Où sont passés mes CDs, mes photos, mes livres, mes DVD ? La plupart des applications disponibles sur tablettes stockent directement l'ensemble des fichiers produits dans les nuages ; les "chromebooks", mini-ordinateurs portables, sont livrés avec des disques durs n'excédant pas la taille de celle d'une petite clé USB (16 gigas) ; la totalité de la gamme Apple est désormais dépourvue de lecteurs de disques et de DVD. Amazon et la FNAC proposent de manière quasi-systématique des services qui nous "offrent" une copie numérique de nos achats physiques de livres, CD et DVD, copie naturellement stockée "dans leur nuage", et destinée, à terme, à nous détourner de l'achat de documents "physiques".
Il y a 8 ans de cela, le 20 avril 2005, Le Monde publiait à la Une de son journal papier une tribune intitulée "Le jour où notre disque dur aura disparu". C'était un an avant qu'Amazon ne lance "Amazon Web Services", considéré comme l'ancêtre du Cloud Computing, et j'y décrivais l'inexorable disparition de nos mémoires de "stockage" résidentes, au profit d'un basculement mémoriel intégralement en ligne et tentais d'en pointer les dangers et les dérives.
Nous sommes en 2013. Le Cloud Computing est devenu la norme de la quasi-totalité des pratiques connectées, à l'échelle de l'individu, des entreprises et des organisations.
La matérialité de l'acte d'achat se dissout complètement au grand profit des "vendeurs" qui disposent seuls de la copie originale des biens culturels pourtant dûment acquittés, copie sur laquelle ils demeurent libre d'effectuer toutes les modifications d'usage qu'ils souhaitent (ajout de DRM – verrous numériques -, limitation du nombre de terminaux sur lesquels profiter de nos achats, limitation des droits de prêt, revente impossible, etc.)
Au delà de cette seule dépossession, cette opportunité d'un accès connecté permanent et ubiquitaire est un leurre visant à masquer la réalité d'un renforcement des contraintes liées précisément à nos modes de navigation, de consommation et d'interaction connectés.
Nous n'avons plus d'autre choix que de faire l'économie du support physique. Nous y sommes contraints. Nous n'avons plus d'autre choix que de confier à des serveurs tiers la copie originale, le "master" de nos vies, de nos contacts, de nos bibliothèques, et vidéothèques, de nos photos de famille. Nous n'avons plus d'autre choix que d'être exposés et soumis à de toujours possibles modifications des conditions d'usages associées au produit au moment de notre acte d'achat. Demain il n'y aura plus rien à nous vendre tant il dès aujourd'hui devenu bien plus rentable de nous allouer temporairement des accès.
L'économie numérique telle qu'elle se structure et se met en place dans les nuages, est, du côté des logiques de consommation courantes et à l'échelle de l'individu, un gigantesque hold-up.
Avec cette mainmise sur le "master", sur l'original de la presque totalité des biens culturels et informationnels qui entraient jadis dans le champ de la propriété "privée" et jouissaient de droits afférents, se profile aujourd'hui un scénario dans lequel les logiques de transmission, de partage, de médiation et plus globalement les possibilités d'une appropriation réelle se réduisent comme peau de chagrin.
Aujourd'hui le téléphone portable est le 1er terminal de connexion à internet à l'échelle de la planète. Demain débarquera sur le web le prochain milliard d'internautes. Demain chaque vêtement, chaque objet sera "connecté". Le World Wide "Wear". Des opérations aussi simples que celle permettant de donner à un ami une place de cinéma dont on ne se sert pas, un blouson dont on n'a plus d'utilité, un livre que l'on n'a plus envie de lire, deviendront impossibles ou seront soumises à une identification préalable. Identification qui plus est "biométrique" comme sur le dernier iPhone, l'ère des mots de passe touchant elle aussi à sa fin, non pas, comme cela est souvent abusivement présenté, au titre un bénéfice pour l'usager pour des raisons de sécurité qui seraient insuffisantes, mais bien au motif que ces mots de passe sont trop facilement "copiables", donc échangeables, donc partageables, et avec eux les données et les biens auxquelles ils donnent accès.
Indépendamment des risques de "fichage" inhérents à cette évolution, nous sommes en passe, trop peu souvent hélas à notre corps défendant, d'accepter de nous aliéner des pans entiers de culture et de sociabilité au nom d'un fantasme entretenu de connexion permanente et ubiquitaire. Les premiers impactés seront bien sûr nos enfants. Il fallut quelques siècles pour passer du livre en rouleau (le volumen) au livre sous sa forme actuelle (le "codex").
Les "supports" changent désormais plusieurs fois par génération : ordinateurs, téléphones cellulaires, tablettes, liseuses, phablettes, etc. La génération actuelle sera la première génération sans support. Une génération littéralement in-supportable. Faisons en sorte qu'elle ne soit pas sans mémoire(s).
Ce média profondément disruptif que fut internet, dont les bases reposaient sur la possibilité d'un partage, d'une publication et d'une dissémination instantanée, plurielle et à large spectre, se mue en son exact inverse. Nous devons y prêter attention non pour le condamner mais pour mettre en place les règles qui à l'échelle d'une société connectée, doivent permettre à chacun de rester maître de son horizon culturel, et de la manière dont il choisira ou non de le transmettre à d'autres.
C’est un peu la suite logique de « Age of accès » que Jeremy Rifkin, en 2000 a décrit comme l’avenir du capitalisme, c’est-à-dire la même chose qui a commencé par des choses aussi innocentes que le leasing à l’échelle du net – enfin comme on arrive toujours à rouler dans de vieilles caisses, on a aussi le droit de garder ses moyens de stockages locaux… (suis collectionneur – ou messie, comme dirait les Américains) pour rajouter un peu à la dialectique du web, à la schizophrénie des usagers et leurs positions paradoxales.
Merci pour ce rappel de la réalité.
Utilisateur de logiciel libre, je vois bien moins cet aspect des choses : on a toujours notre player audio et vidéo favori, toujours le moyen de synchroniser soi-même agenda, carnet d’adresse etc. sans devoir passer par Apple, Microsoft ou Google.
J’espère que cette désapropriation des moyens d’être autonome des transnationales du numériques (les GAFA) favorisera l’envie d’une meilleure connaissance et d’un meilleur contrôle (forcément avec des systèmes libres) de notre informatique.
Les humains ont une conception forte du patrimoine, il est peut-être temps qu’il en soit de même du patrimoine numérique ?
Pour ma part, j’ai toujours un disque dur de 3To pour stocker mon stuff et l’échanger avec mes amis, et le Peer-to-peer reste le meilleur moyen de découvrir et partager, et là je ne suis pas seul, libriste ou pas 😉
Excellente analyse, Olivier, comme à l’habitude !
Quelques points de détail.
Le piratage croissant et l’échange permanent des biens culturels par les réseaux d’égal à égal, les sites de transfert de fichiers massifs, les services de téléchargement privés haute vitesse… montrent bien qu’une partie des individus connectés au cyberespace lutte contre cette enflure démente du domaine privé.
Oui, je suis d’accord avec toi : les entreprises, qui s’appuient sur des régulations toujours plus favorables à l’extension aux limites de la propriété privée, se comportent comme des bandits de grand chemin, visant à nous transformer en simples locataires de nos vies.
Il existe depuis longtemps des réponses politiques – le Kopism, le mouvement Open Source, par exemple – à cette situation où la finance, les techno-entrepreneurs et le politique s’associent pour accumuler de nouveaux excès, excès tels qu’ils seront la cause de leur perte… ou celle de toute l’humanité civilisée.
Mais encore, rien n’oblige un individu à accepter de transférer les traces de sa vie dans les nuages contrôlés. Il lui est toujours possible d’organiser son environnement numérique indépendamment d’eux.
En dernier ressort, c’est chaque individu qui se détermine face aux offres des marchands. À lui de savoir comment il souhaite évoluer : rester un collabo du système ou devenir un résistant.
vous posez un monde apocalyptique où la musique ne serait pas vendu sans DRM (ce qui est pourtant le cas)
où le dvd et bluray n’existeraient plus
où les appareils photo, mobiles, iphones, etc obligeraient à envoyer sur le « cloud » photos etc, et seraient dépourvus d’un connecteur pour une synchro locale, stockée dans le bon gros disque dur.
etc.
Ce monde n’existe pas, et il n’y a aucune raison, devant les coûts, limites, gènes, complexités et danger, que le public y adhère.
De plus, il y a un fond assez méprisant qui consiste à dire que les gens seraient incapables de distinguer entre quoi mettre sur flickr en le demandant sciemment, et quoi laisser dans son ordi privé bien à soi.
La nouvelle génération n’est guère experte en technologie, c’est un fait. Mais elle est familiarisée avec et elle devient naturellement consciente de ce qui est Privé du Public.
La mentalité finira par être « si tu mets sur le net, c’est public » et tout le reste sera gardé local.
merci de votre commentaire. J’admets que je force légèrement le trait mais c’est l’exercice qui veut ça. Il s’agit d’un texte à valeur de prospective. Ceci étant, je reste convaincu (et d’autres de mes textes le démontrent) de l’impact du matériel sur nos pratiques connectées. Ainsi, l’absence de lecteurs de CD, la mutiplication des offres « cloud only » et les autres éléments objectifs mentionnés dans ce texte indiquent en tout cas de manière claire que nous n’aurons demain plus trop le choix du « stockage ». QUand à savoir quelles seront les réactions et les pratiques de futures générations connectées, j’en laisse le soin à ceux qui disposent de boules de cristal. Moi je n’en ai pas. Je me contente juste d’essayer d’allumer une petite lumière rouge qui nous dit : « faites quand même attention … »
demain l’usage intensif de la voiture fera disparaître les jambes le téléphone portable sera greffé à la naissance de tout être humain les animaux seront virtuels exclusivement et il y aura belle lurette que la langue française sera devenue langue morte