Aux yeux de tous. Un produit comme un autre. Quand la recommandation, les moteurs / réseaux sociaux de prescription, la publicité et le marketing fusionnent, cela donne … une modification des CGU. Conditions générales d'utilisation. Une de plus. Mais pas une anodine.
Et maintenant, une page un profil de publicité.
Puisque nous sommes des documents comme les autres, puisque le web a changé d'axe de rotation et tourne désormais autour de nos profils, puisque la prescription (pré-scription) devient le modèle dominant des moteurs et réseaux sociaux, puisque la publicité devient paradoxalement (et littéralement "contre le discours") la seule membrane de porosité encore possible dans le web des silos … alors il s'agit désormais de se servir de nous dans les publicités. Google l'avait inscrit comme un motto de la firme : "Ads are content". Les publicités sont du contenu ? Appuyez un peu, et cela vous donne : "la publicité, c'est le contenu". Les publicités incluant notre photo, notre profil, notre prescription sont aujourd'hui le contenu. Logique. Nous sommes au centre du Giant Global Graph, et l'ensemble de nos périphéries doivent devenir monétisables rapidement, pour faire face à l'optimum que connaît le modèle plus classique de régie publicitaire appuyé sur un capitalisme linguistique déjà à bout de souffle. Un modèle publicitaire qui, sur les réseaux sociaux, peine encore à trouver sa marge bénéficiaire, un modèle qui du côté des challengers du search, voit se multiplier les rachats pour grapiller quelques secondes de temps de cerveau encore disponible.
La radio, média du son, puis la télé, média de l'image, avaient inventé la page de pub. Les moteurs et les réseaux, médias alimentaires alimentés par nous-mêmes, viennent de réinventer l'homme-sandwich.
Facebook s'y était déjà essayé au début du mois de septembre 2013, en modifiant ses CGU pour permettre d'utiliser photos et données personnelles à des fins publicitaires. Renversant donc le schéma classique de revente à des annonceurs se morceaux de sa base de donnée "profilée", il s'agissait pour lui de monter d'un cran en puissance en incluant, au coeur même du message publicitaire, notre photo de profil (par exemple). Warhol et Debord font la toupie dans leurs tombes : le quart d'heure de célébrité de la société du spectacle consistera donc à nous assurer de voir notre photo de profil figurer en bonne place dans une publicité à l'unisson de nos likes intempestifs. Le problème, c'est que cette belle innovation s'incarna dans un hallucinant et majuscule #FAIL : une jeune fille s'étant suicidé suite à des problèmes de harcèlement vit sa photo trôner dans une publicité pour un site de rencontres coquines.
Mais nul #fail ne résiste à l'appétence du marketing et aux appétits des actionnaires. Il en faut donc encore plus. Pousser le moteur à plein régime. Les deux derniers verrous sont tombés la même semaine.
En pleine lumière.
Poursuivant le déploiement et la montée en puissance de son Graph Search, Facebook annonce qu'il lèvera la possibilité pour les utilisateurs de rester "masqué", à l'abri d'une requête sur leur nom dans Google, ou dans la semi-pénombre d'une même recherche sur Facebook. Il ne s'agira même plus de jouer d'habilité et de ruse pour trouver sous quel onglet, dans quelle obscure arborescence se trouve le paramètre de confidentialité à modifier : celui-ci sera purement et simplement … supprimé. Après nous avoir progressivement obligés à lever toute possibilité d'anonymat, c'était bien la moindre des choses que de nous obliger à s'exposer à être en permanence retrouvés …
Viens donc ici que je t'endorse.
Difficile d'imaginer Google rester en retrait sur cette ligne de front. C'est donc également cette semaine qu'il a annoncé la mise en place de ce qu'il nomme les "recommandations partagées". Je me rappelle de vieux billets rédigés ici même sur l'avenir du web social remettant l'homme et ses recommandations au coeur de la recherche (du "search"). J'avoue n'y avoir jamais cru. La recommandation, la prescription, sont des modèles qui prêtent trop aisément le flanc à une exploitation algorithmique optimisée pour que le soin de leur diffusion, pour que le contrôle de leur affichage, pour que le choix des percolations possibles soit laissé aux prescripteurs eux-mêmes. Concrètement donc :
"il est possible que vos proches et d’autres utilisateurs voient le
nom et la photo de votre profil ainsi que d’autres contenus, tels que
les avis que vous partagez ou les annonces auxquelles vous avez attribué
+1. Pour ce faire, deux conditions doivent néanmoins être réunies :
vous devez effectuer une action (attribuer +1, commenter un contenu ou
vous abonner) et partager le contenu avec les personnes en question." (Source)
Ou bien encore :
"Google on Friday announced that it would soon be able to show users’
names, photos, ratings and comments in ads across the Web, endorsing
marketers’ products." (Source New-York Times)
Ta photo, tes "+1", les "like", ta trombine, ta bobine, ton avis, ta critique, ton opinion, le tout dans la pub. Consolation possible ? Google offrira la possibilité d'un opt-out. Et "Si vous avez moins de 18 ans, vous pouvez voir les recommandations
partagées d'autres utilisateurs, mais votre nom et votre profil ne
seront pas associés à des recommandations partagées dans des annonces et
certains autres contextes." (Source) "Certains autres contextes". "Certains autres contextes". Soit l'immensité du champ des possibles.
La prescription vice et versa. Reste les vices.
N'allez pas croire que "on va continuer de les abreuver de publicités – plus ou moins – contextuelles mais en associant lesdites publicités aux trombines et/ou aux avis de leurs potes, comme ça ils vont encore plus avoir envie d'acheter", n'allez pas croire que Google ou Facebook fassent de cette martingale un objectif de rentabilité à terme. N'allez pas croire qu'ils croient une seule seconde ce modèle capable de devenir un nouveau paradigme des rentrées de leur tiroir-caisse. Ce n'est qu'un levier de plus vers un web "profil-centré", tournant en boucle, permettant certes une rentabilité substancielle à la marge, mais visant surtout à qualifier et à quantifier – au sens documentaire des termes – encore davantage chacune de nos interactions connectées pour prendre définitivement le contrôle de nos clics, des nos parcours, de nos navigations, de nos reommandations, de nos prescriptions. Pour que sans nous en rendre compte plutôt qu'à notre corps défendant,
nous devenions les premiers prescripteurs des écosysèmes que nous
peuplons. Que nous redevenions leurs premiers prescripteurs. Pour le but ultime que nous n'ayons même plus à cliquer. Objectif zéro clic. Savoir à l'avance ce que vous voulez, ce que vous allez faire, ce que vous allez commander, avec qui vous allez vouloir parler, quel parcours pour votre jogging vous allez emprunter. Objectif zéro clic. Plus jamais. Des like si vous voulez, des +1 à la rigueur. Mais des liens et des clics, attention danger. Ou alors seulement ceux que nous aurons choisi pour vous. Un web balisé. Des régimes attentionnels parqués. Une navigation carcérale. Choisir le web que nous voulons.
De la caverne de Platon au mur de Facebook.
"Il n'y aura plus que des réponses" disait Duras. Il n'y aura plus que de la publicité et des navigations prescrites. Le web sous ordonnance. En jargon marketing, ce nouvel âge de la prescription s'appelle "endorsement". Comme jadis chacun "pokait" à loisir son prochain en tout circonstance, je suis moi-même l'objet fréquent d'endorsements sauvages sur les réseaux sociaux professionnels dans lesquels j'ai déposé un profil. On m'endorse, on "m'approuve", on "m'endosse", on "me ratifie", on "me donne son aval" dans tel ou tel domaine, sur tel ou tel sujet. J'écrivais ici : "La recommandation est devenue une intrusion. La suggestion, une sujétion. La prédiction, une soumission." Je complète désormais. "L'endorsement est un adossement". Endorsés. Acculés. Tout endorsement non-choisi est d'abord une entorse au crédit de la légitimité que nous confions à ces acteurs pour être les supports de notre présence en ligne. Dos au mur. The wall. Le dévoiement ultime du livre VII de la république de Platon. L'allégorie de la caverne.
"Dans une demeure souterraine, en forme de caverne, des hommes sont
enchaînés. Ils n'ont jamais vu directement la lumière du jour, dont ils
ne connaissent que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu'à
eux. Des choses et d'eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres
projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux.
Des sons, ils ne connaissent que les échos. « C'est à nous qu'ils sont pareils! »Que l'un d'entre eux soit libéré de ses chaînes et accompagné de
force vers la sortie, il sera d'abord cruellement ébloui par une lumière
qu'il n'a pas l'habitude de supporter. Il souffrira de tous les
changements. Il résistera et ne parviendra pas à percevoir ce que l'on
veut lui montrer. Alors, Ne voudra-t-il pas revenir à sa situation antérieure ?
S'il persiste, il s'accoutumera. Il pourra voir le monde dans sa
réalité. Prenant conscience de sa condition antérieure, ce n'est qu'en
se faisant violence qu'il retournera auprès de ses semblables. Mais
ceux-ci, incapables d'imaginer ce qui lui est arrivé, le recevront très
mal et refuseront de le croire : « ne le tueront-ils pas ? »" (Source wikipédia)
"Un homme un jour lira. Et puis tout recommencera. On repassera par la gratuité. C'est à dire que les réponses à ce moment là elles seront moins écoutées. Ça commencera comme ça, par une indiscipline, un risque pris par l'homme, envers lui-même. Un jour il sera seul de nouveau. Avec son malheur. Et son bonheur. Mais qui lui viendront, de lui-même. (silence). Peut-être que ceux qui se tireront de ce pas, seront les héros de l'avenir."
<Mise à jour du lendemain> Naturellement les pages expliquant "comment ne pas se faire endorser à l'insu de son plein gré" fleurissent un peu partout (Korben, Le Monde) et renvoient toutes vers la page dédiée de Google avec la petite case à pas cocher. Mais il est clair que cette procédure sera largement insuffisante pour contrer durablement la mécanique à l'oeuvre. Je prends les paris qu'une très prochaine mise à jour des CGU du site rétablira ce paramètre y compris pour ceux ayant choisi de ne pas l'activer. De toute façon, la procédure d'opt-out une nouvelle fois en vigueur souligne s'il était encore besoin de le faire l'urgence de réfléchir à la notion de consentement éclairé que je développais ici. Pendant ce temps, autre stigmate et symptome d'une convergence profilaire en dehors de tout contrôle, Bing annonce sur son moteur qu'une requête sur un nom de personne incluera automatiquement un pavé "sémantique" avec les liens vers le score Klout de la personne concernée, son compte LinkedIn, ses sujets de prédilection, son compte Instagram, Twitter, etc … Dans une très vieille formation (il y a 3 ans, diapo 43) que je donnais sur l'identité numérique et l'e-reputation j'indiquais déjà à propos des "nouvelles documentations sociales" de l'individu que moteurs et réseaux étaient devenus le plus grand dénominateur commun de nos présences connectées, ne nous laissant que l'infime marge de manoeuvre permise par notre rôle de "plus petit commun multiple", et rendant impossible ou extrêmement délicats à la fois le maintien en cohérence de nos traces connectées, la visibilité que nous souhaitons ou non leur accorder, et les procédures de partage ou d'agrégation que nous pourrions souhiater y associer. </mise à jour du lendemain>
Merci pour cette prise de recul sur la mécanique mise en place par les géants d’Internet pour contrôler (une partie de) notre vie. Elle s’apparente à de l’idéologie en action, qui s’adapte progressivement pour mieux se faire adopter… (voir aussi ceci : http://pages.citebite.com/u2p1e8g8g9kxi).
En poussant (trop) le raisonnement, on tombe dans la parabole de la grenouille qui ne réagit pas quand elle est dans une eau qui est mise à chauffer progressivement, mais cette argumentation a été trop reprise par les tenants de la théorie du complot !
Bonjour Olivier et merci encore pour ce billet très éclairant.
Je trouve saisissant que Google appelle ce système des “recommandations partagées”. C’est extrêmement corrosif pour la signification du partage d’être employée dans ce sens-là. Cela me rappelle furieusement l’usage qu’en fait aussi Coca-Cola dans sa dernière campagne de publicité : “Partager avec vos amis” https://www.partagezuncocacola.com/
Revenir à une vraie conception du partage impliquerait des changements significatifs dans les usages : auto-hébergement, logiciels libres et chiffrement fort des échanges.
Salut Lionel, pas de quoi 😉
Oui sur le partage, comme je l’écrivais ailleurs, le vrai partage implique un choix initial (et non la seule possibilité d’un opt-out) ET une appropriation possible.
Les outils pour des changements dans les usages que tu pointes existent déjà. Mais sont hélas réservés à une micro-communauté, qui doit, de fait en les utilisant, choisir de s’exclure des silos “mainstream”. Bref, on est un peu piégés mais la bonne nouvelle (mon côté optimiste), c’est que ces logiques d’enfermement de plus en plus contraintes mises en place par Google, FB et les autres, vont finir par faire émerger la nécessité de chgts significatifs dans les usages. Mais ça va encore prendre un peu de temps …