ses soins au risque de confondre la valeur marchande de l’achat au nom de la collectivité avec la vraie valeur d’usage : celle du libre accès, de la circulation et de l’appropriation des contenus par le plus grand nombre. Il me semble que, trop souvent, au nom de l’idée séduisante et rassurante d’une collection, pour “donner accès à” nous acceptons des restrictions d’usages insupportables pour bon nombre d’internautes ! Le résultat est éclatant : partout on constate que ces offres ne “marchent pas” et coûtent très cher."
Ce tropisme de la collection chez les bibliothécaires est le jumeau de celui du conseil chez les libraires.
Message donc aux 1001libraires (et aux autres). Arrêtez de vouloir faire du "conseil". Le conseil, c'était bon il y a 10 ans, quand les gens flippaient à l'idée de donner leur numéro de carte bleue à un géant américain. Plus maintenant. Les gens que vous voulez toucher (c'est à dire ceux que vous ne voyez pas ou plus dans vos librairies) n'en attendent pas. En tout cas pas sous cette forme. Le conseil est soluble dans le numérique. Il y devient propulsion, recommandation.
Mais quand on veut propulser et recommander en numérique, tout en se différenciant des bidonnages d'Amazon, on n'a que deux choix possibles :
- y avoir gagné une légitimité d'expérience, une légitimité "immersive" (je ne veux dénoncer personne mais celui-ci est un excellent exemple),
- et/ou pouvoir constituer une communauté, sur la base de laquelle on commencera à voir comment la recommandation opère.
Or un site d'e-commerce (mal pensé) et même doté de fonctions sociales (mal ajustées) n'est pas l'endroit idéal pour constituer une communauté. Un constat d'autant plus problématique que même si on a choisi d'en torpiller les fleurons, les communautés de lecteurs déjà opératoires (francophones ou internationales) ne manquent pas. Mais ne figurent visiblement pas non plus dans le cahier des charges de 1001libraires.
Comparaison n'est certes pas raison, mais je crois que j'avais vraiment envie que 1001libraires ressemble à ça : http://www.livresquebecois.com. Je m'y suis inscrit dès le lancement. Et je l'utilise régulièrement. Sans que l'on me demande d'abord d'y avoir acheté quoi que ce soit.
Moralité. "On ne lance un caillou qu'aux arbres aux branches alourdies de fruits." Les Mille et une nuits, anonyme, éd. Gallimard, 2005 (ISBN 2-07-011403-1), p. 18.
Lectures complémentaires :
Formidable d’avoir l’expertise de quelqu’un comme toi, Olivier. Merci pour toutes ses remarques qui vont être lues avec attention, j’en suis sûr!
La question de la connexion est tellement significative.
En e-commerce, on a des “funnels” dans lesquels on veut que le client s’engouffre : de la page d’accueil à l’enregistrement à la mise d’un produit dans le panier au checkout, par ex.
Et à chaque étape, un “taux de conversion”. Combien de personnes, ayant créé un panier, font bien le checkout. Et quel est le taux de “déchets”, i.e. les paniers qui ne sont jamais transformés en achats. Une campagne de marketing ciblée sur ces usagers peut-elle permettre de récupérer leur panier? Avec quel pourcentage de réussite? A quel coût? Dans le jargon : quel est le “coût d’acquisition” (ou, ici, de “rattrapage”) du client?
Rendre l’enregistrement de l’usager difficile, voir impossible sans achat, comme c’est le cas ici, c’est une telle énormité du point de vue d’un site de e-commerce… Si on fait du ecommerce on ne peut pas laisser passer un truc aussi important.
On peut avoir de la sympathie pour le projet dans son principe, ça n’enlève rien au problème : ils font un site de e-commerce, et à ce stade au moins, il n’est pas bon.
Cette rencontre que tu avais organisée à La Roche sur Yon sur “les nouvelles recommandations”, c’était déjà il y a trois ans… Le paysage a bien changé depuis, mais les approches partagées ce jour-là demeurent pertinentes.
Je partage ton point de vue sur la nécessité pour de nombreux acteurs de réinventer leur métier, et non de chercher à le transposer exactement dans l’univers du web. Ce que j’observe, c’est une tension croissante entre les projets des “pure players”, et l’arrivée des acteurs traditionnels sommés de migrer une partie de leur activité en ligne. C’est au point de jonction entre ces deux types d’acteurs qu’il est le plus intéressant d’observer le mouvement. Rapport de forces, bien sûr, mais parfois aussi échanges, mutuel enrichissement, infléchissement de certains dogmes, surprises. Tout ceci ne peut s’apercevoir si on se contente de se gausser des efforts des uns et d’attaquer la voracité des autres… ce que tu ne fais pas, préférant apporter des éléments d’analyse et de réflexion très utiles et intéressants.
Quel condescendance dans les commentaires (mais pas dans le billet justement bien écrit) !!! 500.000 euros de subventions, des mois et des mois de retard pour une mise en ligne, et soit disant des professionnels derrière ce site, des années de préparation et à peine mis en ligne, déjà le site est dépassé par la concurrence. Ne vous étonnez pas si des gens comme Google, Amazon et Apple ont pris le dessus depuis prêts d’une décennie sur la distribution des produits culturels dématérialisés. Certes, c’est bel et bien l’appat du gain qui les motive mais quelle saine motivation, après tout, dans le mesure où elle profite aux consommateurs. Apparemment “l’expérience utilisateur” n’était pas la préoccupation des concepteurs de 1001libraires. Non, la préoccupation, c’est de maintenir les libraires à flot qui brillent depuis des années dans une inertie consternante. Moi, ma préoccupation, c’est de rendre des textes numériques accessibles au plus grand nombre, et surtout de faire en sorte qu’ils arrivent rapidement entre les mains des lecteurs/consommateurs et d’éviter que cette diffusion soit freinée par des intermédiaires complètement dépassés dans ce qui est pourtant leur mission principale: la médiation sur le Web,
@jean-francois Il n’y a aucune condescendance dans mon commentaire, et quelques inexactitudes dans le vôtre.
Comment pouvez-vous dire que la mission principale des libraires, dans un pays où le marché du livre numérique atteint à peine 1% du marché global du livre, est la médiation sur le web ? La médiation sur le web est importante, et va le devenir de plus en plus pour les libraires, mais cela n’a aucun sens d’écrire qu’elle est leur mission principale aujourd’hui.
Et affirmer que “peu importe ce qui motive tel ou tel acteur, du moment que cela profite au consommateur” me semble un peu court également. Dans quel monde voulons-nous vivre ? Voulons-nous que l’offre culturelle soit déterminée par deux ou trois acteurs au prétexte qu’ils sont meilleurs développeurs que les autres ? Voulons-nous nous faire dicter nos comportements et nos choix par ces acteurs simplement parce qu’ils savent faire baisser les prix, charger plus rapidement une page web, et nous informer que ceux qui ont acheté X ont aussi acheté Y ? Si vous souhaitez savoir comment Amazon traite les petits éditeurs indépendants, vous pouvez lire ce billet : http://www.guardian.co.uk/books/booksblog/2011/apr/07/amazon-profits-small-publisher-losses
J’admire les performances technologiques et la capacité d’innovation en matière d’ergonomie d’Amazon, tout comme vous. Mais cela ne me conduit pas à admirer naïvement l’ensemble des pratiques de cet acteur. L’industrie du livre est la première des industries culturelles en valeur, et tout est bon ou presque pour capturer ce marché. Vous l’avez remarqué : Amazon ne baisse pas les prix pour nous faire plaisir, Amazon achète des parts de marché pour assoir sa domination sur celui-ci. C’est bien différent.
C’est formidable que de nouveaux acteurs comme vous investissent le champ de l’édition, et proposent des offres 100% numériques. Mais ce serait encore mieux s’ils étaient curieux de connaitre et de comprendre avant de les juger les professionnels qui font un métier proche du leur, bien que sous une forme différente, et sans les mépriser simplement parce qu’ils font ce métier depuis plus longtemps et d’une manière différente. A quoi ce mépris sert-il ? Que fait-il avancer ? Quel besoin de trouver des adversaires, quand il y a tant à apprendre les uns des autres ?
Oui oui Virginie. La part de livres vendus sur le Net n’est que de 10 %. Mais la part des librairies spécialisées n’est que de 18 % ! La médiation sur le web (et la vague du livre numérique n’a pas commencé chez nous) est donc comparativement assez forte !
http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/chiffres-cles2011/11-livres-2011.pdf
“Passer du service du livre au livre-service”. (tiens pour le coup je m’aperçois que je n’avais jamais mis en ligne cet article, ce sera chose faite sur ce blog dès demain 🙂 ”
C’est quand demain … j’ai hâte de lire cette contribution 😉
Bravo Virginie. D’accord avec toi sur tout. Témoignages aussi du Québec qui nous envie notre librairie/édition indépendante. “Maintenir les libraires à flot qui brillent depuis des années dans une inertie consternante”. Est-ce la bonne façon de “comprendre” le livre numérique? 🙂
1001 Libraires : Trop tard, et trop tôt
Le site visant à donner une visibilité en ligne aux librairies indépendantes 1001 Libraires a ouvert il y a quelques jours. Ma première impression est que ce site arrive trop tard, alors que la concurrence est bien installée et aussi qu’il arrive trop…