Pour archivage personnel, je reproduis ici la tribune parue le 13 avril 2012 sur le site du Monde.fr.
Ils sont nés en 1996. Ils ont aujourd'hui 16 ans. L'ensemble de leur scolarité s'est faite dans l'ombre et la lumière du numérique. A leur naissance, le web est âgé d'à peine 7 ans. John Perry Barlow rédige et publie la "déclaration d'indépendance du cyberespace", un texte qui reste emblématique de l'idéologie des "pionniers" et qui fut structurant pour toute une génération de primo-internautes. On peut notamment y lire ceci :
"Nous sommes en train de créer un monde où chacun, où qu'il soit, peut exprimer ses convictions, aussi singulières qu'elles puissent être, sans craindre d'être réduit au silence ou contraint de se conformer à une norme. Vos notions juridiques de propriété, d'expression, d'identité, de mouvement et de circonstance ne s'appliquent pas à nous. Elles sont fondées sur la matière, et il n'y a pas de matière ici."
16 ans plus tard, pour ces natifs du numérique, il ne reste plus rien de cette déclaration d'indépendance. Bien au contraire la plus grande partie du cyberespace est un monde fermé, propriété, contrôlé par le marketing, régi par un carcan de normes arbitraires, de lois liberticides et de technologies "privatives". Un monde hyperterritorialisé sous le contrôle de quelques multinationales. Apple, Facebook et Google décident seuls et en fonction de leurs seuls critères ce qui est publiable et ce qui ne l'est pas, invoquant le plus souvent le motif de "nudité" ou de "pornographie", et l'appliquant, par exemple, à la fermeture du compte d'un internbaute ayant osé choisir "l'origine du monde" de Courbet comme photo de profil. Les mêmes refusent aux internautes la possibilité de s'inscrire sous un pseudonyme mais, par le jeu d'un régime d'exception, "tolèrent" que Salman Rushdie reste inscrit sous son nom de plume après avoir dans un premier temps fermé son compte. La formidable chambre d'écho que Facebook ou Twitter constituèrent à l'occasion du soulèvement des peuples du "printemps arabe" ne doit pas faire oublier la systématisation de politiques qui, pour ces mêmes sites, vont du filtrage à la censure technique, amenant un collectif de chercheurs de l'université d'Harvard à parler de l'entrée, depuis les années 2010, dans une "4ème phase de contrôle du cyberespace".
Combien de collégiens, de lycéens et d'étudiants, combien de ceux qui sont nés en 1996 sont-ils au courant de cette Histoire, de ces pratiques, de cette évolution ? Combien d'entre eux connaissent-ils le fonctionnement – même schématique – des algorithmes qui, dans Facebook ou dans Google, leurs proposent aujourd'hui des réponses avant même qu'ils n'aient formulé leurs questions ? Combien d'entre eux peuvent-ils expliquer pourquoi cette vidéo apparaît toujours classée première sur YouTube ? Combien d'entre eux sont-ils capables de comprendre ce qu'est un DRM lorsqu'ils achètent un livre numérique ? Et combien d'entre eux savent-ils qu'il existe des alternatives moins contraintes et tout aussi respectueuses du droit d'auteur, au travers de formats interopérables ? Combien d'entre eux sont-ils conscients, en s'inscrivant sur Facebook dès l'âge de 13 ans, que commence alors un long processus d'entrée en documentation de soi, qui ne cessera probablement même pas avec leur décès ? Combien d'entre eux sont aujourd'hui capables de faire la distinction entre la simple rediffusion de contenus déjà plébiscités par d'autres et ce qui relève du partage authentique, c'est à dire d'une appropriation et d'une rediffusion choisie ?
En revanche, tous ont généreusement été exposés au discours stigmatisant et stérilisateur de la "recrudescence du plagiat", de la "mort des autorités et des encyclopédies de référence", et autres billevesées qui rappellent le discours des fabriquants de chandelle réclamant l'interdiction de la lumière du soleil. Mais combien d'entre eux ont-ils déjà participé, sous la conduite d'un enseignant, à l'amélioration de l'encyclopédie Wikipédia, à la compréhension des mécanismes de production et de régulation de cet outil dont même ses plus farouches détracteurs sont aujourd'hui incapables de se passer ?
Face à cet ensemble de bouleversements, l'école, le collège, le lycée et l'université doivent être les garants d'une citoyenneté numérique et dépasser l'ère de la didactique des légos, celle d'une unique approche "par compétence" comme le propose le B2i et autres "certificats informatiques et internet". On n'apprend pas la citoyenneté numérique comme on apprend le code de la route. A tout le moins, l'obtention dudit code de la route ne saurait se dispenser de cours de … conduite accompagnée.
Former à Facebook, à Google, à Twitter est certes encore utile mais lorsque ces outils disparaîtront ou seront remplacés par d'autres, à quoi cela aura-t-il servi ? Il existe pourtant une solution simple : il faut enseigner la publication. De sa naissance jusqu'à sa mort, le web fut et demeurera un média de la publication.
Enseigner l'activité de publication et en faire le pivot de l'apprentissage de l'ensemble des savoirs et des connaissances. Avec la même importance et le même soin que l'on prend, dès le cours préparatoire, à enseigner la lecture et l'écriture. Apprendre à renseigner et à documenter l’activité de publication dans son contexte, dans différents environnements. Comprendre enfin que l'impossibilité de maîtriser un "savoir publier", sera demain un obstacle et une inégalité aussi clivante que l'est aujourd'hui celle de la non-maîtrise de la lecture et de l'écriture, un nouvel analphabétisme numérique hélas déjà observable. Cet enjeu est essentiel pour que chaque individu puisse trouver sa place dans le monde mouvant du numérique, mais il concerne également notre devenir collectif, car comme le rappelait Bernard Stiegler : "la démocratie est toujours liée à un processus de publication – c’est à dire de rendu public – qui rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique."
Olivier Ertzscheid. "Et si on enseignant vraiment le numérique ?" in Le Monde.fr. 13 Avril 2012. http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/03/et-si-on-enseignait-vraiment-le-numerique_1679218_3232.html