A chaque révolution copernicienne de l’internet, à chaque changement d’axe de rotation du web, on se rapproche toujours davantage de la fusion homme-machine, nous ramenant à Wiener et à ses travaux pionniers sur la cybernétique :
"la thèse de ce livre est que la société peut être comprise seulement à travers une étude des messages et des « facilités » de communication dont elle dispose. Et que dans le développement futur de ces messages et de ces facilités de communication, les messages entre l’homme et les machines, entre les machines et l’homme, et entre la machine et la machine sont appelés à jouer un rôle sans cesse croissant." Norbert Wiener in Cybernétique et société, 1950.
Pour le web des documents, nous nous étions contentés d’une fusion métaphorique. En 2009 je "théorisais" le fait que l’homme était un document comme les autres. En 2010, la bascule Orwellienne était franchie par un candidat au congrès républicain qui, désireux de "pucer" les immigrés, avait cette formule glaçante : "We should document them".
Du temps du web des documents toujours, nombreuses mais infructueuses avaient été les tentatives de fusionner puissance de calcul algorithmique du Pagerank à l’essor du champ, des enjeux et des technologies de la génomique personnelle.
Rapide rappel des faits :
Dès 2005, Craig Venter et Google lançaient un programme commun pour dresser un catalogue du génome humain. La suite, c’est l’histoire des moteurs de séquençage, des moteurs médecins. Depuis 2007, Google (Microsoft aussi …) a souvent tenté d’approcher et de phagocyter le champ de la santé, à la fois du côté prescripteurs, mais aussi (et surtout) côté patients (avec ses tentatives de dossier médical informatisé). Jusqu’aux hasards (?) de la vie qui amenèrent Serguei Brin (patron dudit Google) et Anne Wojcicki (patronne de 23andMe, l'une des sociétés de génomique les plus en vue) à convoler en justes noces avant de se séparer quelques années plus tard.
Jusqu'ici, tout va bien.
Et jusqu'ici, ça ne marche pas. Jusqu’ici ces tentatives n’ont pas donné grand chose. Sinon – ce qui est déjà colossal – l’appariement aussi prometteur et décisif (pour certaines thérapies géniques) qu’angoissant (dans l’usage qui pourrait en être fait) entre puissance de calcul et champ de la génomique, entre puissance de calcul algorithmique et "prescription" au sens médical du terme.
Le premier cyborg était tout entier contenu dans le premier lien hypertexte.
Lorsque les acteurs du web des documents commencèrent à s’intéresser aux questions de médecine et de génomique ils étaient à la fin d’un cycle : l’essentiel des documents devant l’être, avaient effectivement été indexés.
Puis après le web des documents vînt celui des profils. Ce cycle n’eut pas le temps de parvenir à son terme qu’un troisième cycle s’amorça : celui du "big data", celui du "web des objets". Et une nouvelle fois le web changea de paradigme et d’axe de rotation.
Du web des documents on retînt l’économie de marché et on observa que les assureurs (et les banquiers) y étaient les plus actifs et oeuvraient en silence dans l’océan mouvant des algorithmes qui firent la fortune de Google (adwords donc). Du web des profils on prit le catalogue à disposition et l'on nous fit faire le travail de l’écantillonnage. Pour ce cela reste un minimum sexy, on appela ça le "quantified self".
De l'infiniment dicible à l'infiniment miscible.
Place de marché, pan-catalogue des individualités humaines, capitalisme linguistique, la frontière du corps-interface qui tombe et avec elle celle du passage de l'infiniment grand (les corpus des documents ou celui des profils) à l'infiniment petit (la granularité des données et métadonnées associées à chaque profil, à chaque publication), avec elle ce qui devient le passage de l'infiniment dicible (publiable), de l'infiniment descriptible (indexable), vers l'infiniment miscible (absorbable) : programmes, données, capteurs, qui affleurent désormais à même notre corps (vêtements connectés), ou directement insérés (puces RFID sous-cutanées) ou ingérés, l'ère du cyborg, le fantasme du transhumanisme, et toute cette sorte de choses …
Et quand le web des objets arriva, il n’y eut pus qu’à … qu’à associer puissance de calcul, capacité de prescription, logiques de prédiction et big-quantified-self-datas, qu'à associer l'ADN aux objets connectés.
Mais si "je t'assure".
Et c’est une nouvelle fois un assureur qui se colla aux basses œuvres. Axa. Le même que celui qui s’était déjà rendu célèbre en proposant la première assurance internet (et son volet "identité numérique", serais d’ailleurs curieux de voir ce que ça donne mais bref …), Axa donc qui une nouvelle fois franchit la ligne jaune en conditionnant un avantage santé à un objet connecté. Certes c’est pour l’instant un jeu. Pour l’instant.
Un nouveau phénomène de transition de percolation est à l'oeuvre :
"Considérons un ensemble d’îles, et supposons que le niveau de l’océan baisse progressivement. (…) Peu à peu les différentes îles grandissent et certaines se relient entre elles. Un voyageur qui ne marche que sur la terre ferme est, au début, confiné dans une île. Toutefois cette île, lorsque le niveau océanique baisse, devient, le plus souvent, connectée à de nombreuses autres ; le domaine d’excursion de notre voyageur augmente.
Finalement, lorsque le niveau océanique atteint une certaine valeur critique, le voyageur peut s’éloigner arbitrairement loin de son point de départ : il est maintenant sur un continent, qui porte encore de nombreux lacs, mais qui est connecté : on peut aller d’un point à l’autre du continent sans jamais traverser un bras de mer. La transition que nous venons de décrire, entre un archipel d’îles déconnectées et un système où certaines des îles se sont soudées pour former un continent, est appelée transition de percolation."
Cette transition de percolation ne vise plus à unifier les documents et publications épars en un même continent d'indexabilité, elle ne vise plus à unifier les profils épars en un même graphe social, elle vise à effacer la frontière entre le corps et la machine, elle est l'aboutissement de la vision de Wiener et de la cybernétique.
Il y a plusieurs manières d’envisager cette fusion (inévitable, inéluctable), cette miscibilité, entre nous, les machines-objets, et les logiques et routines algorithmiques de mesure et de "quantification".
Web assurantiel et algorithmies circonstancielles.
La première de ces manières est une approche littéralement "assurantielle". L'éducation coûte cher ? Essayez l'ignorance. La santé coûte cher ? Essayez de la laisser aux assureurs. Place (de marché) aux assureurs et autres mutuelles privées. L'assurance ne fonctionne que sur la démesure de la crainte qu'elle rationnalise à son seul profit en comportements statistiquement objectivables et économiquement rentables.
Le seconde manière est circonstancielle. Et a partie liée avec le web assurantiel. Ce qui fonde l'assurance (et le besoin d'être "assuré") c'est la peur de la non-maîtrise des circonstances. Mais si l'ensemble des ces circonstances pouvait être pour l'essentiel maîtrisé ? Si l'essentiel des événements liés à de quelconques externalités pouvait être prévu à grands coups de traitements statistiques, de Big Data et de marketing ciblé ? L'assurance, le secteur assurantiel en sortirait-il affaibli ou renforcé ? Affaibli s'il laissait passer la chance de se réapproprier le modèle et changer notre regard, d'inverser la rationnalisation de nos craintes. Il n'aura pas cette courtoisie : vous vous assuriez hier par peur d'attraper un cancer, d'un accident de voiture, ou d'une hospitalisation longue durée ? Vous vous assurerez demain car nous aurons désormais toujours un chiffre à vous donner sur la probabilité de vous attrapiez ou soyiez prédisposé à attraper telle ou telle maladie ; vous vous assurerez demain car il y aura toujours une métrique de l'assservissement par la crainte, une métrique du management du capital santé par le stress, une statistique de la possibilité d'un mal. Le paradoxe de Zénon appliqué à la lettre : devant l'impossibilité de maîtriser le long terme, la grande distance, les logiques de "quantified self" fragmentent et atomisent notre rapport au monde, aux autres, à la maladie, à la vie "courante", elles nous plongent "in media res", à l'instar de la pregnance des systèmes de notification comme autant de :
(…) un système de remise à la tâche. La forme anecdotique d'un digital labour sur lequel se sont construites les industries culturelles qui ne peuvent tolérer l'inattention qui équivaut à une perte de profit.
A l'instar de la pregnance des systèmes de notification, disais-je, le "Big-Quantified-Self-Datas" n'a d'autre vocation que d'installer ce web assurantiel au coeur de nos routines documentaires, comportementales et sociales, de l'installer au coeur et des projections à court terme ou des projets à moyen terme que nous serions encore capable de mettre en place, de nous contraindre à choisir l'échantillonnage permanent pour masquer les possibilités pourtant réelles de multiplexage qu'offre aujourd'hui le numérique à chacun d'entre nous. Une lente, insidieuse, inexorable Taylorisation dans sa version moderne et machinique, le solutionnisme.
Cybernétique existentielle.
La troisième manière d’envisager cette fusion programmée, cette miscibilité, entre nous, les machines-objets, et les logiques et routines algorithmiques de mesure et de "quantification" est littéralement "existentielle", au sens de l’existentialisme Sartrien dans lequel "l’existence précède l’essence". Un existentialisme mâtiné d’une légère touche de Lawrence Lessig et de son "Code is Law". Le code informatique bien sûr mais aussi le code génétique. S’interroger de manière sartrienne sur l’existence du code. Le code (informatique aujourd’hui et génétique demain) précèdera-t-il encore la loi ? L’existence d’un code, son essence même en tant que code, sera-t-elle à même de nous priver de tout ou partie de ce que jusqu’ici nous appelions notre "existence" au rythme de notre libre arbitre ?
Dans un monde où, d'une part, chaque paramètre de notre existence pourrait être "solutionné", taylorisé, quantifié, échantillonné, dans un monde où, d'autre part, l'alliance des technologies du code (algorithmique et génétique) finiront peut-être par avoir force de loi à force de l'évidence aveuglante de leur pregnance dans les usages, que restera-t-il au final de ce qu'on appelle l'existence ?
Logique d'occupation.
"Jamais nous n'avons été aussi libres que sous l'occupation" écrivait encore Sartre. La question reste d'actualité. L'occupation n'est plus à prendre au sens d'un envahissement par des nations ou des légions ennemies, furent-elles celles des grandes firmes de la computation et de la calculabilité du monde. L'occupation est à considérer dans la capacité à consacrer du temps, du soin, à quelque chose qui ne se contente pas de "nous occuper" et nous notifiant en permanence une assignation à la tâche. L'occupation sur laquelle il nous faut aujourd'hui nous interroger, l'occupation dont nous sommes aujourd'hui les victimes consentantes est d'abord une occultation. Il y a aujourd'hui un glissement de l'occupation dans son sens étymologique premier : lat. occupatio "prise de possession, ce qui accapare l'activité". Si, aujourd'hui encore, nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'occupation, cette occupation est celle qui accapare davantage notre attention que notre activité, l'essentiel des logiques d'activités étant en effet largement externalisées et/ou prises en charge par différents capteurs auto-alimentés avant que d'être à leur tour récupérés par la puissance calculatoire et prédictive des algorithmes.
Pas plus que Wiener en sont temps nous ne pouvons ouvrir les innombrables "boîtes noires" qui sont aujourd'hui au coeur de nos existences. Nous reste à faire le pari qu'il nous sera encore possible d'être en situation de contrôle attentionnel sur les "entrées" (input) dudit système sans basculer dans des régimes d'aliénation. Nous reste également à apprendre comment reconquérir les logiques de feed-back, des logiques sur lesquelles nous avons prise, pour peu que nous soyons de nouveau capables non pas d'en maîtriser les codes, mais simplement de leur prêter une attention suffisante. Si les circonstances, et les assureurs, nous en laissent le temps ; s'ils nous laissent nous en occuper plutôt que de vouloir, à toute force, nous en couper.
Pour le reste en effet, jamais nous n'avons été aussi libres que sous l'occupation. Jamais surtout nous n'avons été aussi visionnaires que sous l'occultation.
"puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement." Jean-Paul Sartre.