Le web : en lettres capital (suite et fin provisoire)

Retravaillé ce week-end sur le billet de vendredi : « Le web en lettres capital : pour une théorie marxiste du document 😉« . Avant de lire ce qui suit, merci d’aller prendre connaissance de ce qui précède.

Le résultat est un tableau qui vise à rendre plus synthétique l’évolution décrite. L’intérêt de ce tableau (dont vous serez juge) est de permettre de rendre compte de l’évolution conjointe de 3 dimensions du web habituellement dissociées dans l’analyse :

  1. celle du document lui-même (ce qui fait document, la manière dont il est constitué et la matière qui le constitue, l’ordre documentaire qui le sous-tend)
  2. celle des comportements de navigation et d’interaction (la ou les logiques dont procède la navigation)
  3. celle de l’économie (économie « triviale » des acteurs en présence, mais également économie globale des biens informationnels)

C’est parti 🙂

(si l’image est trop petite pour tes petits yeux, ben tu cliques dessus)

Diapositive1

Juste une remarque pour anticiper une critique (et espérant qu’il y en aura que je n’aurai pas anticipé ;-). Le tableau peut-être lu de manière chronologique en ce sens qu’il rend compte d’une diachronie : pour autant les mouvements dont il s’efforce de rendre compte n’ont pas de linéarité réelle et les effets de chevauchement sont nombreux. Ainsi on pourra à raison m’objecter que Yahoo! et Google sont postérieurs à Wikipédia qui les précède pourtant sur la ligne « Sites emblématiques ». Je maintiens pourtant cette chronologie pour la raison évoquée dans la phrase précédente (effets de chevauchement) mais également parce que ces 3 sites là s’inscrivent dans la cohérence historique du « moment » du World Wide Web (dernière ligne).

De la même manière, la ligne concernant les différentes « logiques » à l’oeuvre n’est qu’une photographie de ce qui me semble être la caractéristique la plus saillante du moment choisi. Mais il est évident que la logique de Wikipédia et de l’intelligence collective n’est pas que celle de la « contribution » mais aussi celle de « l’édition », que « l’industrialisation de l’intime » n’a pas commencé avec Facebook (mais avec l’essor des plateformes de blogs), et ainsi de suite.

Vers une mimesis de la rareté.

Une remarque encore sur la ligne « économie » : les moments du « maoïsme » puis du « libéralisme » numérique, ceux de « l’intelligence collective » puis de « l’économie de la contribution » ont permis de sortir d’une économie de la rareté pour entrer dans une économie de l’abondance. Il me semble que nous sortons aujourd’hui de cette économie de l’abondance (qui culmine au moment du capitalisme cognitif et linguistique) pour amorcer, avec le néo-libéralisme linguistique, une période de raréfaction caractérisée par les analyses d’Eli Pariser (entre autres) sur nos « filter bubbles » (plus il y a de choix, moins nous avons le choix). L’époque qui vient se caractérise déjà par une nouvelle économie de la rareté : non que les biens informationnels se raréfient (ils n’ont jamais été aussi nombreux) mais parce que les sites qui les organisent et qui en disposent nous proposent une mimesis de la rareté : de la même manière que l’ordre documentaire des bibliothèques organise la rareté en retenant, en choisissant puis en proposant les documents qui semblent les plus caractéristiques (d’une époque, d’un courant, d’une société, d’une culture, etc.), l’ordre documentaire de l’Apple Store organise l’abondance dans une logique de rareté, c’est à dire qu’il vise de la même manière à proposer systématiquement les mêmes documents (applications, morceaux de musique, etc.), a la différence près que les processus et les raisons du choix ne sont évidemment pas les mêmes. En d’autres termes, cette mimesis de la rareté atteste que nous ressentirions le même sentiment de frustration entretenue devant une bibliothèque qui contiendrait tous les livres (comment les lire tous ?) et devant une bibliothèque qui n’en contiendrait qu’un seul (pourquoi ne lire que celui-là ?). Là où la rareté s’imposait à l’ordre documentaire (et économique) des bibliothèques, il s’agit aujourd’hui de re-fabriquer de rareté en raisonnant sur des logiques attentionnelles que l’on sait organiquement, mécaniquement incapables de gérer l’abondance. D’où, selon que l’on se veut optimiste ou pessimiste, le risque encouru par l’ensemble des métiers de la prescription (librairies, bibliothèques, etc.) de se voir ainsi grignoter leur coeur de métier et leur raison d’être, un risque qui constitue également leur plus grande chance de survie pourvu qu’ils soient capables d’intégrer et « d’opérer » les nouvelles modalités de cette « rareté de confort ». 

Les industries de la contrainte.

Une remarque (encore) sur la dernière colonne du tableau. Les « industries de la contrainte » rendent compte de la systématisation de ce qui relevait jusqu’ici de logiques et d’approches « boutiquières ». Des boutiques qui, grâce aux vertus (et aux vices) du Cloud Computing d’une part et à la massification des accès qu’elles agglutinent d’autre part, se transforment en autant de « grandes surfaces » multimodales favorisant un accès par des stratégies de percolation supposément affinitaires (le « genius » de l’Apple Store et le « feeling lucky » de Google relevant de la même mascarade) mais en fait trivialement commerciales, la part réelle de l’affinitaire ou de la recommandation par les pairs étant du régime de l’exception mais suffisant à légitimer l’approche d’ensemble en fournissant l’alpha et l’oméga d’un argumentaire marketing aussi « bienveillant » que lénifiant.

C’est quoi ces points rouges ?

J’ai placé sur une version 2 de ce tableau quelques petits points rouges aux emplacements qui me semblaient marquer des logiques disruptives, un bouleversement profond, non-linéaire ou un changement complet de paradigme.

Diapositive2

Comme vous le voyez, ces points « disruptifs » ne se situent pas tous sur la même ligne, et/mais ils permettent d’opérer une seconde lecture du tableau en fonction de la colonne sur laquelle ils se situent. Schématiquement, 4 « temps » disruptifs qui concernent les 3 dimensions du web évoquées au tout début de ce billet :

  • Pour les comportements de navigation. C’est celui qui intervient diachroniquement le plus tôt : l’arrivée des écritures industrielles et celles des logiques de prescription et de recommandation marque la basculement dans un capitalisme cognitif.
  • Pour le document lui-même. Là où l’ordre documentaire connaît son plus profond bouleversement c’est avec l’arrivée des logiques de navigation par souscription qui inaugurent elles-mêmes la primauté de la capture de l’attention pour rendre compte du nouvel ordre documentaire du monde (« catching ») et qui vont faire du « flux » et de « l’attention » la nouvelle monnaie-étalon en remplacement de celles du texte, de la « page web » et du « document ».
  • les deux derniers temps relèvent de la dimension économique : c’est le paradigme de la boutique tenue par la banque qui se substitue à celui du web (« Private Net »), avec comme marqueurs principaux la réaffirmation d’une logique de collection bibliomaniaque (celle des profils humains de Facebook par exemple) qui, conjuguée à des stratégies de rediffusion plutôt que de partage (« like »), prépare une phase de récession, c’est à dire de raréfaction, puis de rareté (cf supra).

Voilà. 🙂

4 commentaires pour “Le web : en lettres capital (suite et fin provisoire)

  1. Si ce n’est pas de la synchronicité…
    Je venais de poster le commentaire ci-dessous à propos du billet précédent et Hop…
    la réponse est livrée bien au-delà de ma demande. Mais le prochain commentaire sera pour plus tard.
    Commentaire initial:
    Bonjour Olivier,
    Excellente synthèse.
    J’avais zappé les 5 moments de l’écriture en réseau et je crois que le point 3 (écritures tertiaires) mériterait un approfondissement. Il me semble qu’en mettant en tableau la sou-scription, la de-scription et la pre-scription (qui manque dans le texte, à moins qu’il ne s’agisse de sur-scription ?) en regard des différentes lectures (humaines, machiniques, voir hybrides), on devrait couvrir la totalité du champ actuel et mieux en percevoir les lignes de tension (de ruptures ?).
    La mise en évidence de l’invasion des bots dans la recherche linguistique m’apparaît comme un des dangers qui pourrait être thématisé par la grille proposée ci-dessus. Cela devrait aussi de mieux articuler les enjeux entre données-métadonnées-documents. Mon hypothèse est que se sont les gérants de métadonnées qui tiendront le couteau par le manche. La métadonnée linguistique de Google n’en étant qu’une (cruciale néanmoins) parmi d’autres (connues ou inconnues à ce jour).
    La dépossession documentaire que tu pronostique, dans le sens de la réification des démunis, ne date pas d’hier (« Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez. Car à celui qui a, on donnera; et à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il croit avoir », Evangile de Luc, 8, 18) mais ce qui est nouveau et significatif c’est qu’elle est devenue mondiale/globale ce qui en rend sa conséquence catastrophique, comme les subprimes et autres « titrisation » (un titre est un document… tient, tient…)
    Merci pour la suite.

  2. Salut Olivier,
    Pas très convaincu, pour plusieurs raisons.
    Un raisonnement trop métaphorique, fascination pour la formule. Personnellement, je ne suis vraiment pas convaincu entre autres par les expressions : capitalisme cognitif, capitalisme linguistique, stratégie de la percolation, économie de la contribution, économie de la contrainte, économie de la contrainte, industrie de l’expression, etc.
    Les mots capitalisme, stratégie, économie, industrie ont un sens précis. A force de leur affubler tous les qualificatifs, on perd toute signification rigoureuse, pour simplement construire une épopée.
    Sans doute l’évolution du web est rapide, mais celle de l’économie est plus lente. Bien des étapes actuelles ne sont que des soubresauts, dont la signification ne va pas au delà de l’essai-erreur.
    Une des difficultés de l’analyse est que, pour le moment, les acteurs ne manquent pas de liquidités du fait notamment d’une croyance des marchés financiers en la possibilité de valoriser fortement à terme la récolte des données personnelles. Dès lors, une partie du web se trouve « hors économie » et fonctionne en quelque sorte toute seule, sans sanction du marché. Mais cette période aura une fin, heureuse ou malheureuse pour les uns ou les autres. Alors nous y verrons plus clair dans l’économie réelle du web.

  3. Salut Jean-Michel,
    en fait l’argumentaire (et l’explicitation des termes choisis) est dans le billet précédent : http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/03/le-web-en-lettres-capital.html
    Ceci étant tu as le droit de ne pas être convaincu 🙂
    Mais sur tes objections :
    – je ne crois pas (ou ne voie pas en quoi) que le sens des mots « capitalisme, libéralisme, industrie, etc. » soit dévoyé.
    – sur le raisonnement « métaphorique », je plaide coupable. Une vieille habitude depuis ma thèse 😉 Ceci étant, les métaphores ne sont là qu’en contrepoint illustratif. Le reste de l’analyse se veut plus pragmatique.
    – OK sur les « étapes actuelles qui ne sont que des soubresauts ». Mais est-ce là une raison suffisante pour ne pas essayer d’y déceler une logique, une évolution ?
    – sur les différentes expressions, certaines sont en effet encore très peu documentées (les liens figurent dans le billet précédent) ou uniquement « métaphoriques » (stratégie de la percolation, économie de la contrainte, industrie de l’expression), mais d’autres sont en revanche – il me semble en tout cas – parfaitement documentées (« capitalisme cognitif » : numéro spécial de revue Multitudes entre autres, « capitalisme linguistique » : travaux de F. Kaplan, économie de la contribution : travaux de stiegler et Ars Industrialis notamment). Elles me semblent donc opératoires et pouvant être mobilisées pour une analyse.

  4. reSalut Olivier,
    Oui je connais les textes auxquels tu fais allusion… qui pour moi relèvent plus du discours rhétorique que d’une véritable analyse économique sérieuse. Le fait que ces expressions passent dans la vulgate des discours sur le web n’en fait pas pour autant des concepts.
    La logique du soubresaut est nécessairement cahotique. Peut-on y repérer lucidement une évolution ? Peut-être, mais j’ai quelques doutes.

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