Le web : en lettres capital

Non. Il n'y a pas de fautes d'orthographe dans le titre de ce billet. C'est bien du "capital-isme" dont il sera question. D'une rapide histoire des modèles économiques qui structurent l'écriture sur le réseau.

Ce billet s'inspirera principalement de deux analyses antérieures :

Pour rappel, les 5 moments de l'écriture en réseau sont les suivants (après le temps "zéro" ou big bang du code informatique) :

  1. écriture "primaire" hypertexte dont l'activité centrale est le lien, dont la dynamique est avant tout topologique et dont le régime est celui de l'autorité, c'est à dire que nous en sommes, collectivement les auteurs.
  2. écritures "secondaires" industrielles elles-mêmes issues des "lectures industrielles", dont l'activité centrale est celle de l'indexation, dont la dynamique est avant tout algorithmique et dont le régime est celui de l'indexabilité : nous n'en sommes plus que les co-scripteurs.
  3. écritures "tertiaires" de la souscription et de l'agrégation dont l'activité centrale est celle de la souscription, dont la dynamique est essentiellement temporelle, sur un rythme ternaire : diachronie, synchronie, a-synchronie. Et dont le régime est celui de l'autoritativité (dont nous sommes tantôt les sou-scripteurs tantôt les dé-scripteurs (l'homme étant un document comme les autres, il est également son premier "descripteur").
  4. Les écritures figuratives qui sont des écritures attentionnelles recentrées, des écritures de soi qui peuvent à tout moment céder à la tentation de devenir des écritures de la délation ou de la dilation. 
  5. des écritures applicatives qui sont des écritures littéralement dépareillées, dés-appareillées, emblématiques du web "pousse-bouton". Des écritures dont l'activité centrale est une activité documentaire de thesaurisation, dont la dynamique est essentiellement accumulative, et dont le régime est de nature discrétionnaire et concentrationnaire.

De son côté, Frédéric Kaplan montre admirablement comment la double algorithmie de Google (PageRank et Adwords) a "libéralisé le marché linguistique" et "a réussi à étendre le domaine du capitalisme à la langue elle-même", ouvrant "un nouveau champ de la bataille économique". Concluant que "nous quittons une économie de l'attention pour entrer dans une économie de l'expression" et d'en déduire une série de postulats et de principes :

  • "toute prothèse linguistique peut être utilisée par un "bot" plutôt qu'un humain"
  • "les acteurs du capitalisme linguistique doivent modéliser la langue le plus parfaitement possible. C'est leur capital."
  • "les textes sont optimisés pour l'univers linguistique qu'ils investissent"
  • "dès que le nombre d'actions décidées par les algorithmes devient significatif par rapport aux actions humaines, les systèmes culturels changent profondément."
  • "comme en finance, les algorithmes sont sans doute meilleurs que les hommes pour produire des stratégies optimales dans le milieu économique du capitalisme linguistique" (souvenez-vous de mon récent billet sur le "High Frequency Documenting", inspiré du "high fréquency trading")

1. Maoïsme numérique.

Le premier modèle économique du web ressemble à celui d'un "maoïsme numérique", lui-même forme de "collectivisme en ligne" pour reprendre l'expression de Jaron Lanier (également critiquée ici). L'idéologie de ce collectivisme est très proche de la "doctrine" de la "sagesse des foules" et Lanier écrit encore : 

"And that is part of the larger pattern of the appeal of a new online collectivism that is nothing less than a resurgence of the idea that the collective is all-wise, that it is desirable to have influence concentrated in a bottleneck that can channel the collective with the most verity and force. This is different from representative democracy, or meritocracy."

Cette première période englobe donc, notamment, le mouvement "open source" ou bien la grande oeuvre que constitue Wikipédia, même si la critique de Lanier permet de montrer qu'il est en fait plus proche d'une forme de "libéralisme" primaire (mettant la reconnaissance et la liberté de l'individu au centre) plutôt que celle d'un collectivisme réel (ou l'individu s'anonymiserait, s'effacerait au sein du collectif).

2. Libéralisme numérique.

Se met alors progressivement en place, depuis les débuts du web, un "libéralisme" numérique reposant sur la possibilité pour chacun de publier et d'éditer ce qu'il veut. C'est le temps premier des écritures hypertextes, d'une économie du don qui s'effacera progressivement devant une économie de la contribution (Stiegler), économie dans laquelle l'ordre documentaire du monde est régi par les premiers annuaires (Yahoo!), c'est à dire par la mise en place d'une logique de "watching", d'une vue sur le monde.

Et puis, en 1998, arrive un certain Google.

3. Naissance du capitalisme cognitif.

Avec Google et son algorithme Pagerank naissent les "lectures industrielles" (Alain Giffard) et avec elle le pendant marchand du "cybercortex" et des "intelligences collectives" imaginées par Pierre Lévy, à savoir une forme de capitalisme cognitif dans le sens où l'agencement documentaire des oeuvres de l'esprit (les textes produits) deviennent le capital d'un gigantesque thesaurus (au sens d'accumulation, de "trésor") en construction permanente : l'index de Google.

Et puis le 23 Octobre 2000, Google lance l'outil Adwords. Ce sont alors non plus uniquement les lectures (effectuées par les machines) qui s'industrialisent, mais également les écritures qui deviennent industrielles. L'ordre documentaire du monde devient régi par les moteurs qui proposent une logique de Matching correspondant à la centralisation du croisement des externalités documentaires présentes. Avec Adwords naissent les industries de la recommandation, les moteurs deviennent des prescripteurs au service de (leurs propres) régies publicitaires.

L'émergence de ces industries de la recommandation correspond au basculement documentaire d'une économie de la rareté (des biens informationnels) à une économie de l'abondance, dans laquelle le paradigme structurant est alors celui d'une économie de l'attention, accompagné d'une nouvelle et immédiate bascule de l'ordre documentaire contraignant ses "gardiens" à mettre en place une logique de l'ordre du catching, de la "capture" de l'attention, nécessaire pour que tournent à plein régime les systèmes de recommandation.

4. Post-capitalisme linguistique.

Cette montée en puissance d'une logique de marché capitaliste régie par un oligopole à franges (à l'époque Google, Microsoft et Yahoo!) entraîne, par effet pendulaire, une contre idéologie de l'exacerbation du partage et du libre-échangisme non-marchand. C'est notamment l'époque (de 1995 à 2005 avec une activité particulièrement dense à la charnière des années 2000) à laquelle se structure la notion de "bien commun" (voir l'historique et la recontextualisation qu'en propose Alain Giffard). Contre idéologie qui exacerbe à son tour les caricatures pouvant en être faite, comme l'illustre notamment le débat autour du retour d'un "communisme informationnel" ou bien encore celui autour de la transfiguration des anciennes "masse laborieuses" en un nouveau "cognitariat".

Commence alors l'effacement de la production (au sens éditorial et discursif sur le web) au profit de l'agrégation des flux (documentaires) et l'entrée dans le 3ème temps des écritures de la souscription (fils RSS, essor et systématisation de portails d'agrégation et des logiques de documents "embedded", déconstruction achevée et parachevée de l'unité de référence de l'ancien monde, de sa "monnaie unique", à savoir la page web). L'ordre documentaire du monde est une nouvelle fois transformé avec la part faite aux métriques de la vitesse (world live web) qui permettent l'émergence d'autorités aussi volatiles que fluctuantes, préparant en cela l'étape suivante, celle de la spéculation pure, faussement présentée comme contingente à toute tentative de mise en ordre du web.

Mais il faudra pour cela une étape intermédiaire supplémentaire.

5. Néo-libéralisme linguistique.

Cette étape est celle du 4ème temps des écritures figuratives, qui, notamment avec l'émergence des réseaux sociaux (Facebook en tête) vont permettre de capitaliser non plus seulement sur les régimes documentaires (les documents, les mots-clés), mais sur les régimes d'énonciation eux-mêmes ainsi que sur l'individuation qui est derrière (c'est à dire sur l'individu lui-même en tant – au mieux – que "ressource" ou – au pire – en tant que "produit"). Conjuguée à une industrialisation de l'intime ou de ce qui paraît tel, s'effectue alors à mon sens ce que Frédéric Kaplan désigne comme le passage d'une économie de l'attention à une économie de l'expression.

Le système est désormais bouclé, cohérent, stable et peut tourner à plein régime pour produire non pas une nouvelle richesse linguistique mais bien un enrichissement linguistique. Les documentations (de soi, des autres et du monde) produites par le cognitariat sont concentrées sur différents marchés/territoires**, et les flux de capitaux s'échangent entre réseaux sociaux et moteurs (via l'indexation des profils, la prescription de documents ou de produits) sur des places de marché dont les cours sont directement indexés sur le Dow Jones de la popularité ou le Nikkéi de la viralité.

** ces marchés/territoires sont au nombre de trois : le territoire de la qualification tout d'abord, avec nos mémoires littéralement "documentaires" (textes, statuts, articles, photos, vidéos, tags), le territoire de la socialisation ensuite (avec nos mémoires affectives, personnelles et sociales, mes amis, mes amours, mes emmerdes), et enfin de celui du marketing (avec nos mémoires "actionnables", intentionnelles : sorties au cinéma, restaurant, achats, déplacements, etc.)

6. La crise des subprimes.

Parvenu à son plus haut degré d'achèvement et ayant exploité au mieux les actuelles situations de rente, de monopole, les IPO (introductions en bourse) succédant aux OPA (offres publiques d'achat dont celui de YouTube par Google reste à ce jour le meilleur exemple), ce néo-libéralisme linguistique va chercher à augmenter encore ses marges en introduisant une couche supplémentaire de dérégulation documentaire. Une dérégulation qui s'appuiera sur les écritures applicatives, c'est à dire sur la dévalorisation, sur l'affaiblissement (dans une logique de dépossession) des documentations liées au "travail", qu'il s'agisse du "travail" d'écriture et de publication ("Sur les 30 meilleurs éditeurs de Wikipédia, les 2/3 sont des bots" – Frédéric Kaplan encore), ou de celui de "lecture" (50% du "traffic" (les visites sur tel ou tel site) sur le web provient non pas de "lecteurs" ou d'internautes en chair et en os, mais de programmes informatiques, principalement les "crawlers" (robots indexeurs) des moteurs de recherche).

La banque du cloud.

Une dérégulation qui s'appuiera, disais-je, sur la dévalorisation, sur l'affaiblissement des documentations liées au "travail", au profit des documentations liées au capital (c'est à dire les documentations directement issues des régies publicitaires structurant le capitalisme linguistique), le stockage dans le nuage (cloud computing) de ces "valeurs" faisant office de banque : gérant le stock et assurant la (dé)régulation du flux.

Nous sommes aujourd'hui au coeur de l'amorçage de ce dernier temps, celui des écritures applicatives mises en oeuvre par les industries de la contrainte (voir l'analyse du livre de Frédéric Gaillard), contraintes qui s'expriment tant au niveau du matériel, du hardware (terminaux et formats propriétaires) qu'à celui du design (web applicatif, interfaces "pousse-bouton"). Dominés en amont et en aval par l'omniprésence des algorithmes et autres "bots" au coeur des processus de lectures et d'écritures industrielles, nous sommes également exposés à une crise profonde de l'ordre documentaire du monde, désormais régi par une logique de "Trading" : l'activité documentaire devient un pur exercice spéculatif contrôlé par des acteurs uniquement soucieux d'enrichir un portefeuille d'actions tenu par les régies publicitaires qu'ils mettent en place. A leur service une documentation haute fréquence (High Frequency Documenting) qui à l'instar du "High frequency Trading" dont elle est métaphoriquement issue, repose sur la mainmise d'une gestion des flux (documentaires et non plus boursiers), sans aucune intervention humaine, sous la conduite exclusive d'algorithmes, dans des temporalités de l'ordre de la milliseconde et … dans une opacité totale.

L'avenir le dira.

Si l'histoire se vérifie et se confirme, se produira très bientôt la crise annoncée des sub-primes documentaires. Cette crise laissera les plus pauvres d'entre nous (= ceux qui diposent, quantitativement et/ou qualitativement, d'un très faible capital documentaire) dans le plus total dénuement ; elle les remettra à la merci et à la disposition, c'est à dire à la force de prescription contrainte, de ceux-là même qui les ont mis dans cette situation de surendettement (documentaire) en les gratifiant de ressources (documentaires toujours) qu'ils n'ont jamais réellement réussi à posséder mais pour lesquelles ils ont dû accepter de payer le prix fort (en terme d'engagement et d'exposition de sa vie privée et de soumission aux prescriptions marchandes).

A l'issue de cette crise, viendra prochainement le temps où un homme nous proposera de "moraliser le capitalisme linguistique" au rythme du slogan "la Langue forte". Il y a de fortes chances qu'il soit issu des mêmes firmes qui lui ont donné naissance et lui ont permis de prospérer. Méfions-nous 😉 Mais dans l'ordre documentaire du monde il faudra que cette indispensable moralisation trouve des modèles et des voies différentes de celles déjà épuisées ou vaines de la Banque Centrale Européenne (Europeana) ou du FMI (ICANN). Celle d'une re-nationalisationdocumentarisation orchestrée par les banques de prêt (bibliothèques) semble être, en l'état, la plus porteuse de sens. En tout état de cause :

"Une étape supplémentaire s'ouvre donc dans l'industrie de la lecture (…) et dans la construction d'un "sens commun" à partir des multiples documents disponibles. Il faut entendre ici sens commun dans toutes ses acceptions et il faudrait des études plus sérieuses que celles que j'ai consultées jusqu'ici à propos des conséquences de cette évolution globale du "lu" sur notre rapport au savoir, sur "comment les hommes comprennent le monde ?". Est-il raisonnable de laisser la réponse à cette question aux aléas de la stratégie d'une firme commerciale ?" Jean Michel Salaun.

Voilà. Merci de votre lecture et à vos commentaires pour ce billet qui aurait aussi bien pu s'appeler "Pour une théorie marxiste du document" 😉

4 commentaires pour “Le web : en lettres capital

  1. Article passionnant et très juste ; cependant l’analogie s’essouffle un peu sur la fin je trouve. À quoi ressembleraient concrètement la crise des sub primes documentaires ? Peut être à la mise en place d’un web à 2 vitesses, en fonction de l’adhésion à des programmes payants ou du cantonnement à un “freemium” boursouflé de pub, où l’information devrait être fournie à tout prix, comme condition essentielle du contrat ?

  2. Bravo et merci, Olivier, pour cet article qui structure fortement notre compréhension des évolutions de l’ordre documentaire.
    Au sujet de “la re-documentarisation” que tu évoques à la fin de ton papier, je pense qu’il faut l’envisager plus largement comme une entreprise de réappropriation mémorielle des données. Si les “banques de prêt (bibliothèques)” ont bien sûr un rôle moteur à jouer dans cette réappropriation, il faut y associer tous les moyens, techniques, économiques, politiques de désynchroniser le flux et d’organiser des accès différés – que ce soit à nos données personnelles ou aux documents relevant du bien commun. Entreprise qu’on peut aussi lire comme une recapitalisation issue du travail…

  3. Nos langues à lheure du capitalisme linguistique

    Que transforme Google en analysant nos requêtes ? En intervenant directement sur nos mots, sur nos phrases et donc sur notre pensée ? A lheure du capitalisme cognitif cest-à-dire, si lon suit Yann Moulier-Boutang dans son l…

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