A l'heure des choix. Le web est à un tournant de son histoire. C'est précisément parce qu'il nous concerne (presque) tous, c'est parce qu'il nous est devenu aussi nécessaire que peuvent l'être la possession d'une voiture ou l'accès à l'eau potable, que ces choix nous concernent tous. J'ai déjà eu l'occasion d'écrire (ici par exemple) que le web entrait dans l'âge de la maturité avec ce que cela comportait de réglementations, de normalisations, de législations calquées sur la territorialité de notre monde physique. J'ai souvent souligné, rappelant les principes fondateurs énoncés par Pierre Lévy, que les logiques de déterritorialisation et de re-territorialisation constituaient une clé précieuse pour la compréhension de l'écosystème internet. J'ai également déjà tenté de représenter et d'analyser les territorialités en présence selon 3 modes différents :
Une série récente d'annonces et d'événements récents me semblent indiquer que c'est presque paradoxalement sur le front originellement anecdotique de la publicité – plus précisément de la traçabilité publicitaire de nos données personnelles – que s'opérera non pas le tournant mais le point de rupture définitif entre l'utopie pionnière et structurante "des Internets" et le pragmatisme économique des écosystèmes propriétaires de l'accès et autres jardins fermés attentionnels.
Voici pourquoi.
Z'y va ! Trace moi pas !!
D'un côté nous avons donc des acteurs majeurs de l'accès (navigateurs et fournisseurs d'accès) qui annoncent les uns après les autres (Microsoft d'abord, puis Free et l'affaire "#adgate" suivis de Chrome et désormais de Firefox) le blocage par défaut des publicités via – pour les navigateurs – l'activation du protocole "Do Not Track", déclenchant à chaque fois l'ire des annonceurs.
<Update du soir> Comme le fait judicieusement remarquer Matthieu en commentaire (merci), à la différence de l'affaire Free #adgate dans laquelle il était question de bloquer les publicités, le protocole "do not track" :
"ne bloque pas la publicité (Google peut continuer à diffuser sa
publicité contextuelle par exemple). C'est un signal qui, s'il est
respecté par la régie publicitaire, l'empêche de construire un profil
comportemental de l'internaute. Cette régie peut toujours continuer à
diffuser de la publicité, mais celle-ci ne sera pas ciblée par rapport à
l'internaute."
Moins de pub pour les autres = plus de pub pour moi.
In fine, l'activation par défaut ou suite à un choix délibéré de l'internaute du protocole Do Not Track a moins pour but principal de limiter le traçage publicitaire général que de favoriser les régies partenaires des firmes possédant les navigateurs, comme le rappelait cet article de Numerama :
"En bloquant par défaut les régies publicitaires
qui souhaitent poser leurs cookies sur le navigateur de l'internaute,
Microsoft miserait sur le fait que les utilisateurs accepteront de faire
une exception au DNT pour accéder à ses propres services. Or une fois
l'exception pour Microsoft acceptée, toutes les publicités ciblées
gérées par Microsoft seraient autorisées. C'est la même logique avec les
Adsense de Google. Les concurrents ne seront pas éliminés, mais
fortement bridés dès lors qu'ils n'ont rien pour convaincre les
internautes de laisser passer leurs cookies."
Que l'oligopole de la navigation décide la même année d'activer un tel protocole indique clairement qu'ils sont suffisamment confiants dans le public captif qu'ils ont chacun constitué selon différentes stratégies, pour permettre à l'internaute de désactiver toute externalité dans le traçage publicitaire au seul profit des annonceurs affiliés au navigateur choisi, tout en leur permettant – à ces mêmes firmes – d'affirmer un discours volontariste et de gagner les faveurs des (grands) médias et du (grand) public en affichant d'apparentes "bonnes pratiques respectueuses de la vie privée de chacun". Bullshit donc.
L'ampleur du contrôle et de la définition d'une territorialité de l'accès comme modèle dominant "des Internets" sera directement proportionnelle à la grosseur de la bande passante des opérateurs dudit accès, grosseur elle-même directement indexée sur l'orientation donnée par les – encore eux ! – opérateurs de l'accès et du stockage à la massification de (certains de leurs) services.
La phrase que vous venez de lire paraît compliquée mais voici un exemple simple : Google décide de fermer Google Reader. Pourquoi ? Parce que Google Reader est un énorme générateur de "trafic" (et donc d'accès), bien plus que ne peut l'être Google+. Or ce "trafic" a du mal a être contrôlé et qualifié par Google, qui souhaite en reprendre le contrôle (car en plus d'être d'abord une régie publicitaire, Google est ensuite un régulateur d'accès), et installer ce trafic potentiel dans un écosystème fermé (Google+) au sein duquel il sera mieux à même de le "monétiser" et de l'orienter en le qualifiant (et accessoirement, ça ramènera du monde et/ou un peu de vie dans le très moribond Google+). Autre exemple : les déboires des abonnés de ce FAI avec YouTube, ou l'argumentaire de Free lors du Free #Adgate expliquant que les FAI étaient supposé mettre à disposition une infrastructure technique supportant des flux de plus en plus massifs (vidéos en ligne et streaming), du fait précisément de la massification et de l'exposition voulue par les sociétés hôtes de certains de leurs services (en l'occurence Youtube), et lesdits FAI de réclamer d'être payés en échange et à hauteur de la bande passante réellement mise à disposition (soit l'ante-diluvien débat des autoroutes à péage de l'information). Exemple encore, l'idée hélas aussi catastrophique que probable et que d'ailleurs déjà mise en oeuvre d'un web à la découpe, tel opérateur vous offrant un débit priorisé sur Deezer, tel autre sur Youtube, etc, etc. On peut vendre de la vitesse (bande passante), on peut vendre des services (streaming ou autre), on peut prioriser la vitesse de certains services. On aboutira toujours au même constat : les fabriquants de grosse cylindrées sont aussi les premiers prescripteurs de régulateurs de vitesse. Ils ne tentent que de réguler notre rapport pulsionnel à la vitesse : savoir que l'on peut aller plus vite que tous les autres suffisant à nous faire accepter que l'on nous l'interdise, nous permettant même de nous auto-limiter sans occasionner de dommages égotistes trop flagrants.
On peut aussi oublier, ivre de vitesse et de services, que tout ceci n'est pas plus "le web" que les Autoroutes du Sud de la France ne sont "la route" ou que Tata Yoyo n'est "la musique". On peut aussi se fabriquer son Internet.
Dans tous les cas il s'agit de border autant que de borner les pratiques et les usages, de produire du retour à la norme pour ne pas laisser s'installer une panique technologique pourtant féconde en ce qu'elle questionne, simultanément, notre rapport à l'espace, au temps et aux autres. C'est pourtant sur de telles "paniques" que se sont installées toutes les technologies ou les services réellement disruptifs : de TCP-IP à Twitter en passant par Google et Facebook.
Le net est une magnifique tuyauterie. Mais on voudrait maintenant nous faire croire que les contenus sont autant de bouchons. Pour trancher le débat sur la neutralité du net / web, demandez-vous qui tient le sabre, et qui a intérêt à faire péter le bouchon.
Parmi d'autres indices concordants, la récente polémique sur les mauvaises pratiques de l'opérateur SFR confirme une nouvelle fois, bien au-delà du seul avatar publicitaire, que l'enjeu d'une territorialisation de la navigation vient heurter de plein fouet la question d'une encore possible "neutralité" du net, ou pour poser le débat dans des termes qui me semblent plus réalistes, la question d'une possible neutralité du web-media. Car si c'est bien l'infrastructure technique (le "net" ou les tuyaux si vous préférez) qui demeure à l'origine du débat sur la neutralité du réseau, il est fort probable que sa conclusion repose désormais entre les mains des hébergeurs de contenus du web-média plus qu'entre celles des ingénieurs du réseau-monde.
Mode #fight
D'un côté donc, nous avons donc cette oligarchie qui "ménage" son modèle de régie publicitaire au motif d'un "grand ménage" dans celui des autres. On notera d'ailleurs au passage les nombreuses collusions frôlant parfois la consanguinité entre les membres de ladite oligarchie (Google étant par exemple le principal financeur de la fondation Mozilla qui développe le navigateur Firefox, etc, etc.)
De l'autre, une prise de conscience difficile à quantifier mais à tout le moins assez relayée par les (vieux) médias et "le" politique sur la traçabilité de chacun des aspects de notre "personna" numérique au travers de chacune de nos interactions, y compris et surtout celles qui nous semblent les plus anodines. Pour autant, et même si quelques signes commencent à laisser envisager une désaffection ou une lassitude devant Facebook, même si ladite désaffection ou ledit désamour peut être conjugué à la prise en compte de plus en plus forte des questions liées à l'identité numérique, il faut à mon avis plutôt parier sur des stratégies de remplacement (migration de Facebook vers Twitter par exemple, déjà observable pour les publics "jeunes") ou sur des stratégies de dé/con-tournement (= faire "autre chose" sur Facebook que ce que l'on y faisait jusqu'à présent), ou bien encore sur un renforcement des interactions de bas niveau (kakonomie), que sur de réelles stratégies d'évitement (clôturer son compte Facebook) ou d'exode. Et ce parce qu'il est d'abord difficile d'éviter frontalement une communauté comptant la moitié des individus connectés (1 milliard sur Facebook donc). Parce qu'ensuite, nous sommes plus qu'incités à vivre cette dépendance comme une commodité. Parce qu'enfin certains opérateurs sont déjà prêts à assumer une offre d'accès présentée comme "dégradée" face à des usages s'effectuant eux-mêmes de plus en plus souvent en mode également "dégradé".
Le web n'est pas une maison de maçon.
En écho aux logique territoriales représentées au début de ce billet, il apparaît aujourd'hui clairement que les grandes firmes de l'accès (moteurs, FAI, opérateurs de téléphonie) vont de plus en plus souvent s'orienter et faire le choix d'une hyper-territorialisation, délaissant le modèle de re-territorialisation qui leur permit un temps d'installer leur main mise sur des usages qu'ils peuvent aujourd'hui façonner et orienter à leur gré. Leçon par ailleurs classique de la géopolitique traditionnelle qui voit le bloc de l'Est se rapprocher du modèle offert par celui de l'Ouest. Face à cela il reste à la société civile à questionner et à solliciter sans relâche le politique sur les conditions possibles de l'édification d'une alternative au seul modèle marchand régulant actuellement l'essentiel des interactions et des comportements connectés, régulant également l'essentiel des flux documentaires qui constitueront demain l'archive de notre temps. Le paradigme des biens communs est à ce titre une opportunité éclairante. Qu'il devient urgent de ne pas rater.
Retour vers le futur.
Comme le rappelle très utilement le dernier billet de Tristan Nitot, cet état de fait (hyper-territorialisation, étanchéité entre services et/ou fournisseurs) nous renvoie plusieurs années en arrière. Non pas aux origines d'internet, mais à celles des usages d'internet comme média. A l'époque, et outre les raisons techniques de la chose, seuls les FAI pouvaient se permettre d'actionner un effet de rente. Quand je donne un cours aux premières années du (meilleur) DUT infocom (du monde) pour "présenter" le réseau internet à mes étudiant(e)s, je leur demande d'en retenir les caractéristiques suivantes :
"- un réseau de réseaux, sans droits d'accès et
non propriétaire- un protocole de communication qui permet de
faire communiquer entre elles n'importe quelles machines, quels que soient
leurs langages et leurs architectures- un fonctionnement en mode client-serveur qui
permet à des milliers d'utilisateurs d'accèder en même temps aux mêmes documents- un format de fichier HTML permettant à
n'importe qui de générer un document web à partir d'un simple traitement de
texte"
<HDR> Je suis aujourd'hui au regret d'affirmer que j'ignore si cette définition sera encore valable dans quelques années. Que j'ignore si la promesse originelle du web peut encore être tenue, que face à l'asséchement concerté et unilatéral des flux qui en constituent l'essence, ces promesses semblent désormais bien ténues. Même si je demeure – peut-être trop naïvement – confiant dans l'extrême plasticité du réseau, dans sa capacité à maintenir intacte les 6 principes de l'hypertexte, particulièrement ces 2 composantes
essentielles pourtant largement écornées : son extériorité (le web ne possède pas obligatoirement
d'unité organique ou de moteur interne même s'il peut dépendre d'un
moteur externe) et sa topologie systématiquement a-centrée (ce que lévy
traduit ainsi : "le réseau n'est pas dans l'espace, il est l'espace"). Même si je vois bien, comme ce billet tente de l'illustrer, que sans alternative structurée et relayée autour d'un corpus doctrinaire s'apparentant à celui de la théorie des biens communs, ces principes vivront ce que vivent les roses … "l'espace d'un instant".
Plus de 15 ans d'observation participante du "web-média" m'ont par ailleurs appris que les technologies n'ont de valeur que dans les usages installés qu'elles autorisent, et surtout qu'elles légitiment. Et que faute d'une parole publique et citoyenne forte sur ces questions, la symbolique de la légitimation des pratiques est aujourd'hui essentiellement préemptée par ceux-là même qui ont maintenu notre illusion participative et nos vélléités contributives dans tenailles algorithmiques de régimes attentionnels visant uniquement à établir la suprématie d'un nouveau capitalisme linguistique.</HDR>
Excellent article de fond, par contre le prisme « Do Not Track » n’est pas le bon.
« Do Not Track » ne bloque pas la publicité (Google peut continuer à diffuser sa publicité contextuelle par exemple). C’est un signal qui, s’il est respecté par la régie publicitaire, l’empêche de construire un profil comportemental de l’internaute. Cette régie peut toujours continuer à diffuser de la publicité, mais celle-ci ne sera pas ciblée par rapport à l’internaute.
On peut le déplorer, mais aucun consensus n’a pour l’instant émergé sur « Do Not Track » : dans leur grande majorité (incluant Google et Microsoft), les régies publicitaires ne respectent pas « Do Not Track ». L’option « Do Not Track » n’est pas activée par défaut sur Firefox, Chrome, Safari et Opera (le % des utilisateurs allant activer cette option restant faible, et inférieur aux utilisateurs d’adbock). Et les régies respectant « Do Not Track » ne respecteront pas le signal provenant d’IE 10 (activé par défaut).
Bonjour ,
Public , Cité , Publicité ???
Excellent titre d’oppositions triangulaire qui donne à penser bien au delà de cette affaire de câbles en cuivre et en fibre.
Juste un bémol sur votre conclusion car « A nous de décider […] » me semble bien optimiste au vu des forces en présence et de l’abyssal manque d’intérêt du ….Public
Merci