Last Document On Earth.

La migration de l'ensemble de nos données vers le Cloud avance inexorablement. Le "poids" de mes données stockées uniquement en ligne a dépassé depuis longtemps celui de mes données stockées localement. Lequel stockage local ressemble d'ailleurs chaque jour davantage à une gageure, du fait de la multiplication des terminaux résidents/dant au sein du foyer : ordinateur fixe, ordinateurs portables, smartphones, tablettes, liseuses, consoles de jeu. Quoi stocker où et pour quel usage ?

1 addition + 1 multiplication = 1 division.

Si notre disque dur n'a pas encore disparu, il a connu une mue paradoxale. L'augmentation constante des capacités de stockage d'un dispositif dédié, ajoutée à la multiplication des dispositifs dans chaque foyer et/ou pour chaque usage, a presque paradoxalement abouti à une division, à une partition qui épuise et rend inexploitables lesdites capacités locales de stockage. Il est en effet cognitivement coûteux et pratiquement long de copier sans cesse d'un dispositif résident à un autre tel ou tel contenu en fonction de tel ou tel usage. Il est apparu plus simple – savoir qui y a intérêt est un autre sujet – il est apparu plus simple de déposer ledit document en un point unique et d'y ouvrir un accès chaque fois que nécessaire, indépendamment d'un dispositif dédié (voilà pour la théorie, la pratique s'avère plus complexe et plus retorse …). Ce coût cognitif nul de l'accès en ligne suffit pour l'instant à légitimer pour chacun d'entre nous cet usage. C'est pourtant ce même coût nul pour tous qui est en train de faire la fortune de quelques-uns. Car le prix à payer est aussi transparent qu'incommensurable : il est la fortune bâtie par les géants du net sur cette économie de l'attention, il est le cash du capitalisme linguistique.

Fenêtre sur nuages.

Ce mouvement déjà largement entamé risque de connaître une accélération considérable avec le récent virage de la suite Office de Microsoft, qui, quasi-monopole oblige, équipe l'immense majorité des ordinateurs personnels sur la planète. Une dépêche AFP en date du 29 Janvier nous apprend sans surprise que :

"Le groupe informatique américain Microsoft a
commencé mardi à laisser les internautes s'abonner à une version
dématérialisée de sa populaire suite de logiciels Office, afin de
l'utiliser sur la toile plutôt que de l'acheter sur un CD" (…) "vous aurez des mises à
jours plus fréquentes, les dernières fonctionnalités et que ça
fonctionne sur cinq appareils au lieu d'un seul" (…) Les abonnés pourront conserver jusqu'à 27 gigaoctets de documents sur l'espace de stockage en ligne de Microsoft, SkyDrive (…)"

Quand le dernier utilisateur de la dernière version résidente de la suite office de Microsoft enregistrera son dernier document sur son dernier disque dur, alors une nouvelle ère documentaire s'ouvrira. C'est la totalité de notre rapport au monde qui sera bouleversé comme rarement dans son histoire. Oh certes pas de ces bouleversements tonitruants. Mais dans notre rapport au monde, l'ordre documentaire est un régulateur puissant. Certificat de naissance, de décès, actes de mariage, et bien sûr l'ensemble de nos publications, de nos données publiées, publiables. Il est également un formidable fixateur symbolique. Demandez donc aux "sans-papiers". Demandez donc aux pro comme aux anti mariage pour tous quelle est la puissance symbolique d'un simple "document". Demandez donc à Facebook ce qu'il en pense. Demandez-vous ce qu'il arrive quand on applique aux hommes des traitements (recherche, indexation, recoupements) habituellement réservés aux documents.


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Vampirisation documentaire.

On pourra m'objecter que tout ce raisonnement tient du sophisme. Que les documents restent "sur terre", qu'ils passent "simplement" de nos disques durs aux gigantesques datacenters des entreprises du cloud, que le "cloud" est lui-même une métaphore. Qu'on me permette alors de poursuivre l'analogie avec le film "Last Man On Earth", pour indiquer que ce transfert équivaut à une vampirisation. Prenons un exemple. Phénomène connu, la vampirisation publicitaire a lieu lorsque "une vedette
employée dans un spot de publicité capte l’essentiel de
l’attention au détriment de la marque et du message. Il y a vampirisation lorsque les personnes exposées se souviennent de la
publicité et de la vedette, mais ont du mal à y associer le produit.
" (Source) La vampirisation "documentaire" rend compte de la possibilité pour un acteur externe (= une société du cloud) contrôlant l'accès à nos documents, de capter l'essentiel de l'attention au détriment du contenu du document lui-même et au bénéfice de la seule chaîne de valeur de l'entreprise hôte (en général une régie publicitaire).

Last man on Earth

Le workflow de tous les dangers.

Les questions et les enjeux sont connus.

Principalement la question de savoir qui détiendra la copie dorée de nos documents et donc de nos vies. L'original et la copie. L'original. Littéralement celui dans lequel se donne à lire l'origine. L'originalité. Ce qui fait que nos écrits sont reconnaissables entre tous, ce qui fait notre différence. Peut-on considérer que ces questions là doivent être laissées à la discrétion des serveurs de Google, de Facebook, d'Amazon ou de Microsoft ?

La question ensuite de la manière ou de la possibilité (l'impossibilité ?) de garantir l'intégrité documentaire des documents ainsi captés et stockés. Le document comme preuve.  Peut-on laisser aux même l'entièreté de la question de la charge de la preuve ? Au risque d'un nouveau renversement ?

Last Document On Earth.

Nous ignorons aujourd'hui l'identité de celui qui détiendra le dernier disque dur contenant le dernier document à n'être pas également présent dans le "cloud". Et quel sera ce document. Nous serons rapidement fixés. Nous ignorons surtout ce que sera le premier jour d'après le dernier document.

D'après vous ?

2001_monolithe

Un commentaire pour “Last Document On Earth.

  1. Article extrêmement pertinent pour moi qui m’intéresse à la prospective.
    Merci!
    Concernant la question de l’original et de la copie, Google et sa balise Rel=Author peuvent apparaître comme une solution.
    Reste le problème d’être l’auteur Vs le droit à l’exploitation des données du cloud par ces compagnies (cf. des CGU bien souvent “illisibles” pour ceux qui n’ont jamais fait de droit).

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