C'est aujourd'hui le 1er Avril. The Day of The Blague. Et les blagues, fines, hénaurmes, improbables, troublantes, se multiplient comme à l'accoutumée. Ici on aperçoit des requins sur les plages vendéennes, ici on cherche des pokémons dans les Google Maps, là on nous annonce que nos photos Facebook pourront désormais être vendues aux professionnels des médias, même le très sérieux journal Le Monde annonce la nomination comme premier ministre de Manuel Valls.
C'est au pied du mur qu'on voit la blague.
Pour trouver ces blagues, jadis, on naviguait à l'aveugle, au gré de la consultation d'un site d'information, d'un blog, d'une page. On en ratait certaines. On attendait le lendemain de lire quelque part une "compilation" des meilleurs blagues. Aujourd'hui, aujourd'hui 1er Avril, l'essentiel de ces blagues tapissent nos newsfeed (fils d'info) Facebook. Nos Newsfeeds Facebook sont des concentrés de blagues. Une vaste blague.
Aux états-unis, 30% des adultes s'informent par le biais de leur mur Facebook. C'est le résultat d'une étude récente du Pew Internet. Plus précisément :
"three out of ten American adults get a portion of their daily news when browsing Facebook. In addition, more than three fourths of the respondents see news on Facebook when browsing their feed for other reasons and 22 percent believe that Facebook is a good place to read news each day. Interestingly, more than a third of respondents like a news organization or specific journalist on Facebook, thus social updates from those pages are laced into their news feed."
Je traduis :
"30% d'adultes américains obtiennent une partie de leurs informations quotidiennes en parcourant leur mur facebook. De plus, plus de 3/4 des personnes interrogées voient une information alors qu'ils consultent leur mur pour une autre raison et 22% pensent que Facebook est un bon endroit pour s'informer quotidiennement. Autre point intéressant, plus d'un tiers des répondants "aime" une page d'un site d'information ou d'un journaliste, de telle sorte que les mises à jour de ces pages sont imbriquées dans leur mur."
Sans blague.
Voici maintenant une série de faits, qui ne sont pas des blagues.
- le temps moyen passé sur Facebook augmente chaque année (6h45 par mois en 2014)
- sur ce temps passé sur Facebook, le newsfeed (fil d'actualité) représente 40%
- les réseaux sociaux produisent, malgré les dénégations tenaces des premiers concernés, dénégations à prendre avec distance, les réseaux sociaux produisent, disais-je, un effet de bulle attentionnelle (Eli Pariser, "Filter Bubble")
- Les réseaux sociaux produisent un effet de bulle émotionnelle ("ils magnifient l'intensité globale de l'expression des émotions")
- plus le réseau social est étendu, plus le monde se rétrécit (une sorte d'effet Milgram inversé, un cercle relationnel et attentionnel au diamètre en diminution constante)
- les status exprimant un sentiment de "bonne humeur" génèrent légèrement plus d'interaction que ceux exprimant le contraire, mais dans l'échelle des sentiments, la colère est beaucoup plus influente / virale que les autres émotions comme la joie ou la tristesse.
- la question est posée de savoir si les réseaux sociaux peuvent un jour remplacer les moteurs de recherche dans l'accès à l'information. Le taux de progression des premiers est en effet en augmentation constante.
- les algorithmes sont les nouveaux gardiens du temple. Temple de l'attention, temple de la consommation, temple de l'information.
- dans la guerre du classement et de la hiérarchisation de l'info, les journalistes sont de facto placés dans un système de double contrainte qui les force simultanément à intégrer de nouveaux usages mais leur impose également de modifier les conditions d'exercice même de leur profession à chaque battement d'aile algorithmique.
- ce n'est pas un hasard si le politique est par excellence le facteur clivant de ces bulles attentionnelles et émotionnelles, parce que le politique est aussi le projet d'un vivre ensemble. Or comment vivre ensemble dans un immeuble d'un milliard de voisins ?
Closer de l'info et in-between de la réception.
Récemment, Christine Boutin s'appuyait sans sourciller sur une citation du site parodique Le Gorafi pour dénoncer une réforme gouvernementale. Probablement l'avait-elle lue dans son newsfeed. Je gage qu'elle ne sera pas la dernière à se faire ainsi prendre. Cette anecdote est en effet révélatrice d'une nouvelle proxémie informationnelle qu'inaugurent les réseaux sociaux en proposant un mashup, une agglutination constante de sources émanant d'individus, de groupes organisés, de médias institutionnels ou parodiques et lissant le tout d'un même ciment nous emmurant dans nos certitudes en donnant à ces dernières le lustre cliquant d'une véracité ténue mais suffisante à l'expression "publique" et aux conversations d'entre-soi, un lustre dans lequel chacun peut à tout instant trouver disponible l'illustration de ses propres préconçus.
Un poisson, des poisseux.
Le trésor de la langue française nous rappelle l'importance de la notion de visquosité dans les différents sens du verbe poisser.
Poisser : "Être, rendre collant, visqueux; au fig., contrarier par sa présence continue, sa constance."
Facebook depuis toujours hostile à toute forme de friction entretient à dessein un algorithme dont l'un des buts est de profiter de notre "présence continue", de notre "constance" de publication pour "rendre collants" les fils d'infos, pour produire de l'adhérence comme préambule à la construction de l'adhésion.
Le "like" (souvenez-vous …) est le premier levier de cette stratégie, sa plus visible étrave, sa plus pregnante entrave. Confessant enfin dans une étude publiée ici, que "Likes, on the other hand, have little to no effect on relationships, possibly because Likes "cost less" socially"", ce que je tentais déjà de démontrer ici concernant le coût cognitif nul du même like.
Coût cognitif nul, coût social égal à zéro. Zéro plus zéro = la tête à toto. Le même toto que dans les "blagues de". CQFD.
Ces poissons poisseux sont nos masques. Qui peinent à masquer les poissards de l'info, les taulards de l'affect, les roublards de l'émotion que l'on nous dit de devenir.
C'est la poisse. La poisse d'avril.
j’aime toujours votre humour 🙂 une (future) prof doc