<Mise à jour du lendemain> Allez tous lire ce billet de Julien Pierre pour une nécessaire remise en contexte de la déclaration de Vinton Cerf. C'est un ordre. </mise à jour>
Vinton Cerf n'est pas n'importe qui. Avec quelques autres, il est de ceux sans qui ce que nous nommons Internet n'aurait jamais pu voir le jour. Vinton Cerf est, depuis 2005, "Internet chief evangelist" chez Google.
#WTF
Le 19 Novembre 2013, Vint Cerf a déclaré : "La vie privée peut effectivement être une anomalie". Et il a ensuite un peu développé sa "pensée" :
- la vie privée n'a jamais vraiment existé. La preuve, il a grandi dans un petit village de 3000 habitants, sans téléphone, dans lequel le facteur était au courant du courrier de tout le monde, et ou tout le monde savait ce que tout le monde faisait.
- c'est la révolution industrielle et l'urbanisation qui ont créé le besoin de l'anonymat (là pour le coup, ami sociologue autre que de comptoir, j'attends ta confirmation, j'ai la flemme de chercher)
Et de conclure : "ce sera de plus en plus difficile pour nous (i.e. pour Google) de garantir la possibilité d'une vie privée" ("it will be increasingly difficult for us to achieve privacy.")
Il y a quelques temps de cela, en 2009, c'est le patron de Vint Cerf et de Google, Eric Schmidt qui se livrait de son côté à une attaque en règle de l'anonymat sur un air bien connu des polices politiques de tous les pays : "S'il y a quelque chose que vous faites et que personne ne doit savoir, peut-être qu'il faudrait commencer par ne pas le faire".
Depuis 2009, nombre d'autres groupes internet (Facebook en tête) se sont efforcés de faire effectivement disparaître la possibilité de l'anonymat. Et ils y sont pour l'essentiel parvenu. J'en ai déjà longuement parlé sur Affordance (ou dans ce merveilleux bouquin sur l'identité numérique). Oui mais avec la déclaration de Vint Cerf, nous venons de franchir un nouveau pallier dans la préparation marketing des esprits au prix coûtant d'une totale transparence de nos vies, à savoir la totale opacité des algorithmes les régentant (nos vies).
Et soudain c'est le drame.
Dire que l'anonymat est difficile à protéger et à mettre en place pour les grandes firmes du web est une chose qui peut être entendue ou tout au moins effectivement justifiée par quelques raisons législatives. Dire qu'au-delà de l'anonymat (= une instanciation possible d'un volet discursif de nos vies que nous souhaiterions pouvoir garder "privée"), dire qu'au-delà de l'anonymat c'est la "vie privée" elle-même qui est perçue comme une anomalie, m'a tout à la fois foutu le cul en larmes et en bas de ma chaise. Oui je suis grossier.
Je demande donc aux internets d'avoir la gentillesse de transmettre cette lettre pas du tout anonyme ni privée pour le coup, à Vinton Cerf, à Eric Schmidt, et à leurs acolytes anonymes, ou pas.
Lettre à Vinton Cerf.
"Cher Vint Cerf,
Moi internaute, je trouve alarmant que l'un des pères fondateurs de l'internet et des protocoles qui permirent à chacun d'investir cet espace, déclare aujourd'hui qu'il devienne à terme impossible de garantir un droit à la vie privée.
Moi internaute, je trouve cela alarmant car l'internet n'est plus un espace déconnecté de la vie réelle, et que la fin de la vie privée sur Internet signifie la fin de la vie privée tout court.
Moi internaute, j'ai pleinement conscience des grands pouvoirs de Google et des autres firmes sur l'ensemble de nos vies, et comme j'ai lu tout Spiderman, je sais qu'un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.
Moi internaute, je me moque de m'auto-attribuer un point Goodwin en affirmant que la tendance actuelle des discours du Politique et de l'Economique convergent pour se rejoindre sur des terres qui n'ont plus grand chose à envier aux heures les plus sombres de la police politique réelle (années 30) ou fantasmée (l'oeuvre d'Orwell).
Moi internaute, je trouve scandaleux que tout en affirmant une supposée difficulté à garantir notre vie privée, les mêmes firmes développent des technologies et des brevets qui leur permettent, y compris dans le cadre d'une utilisation explicitement privée, d'écouter, de capter, et si besoin de censurer le moindre le nos mots, la moindre de nos interactions.
Moi internaute, je m'alarme d'une situation dans laquelle nous n'aurions aujourd'hui le choix qu'entre une surveillance insidieuse des gouvernements ou une censure explicite des mêmes gouvernements et des firmes qui sont leurs alliés technologiques objectifs.
Moi internaute, je trouve hallucinant que l'ensemble des acteurs concernés par ces questions se refuse à voir l'évidence pourtant souvent décrite, et dernièrement rappelée ici :
"La révolution numérique impose une réflexion nouvelle sur l'équilibre entre secret et transparence. Si la publication des conflits d'intérêt, la déclaration des intérêts financiers des élus (et on en passe) sont indispensables, l'exercice de la démocratie ne peut se passer d'une certaine dose de confidentialité. Le secret des correspondances, la liberté d'expression sans autocensure, la protection des blogueurs dissidents, le droit individuel au cryptage des données personnelles sont autant de garanties indispensables de la souveraineté individuelle et collective."
Moi internaute, je trouve scandaleux que des firmes nous proposant aujourd'hui des services dont ne nous ne saurions plus nous passer, oublient un peu vite que l'ensemble de leur écosystème ne repose que sur notre seule bonne volonté d'accepter de leur confier un certain nombre de nos données en échange d'un service, sur les données d'une servitude volontaire.
Moi internaute, j'accuse ces firmes de nous mentir en indiquant qu'il leur est impossible de garantir des droits fondamentaux comme celui du secret de la correspondance, fut-elle – ladite correspondance – numérique.
Moi internaute, j'accuse firmes et gouvernements de légitimer une société du contrôle sur la base de lois et de réglementations relevant de l'exception et non de la règle générale, tant du côté du "piratage", que de la "pédo-pornographie" ou bien encore du "terrorisme".
Moi internaute, j'accuse ces firmes de tenir à leur merci des pans entiers de textes, images, vidéos, et de pouvoir les faire disparaître du jour au lendemain, sans rendre de compte à qui que ce soit d'autres qu'aux lobbys des industries culturelles qui leur donneront l'injonction de le faire.
Moi internaute, j'accuse ces superpuissances d'avoir privatisé internet.
Moi internaute, j'accuse gouvernements et firmes de se détourner ostensiblement des normes et standards ouverts permettant à chaque citoyen de continuer de bâtir en conscience les fondements d'une démocratie fondée sur l'acte de publication, la transparence de cet acte, la démultiplication et l'instantanéité que lui confère le numérique, mais la possibilité également offerte à chacun d'y contribuer au titre de l'anonymat, sans oublier celle de refuser d'y prendre part en son nom propre.
Moi internaute, j'accuse Google, Facebook, Amazon, Apple et l'ensemble des firmes régentant aujourd'hui le net d'être avant tout les chantres d'une hypocrisie de bon aloi visant à dénoncer des pratiques gouvernementales d'écoute et de surveillance qui apparaissent parfaitement naturelles dans leur propre écosystème de service et qu'elles ne se privent pas de nous imposer dès lors qu'elles sont légitimées par une rente financière mesurable.
Cher Vinton Cerf, la vie privée n'est pas une anomalie. Elle ne doit pas le devenir. C'est ta vision de l'internet qui est, aujourd'hui, une anomalie. Ta vision est une anomalie. Un strabisme plénipotentiaire. En passe de devenir la norme. Une anormalie.
Moi internaute, seul, je ne peux rien. Mais … je ne pense pas être seul."
"We are Anonymous. We are Legion. We do not forgive. We do not forget. Expect us."
La vie privée telle que nous la connaissons semble dates des années 20, cf. le début de l’intervention de Jean Danet (juriste) au dernier séminaire Quartier de la Création, cf. http://new.livestream.com/accounts/460542/events/2503672 (2ème vidéo, à partir de 17:50), elle est en train de muter à nouveau.
WTFtalks : “Symétrie des réseaux et Neutralité du Net” (v.2_FR)
Vers un commerce triangulaire des données personnelles ?
http://www.youtube.com/watch?v=wmD2WOQI8qU
Vinton fait un amalgame grossier entre un village de 3000 personnes, c’est un dire un groupe autonome, et un État.
Dans le premier cas, l’espace privé est préservé malgré la circulation des informations. La connaissance de la vie des autres participe à l’équilibre du groupe.
Dans le deuxième cas, nous avons un état sensé garantir un modèle commun et maintenir un ordre social pour la coexistence de différents groupes autonomes.
On peut donc le dire, soit Vinton est un âne, soit Vinton défend l’idéologie de ses maîtres (google), défenseurs d’un état autoritaire.
Désolé Olivier, mais j’ai peur que ce genre de diatribes ne fassent pas beaucoup avancer le schmiblic.
La question est importante, difficile, pas évidente à trancher. Perso, je n’ai pas du tout tes certitudes. Nous y travaillons d’ailleurs à l’ENS-Lyon.
Même si évidemment on ne peut se satisfaire de la situation asymétrique actuelle, je crois qu’un peu de modestie dans les propos est plus utile. Le pb dépasse largement la simple dénonciation de méchantes firmes confisquant les données en se faisant plaisir à se donnant le rôle du chevalier blanc. Le traçage est consubstantiel au flux numérique et le défi est de trouver comment le social peut s’en accommoder.
bonjour Jean-Michel,
oui et non 🙂 D’abord la diatribe est consubstantielle au blog. Ensuite tu peux relire le billet précédant cette diatribe, il est plus pondéré 😉 Mais au-delà de la diatribe certes simplificatrice, il me semble que l’on observe clairement une radicalisation des positions des uns et des autres. Et que notre dépendance “globale” à ces firmes devient de plus en plus problématique, proportionnellement à la capcité des mêmes firmes à devenir décisionnelles dans un nombre de champs sociétaux de plus en plus étendu. Et faut quand bien même avouer que le cirque médiatique des patrons de Google, Facebook, etc “scandalisés” devant les pratiques gouvernementales (NSA, #toussa) est d’une hypocrisie pathétique qui prête largement le flanc à la diatribe …