Si tu m’likes pas, taar ta gueule à la récré

Le web a 20 ans. Google a 16 ans. Wikipédia a 13 ans. Et aujourd'hui donc, 4 février 2014, Facebook a 10 ans. Le benjamin s'appelle Twitter, il n'a que 8 ans.

20 ans de web, 10 ans de Facebook.

Un peu plus de 2 milliards d'internautes, un peu plus d'un milliard de comptes Facebook. Difficile au-delà des polémiques sur son avenir florissant ou sa mort prochaine, de le traiter autrement que comme l'un des biotopes structurant de notre vie (connectée ou non).

Pourtant Facebook est l'antithèse du web.

Son like a tué le lien. La promesse d'un espace public traversable s'est muée en construction d'un lieu privatif, d'un "jardin fermé". Les interactions de bas niveau (kakonomie) on pris le dessus. La rediffusion (de contenus) a pris le pas sur la création ou même sur le partage (qui suppose une réelle appropriation possible). Facebook a créé de l'homogénéité, de l'entre-soi, de l'homophilie plutôt que de la diversité ou de l'altérité (effet des bulles attentionnelles de Eli Pariser). Se frotter à d'autres cultures, à d'autres religions, à d'autres vues politiques, à d'autres opinions religieuses dans une optique de débat et/ou de découverte réclame deux choses totalement absentes de Facebook : du temps d'acclimatation et de la médiation par un tiers. Le métier de Facebook n'est pas de nous donner du temps, ni d'assurer une médiation ; le métier de Facebook n'est que celui de la mise en contact, de l'adressage stricto sensu. Or le contact avec l'altérité, avec la différence est inéluctablement générateur de tensions, de frictions. Et Facebook a horreur des frictions.

Fb-carto

(Source : extrait de la remarquable "map of the internet" de Jay Simmons)

Facebook a retourné le web comme on retourne un gant.

Facebook a transformé des externalités en autant d'internalités. Entretenu et donné corps à la mythologie fondatrice du contrôle et du panoptique. Assuré sa survivance en devenant le catalogue adressé et adressable d'un milliard de profils. Une couche basse du réseau, un annuaire, un trombinoscope, traversé par du "faire société" davantage que par les "sociabilités nouvelles" que nous fantasmions initialement, qui nous étaient initialement promises. Sans adressage, sans possibilité d'adresser, de "s'adresser à", il n'y a pas de société, pas de web. L'adressage des pages reposait sur l'URL, et de la captation, du brassage de l'organisation et de l'accès à ces adresses dépendait et dépend toujours l'empire économique bâti par Google et quelques autres sur d'incontournables externalités ; l'adressage des profils dans un biotope fermé me semble difficilement porteur des mêmes promesses, du même avenir.

Alors pour ce joyeux anniversaire, il est de bon ton de poser la question : "quelle est la marque que Facebook laissera sur internet ?"

Google fut une machine à produire de la hiérarchie. Wikipédia le catalyseur de nouvelles formes d'organisations humaines susceptibles de produire de la connaissance, une anti-hiérarchie, anti-hiérarchie des autorités et des sujets. Facebook restera dans l'histoire comme une machine à produire de la norme, des "policies", des règles**. Pas systématiquement "d'en haut" (les CGU sont faites pour cela) mais à partir d'usages sociaux eux-mêmes très normés, très marqués culturellement, dont certains, à la marge, divergent, mais dont l'immensité converge, que Facebook se contente de catalyser, de récupérer et d'instituer comme autant de nouvelles règles applicables par mimesis et par capillarité à … la moitié de la population connectée. A la manière d'une ligne d'infra-basse. Qui produit à son tour de nouveaux comportements normés. Ad libitum.

Facebook est un réducteur de possibles, un réducteur d'affordances. Au-delà de Facebook c'est l'ensemble des biotopes dominants du numérique qui, faute d'être en capacité de la traiter, cherchent aujourd'hui à bannir la friction, la ruguosité, la stochastique, le surgissement, l'inattendu, l'improbable, l'aléatoire, la sérendipité, l'affordance. Pourtant, ce fut là le coeur battant de l'algorithmie du Pagerank.

C'est peut-être cela, la "marque blanche" que Facebook laissera à l'échelle du web.

Peut-être également cela qui assurera sa perte ou sa survie. Certainement cela enfin, qui n'en demeure pas moins une formidable promesse : celle de la fin d'un cycle, d'un possible retour à l'éphémère face à la lassitude qu'engendre l'industrialisation routinière d'une éphéméride permanente ; possible retour à l'éphémère qui, même s'il est pour l'instant d'abord un argument marketing réactionnaire (= "en réaction à"), contient aussi suffisamment d'ambition assise sur suffisamment de frustrations pour que demain s'invente une nouvelle plasticité du réseau, de nouveaux centres mouvants, et que pour les 20 ans de Facebook nous constations que le web a une nouvelle fois changé d'axe de rotation.

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**Un amical merci à Christophe Benavent, certaines idées de ce billet doivent beaucoup à notre discussion d'hier soir.

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Quelques articles dignes d'intérêt sur ce "likenniversaire" :

Et quelques-uns des billets de ce blog consacrés à Facebook :

 

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