C'est à la veille de la journée mondiale de libération des documents que la nouvelle est tombée. Facebook a annoncé avoir l'intention, "dans les prochains mois", de passer un accord avec de grands titres de presse pour héberger directement sur sa plateforme leurs articles plutôt que de renvoyer vers leurs sites comme c'est actuellement le cas.
Motif annoncé : 8 secondes (délai moyen estimé par Facebook) pour cliquer sur un article et attendre qu'il se charge sur le site cible du journal est trop long. Trop long pour Mark Zuckerberg, qui ne croit pas aux liens hypertextes (mais ça on l'avait compris depuis longtemps …)
Motif réel : entretenir le régime d'internalités qui est à la base de la survie et du modèle économique de la plateforme.
La carotte présentée aux sites de presse tient en deux mots : meilleur expérience utilisateur, et augmentation du trafic, de la visibilité de leurs articles. Et donc meilleure monétisation (mais régulée entièrement par Facebook et à la discrétion de Facebook …). La carotte de l'augmentation du trafic n'est d'ailleurs pas un mensonge : depuis plusieurs mois, en "forçant" à publier nativement les vidéos sur sa plateforme plutôt que sur une autre (genre Youtube), Facebook affiche une visibilité parfois jusqu'à 10 fois supérieure pour lesdites vidéos. Le fait qu'il ne soit plus possible (ou très difficile) de les partager et de les exploiter en dehors de Facebook à l'aide d'un vieux truc qui s'appelle un lien hypertexte relève du dégât collétéral dans les usages alors qu'il s'agit une nouvelle fois de la mort d'un écosystème mondial.
<Mise à jour du soir> J'apprends à l'instant que Facebook va permettre d'insérer (embedded) ses vidéos sur d'autres sites. Le web en train de se retourner comme un gant autour des deux grands écosystèmes propriétaires que sont Facebook et Youtube. Après avoir aspiré et phagocyté les externalités disponibles (bouton "like"), il s'agit maintenant de contaminer le web avec ses propres internalités. #CQFD </mise à jour>
Google op-presse et Facebook s'em-presse
En même temps que cette annonce, on prenait connaissance des 44 dossiers déposés pour la seconde année d'existence du "fonds Google pour l'innovation numérique de la presse". Comment ne pas se souvenir également du combat et du bras de fer permanent que le même Google, via son portail "Google News" avait engagé avec les titres de presse, suscitant l'ire de ceux-ci, les journaux de pays entiers** tentant de faire valoir leur droit de retrait pour finalement sagement rentrer dans le rang tant n'être pas référencé dans Google News équivaut in fine à se priver de leur première source de trafic, donc de public, donc de publicité, donc de rentrées financières.
**Axel Springer en Allemagne, qui eut finalement trop peur et jeta l'éponge, même chose annoncée pour l'Espagne, hier la presse belge francophone, etc …
Questions ouvertes.
Sans savoir ce que deviendra cette annonce et si les accords annoncés avec le New-York Times, le Guardian, Buzzfeed ou National Geographic feront tâche d'huile, les risques d'un tel modèle sont gigantesques. A noter que selon le New-York Times qui a révélé l'info, le Huffington Post et le site Quartz auraient pour l'instant décliné la proposition de Facebook.
D'abord il y a la soumission aux variations algorithmiques de Facebook. Les rédactions de la planète tremblent déjà à chaque Google Dance, s'efforçant tant bien que mal de recoller les morceaux de leurs audiences aléatoirement perdues, elles tremblent aussi et trembleront davantage encore devant les soubresauts de l'Edgerank. A fortiori si elles perdent le peu de maîtrise qu'il leur reste encore sur la visibilité de leurs contenus.
Ensuite il y a la question de la liberté de la presse. Ben oui. Question évidemment liée à la précédente. A partir du moment où Facebook décide "d'encapsuler" les articles au sein même de sa plateforme contre une rétribution financière pour les sites partenaires, cette vassalisation contre espèces sonnantes et trébuchantes le place – Facebook – en situation de contrôle du marché de l'accès à l'information. Et il est évident que Facebook donnera la priorité aux sites qui auront accepté son deal au détriment des autres. C'est LA règle de base de ces écosystèmes : favoriser les sites issus de leurs propres rangs, de leurs propres services.
Il y a aussi la question de la liberté d'expression. Et de la démocratie. A son tour liée aux deux précédentes. Il est déjà largement démontré que les algorithmes dits de prescription, en faisant simplement varier la place des infos qu'ils affichent dans leurs pages de résultats ou sur nos "murs", sont capables de "fabriquer l'opinion" jusqu'à influencer le résultat d'une élection, dans un sens ou dans l'autre.
Enfin il y a la question de la survie du web, la question des "jardins fermés" qui résume et subsume les précédentes. L'appétit et la nature de Facebook le placent dans une situation de prédation bien plus alarmante que celle inaugurée par la "Google dépendance" de la presse. On ne parle plus ici d'afficher des extraits et de renvoyer vers les sites de presse mais d'encapsuler entièrement au sein d'une plateforme privée tout ou partie des plus grands titres de presse de la planète. Le degré zéro de la métonymie. La partie prise pour le tout, mais qui devient le tout. Des usagers, des lecteurs "captifs", un "Facebook Web" – d'ailleurs déjà à l'oeuvre – se résumant aux sites et informations que Facebook aura choisi de monétiser, pour des raisons qui au mieux n'appartiendront et ne seront connues que de Facebook, et qui au pire seront strictement économiques ou ne relèveront que de logiques d'audience (ce qui revient d'ailleurs au même).
Les fadas du goolag.
Le tout est très bien résumé par Vincent Glad :
"Facebook justifie ce partenariat par la nécessité de charger plus rapidement les articles. Le vieux mode de fonctionnement du web, avec ces hyperliens qui lient des pages entre eux, lui semble définitivement dépassé. Un article qui «met 8 secondes à se charger dans un navigateur web» est une inutile perte de temps pour Facebook.
Au prétexte de faire gagner quelques secondes à ses utilisateurs, Facebook est en train de créer un Internet en vase clos, qui se charge depuis le même onglet. L’application mobile, ce réduit qui oblitère la richesse de l’Internet au profit du confort de l’utilisateur, est en train de devenir la norme, y compris sur Internet. Facebook veut se confondre avec le world wide web."
Comme je l'écrivais, dépité, sur Twitter,
"Entre Google qui finance l'innovation numérique pour la presse, Google News qui suce et contrôle son traffic, Facebook qui veut maintenant héberger directement les contenus, et Dassault, Lagardère et Pigase qui sont l'actionnariat majoritaire …"
Ce n'est plus les GAFAs, mais déjà les Fadas (FAcebook DASsault) et le Goolag (GOOgle LAGardère) de l'infotainment.
La fonction crée l'organe (de presse).
Si l'on reprend la toujours pertinente catégorisation des 6 fonctions du langage de Jakobson, la principale force de négociation de Facebook tient à ce qu'il est le seul écosystème à être capable de jouer aussi finement sur 5 des 6 fonctions de Jakobson, à l'échelle d'une population d'un milliard et demi d'internautes (soit la moitié de la population disposant d'un accès internet dans le monde) :
- Facebook phatique : notre usage de Facebook est, per se, de nature phatique (mise en place et maintien de la communication avec nos "amis").
- Facebook expressif : il connaît mieux que quiconque (via son bouton Like) l'état d'esprit du locuteur et peut donc s'amuser comme il l'entend avec la fonction expressive (expression des sentiments du locuteur)
- Facebook conatif : via la documentation de nos profils, il est le plus à même de jouer sur tout le spectre de la fonction conative (relative au récepteur)
- Facebook référentiel : il dispose également, via son algorithme Edgerank, d'une puissance de frappe inégalée pour ce qui est de travailler autour de la fonction référentielle du message (le message renvoie au monde extérieur), c'est à dire de l'inscrire dans un contexte donné, quelle que puisse être la variabilité de ce contexte à l'échelle d'un individu ou d'une immense collection d'individualités
- Facebook métalinguistique : là encore via son Edgerank, il incarne parfaitement la fonction métalinguistique (le code lui-même devient objet du message), le code informatique fonctionnant de manière auto-référentielle (il a pour but d'augmenter artificiellement la visibilité de certains messages et évalue en temps réel le succès ou l'échec de cette stratégie pour modifier en retour et de manière dynamique certaines parties de son propre code)
La machine est lancée et il est peu probable que l'on parvienne à l'arrêter. Les seules solutions, les seules alternatives sont pourtant connues et peuvent se résumer aux propositions suivantes, aux 4 solutions de sortie de crise listées ci-après.
4 solutions de sortie de crise.
1. Des algorithmes rédac'chefs aux clés du code de l'éditorialisation.
Il faut "forcer" les plateformes à "ouvrir" ou à "dévoiler", sinon au grand public ou aux états, à tout le moins à des tiers partenaires (les éditeurs de presse par exemple …) la partie du code, de leur algorithmie s'apparentant à des processus classiques d'éditorialisation. Je m'en étais déjà expliqué en détail ici ou là :
"Il est vain de réclamer la dissolution de Google ou d’un autre acteur majeur comme il est vain d’espérer un jour voir ces acteurs «ouvrir» complètement leurs algorithmes. Mais il devient essentiel d’inscrire enfin clairement, dans l’agenda politique, la question du rendu public de fonctionnements algorithmiques directement assimilables à des formes classiques d’éditorialisation."
C'est une négociation qui peut aboutir. Il faudra du temps et de la fermeté mais c'est possible. D'abord parce que Facebook a besoin de sites de presse. Ensuite parce que, sur d'autres sujets mais avec des rapports de force assez semblables, il est possible de faire plier ces géants (que l'on se souvienne par exemple de la fin des clauses d'exclusivité dans le cadre des pharaoniques contrats de numérisation de Google Books, des revirements de Facebook et termes de protection de la vie privée, etc.).
2. Créer un index indépendant du web.
C'est le point pivot. Le nerf de la guerre. Et pas que pour sauver la presse. Pour sauver le web dans son ensemble, menacé par un double mouvement d'enfermement : celui des plateformes et des jardins fermés d'une part, et celui des "applications" d'autre part. Il faut créer – mais alors vraiment de toute urgence – un index indépendant du web. Se souvenir que le web ne repose QUE sur des technologies, des standards et des protocoles OUVERTS. C'est faisable, c'est possible, les infrastructures et les acteurs industriels sont là, ne manque plus que la volonté politique. Là aussi je l'ai déjà dit et "démontré" ici et là.
"nombre de monopoles se fissureraient, nombre d'usages émergeraient, et nombre de processus de contrôle et de réflexion sur le niveau d'automatisation accepté / acceptable pourraient être étudiés ou déployés. Parce qu'il nous faut redéployer toute la chaîne, la même, qui permit à Google et aux autres d'être aujourd'hui dans la situation d'exercer un monopole avant que de prétendre pouvoir briser ledit monopole. Et que Google et les autres ont commencé par bâtir un index. (…) Parce que c'est une solution qui dispose de l'énorme avantage d'être bien plus possible, plausible, adaptée et réalisable à court terme que les innombrables tentatives de légiférer sur le sujet, sans parler des non moins inénarrables aventures des Quichottes modernes s'en allant démembrer le géant."
"J'entends déjà les "impossible", "trop compliqué", "trop long", "trop tard". Et je réponds : le Hathi Trust a réussi à créer une copie déjà suffisamment significative de la base de donnée Google Books. La fondation Internet Archive de Brewster Kahle archive sans relâche livres, films, textes, et documents divers à une échelle colossale. Nous disposons de technologies open source de recherche. Nous disposons de sociétés, d'ingénieurs, de développeurs et d'outils déjà plus que performants en termes de crawling et d'analyse (Linkfluence ou bien encore Exalead pour n'en citer que deux). Chaque pays (européen tout au moins), dispose – ou peut disposer à très court terme – de la puissance de calcul nécessaire et des infrastructures de stockage idoines. Chaque journal de presse nationale, de PQR, chaque bibliothèque, chaque université, chaque entreprise dispose de ses archives, de sa base de donnée, qu'il/elle serait libre de verser dans cet index indépendant en lui faisant immédiatement atteindre un effet de seuil qui, sans renverser le colosse de Mountain View, l'inciterait probablement à faire profil bas autour d'une quelconque future table des négociations."
On attend … quoi ???
3. Revoir totalement le modèle des aides à la presse.
Réorganiser complètement le modèle étatique des aides à la presse, qui finance davantage Closer et Télé Z que le Monde Diplo.
4. Ne pas confondre "presse" et "to press"
Que la presse arrive à se convaincre elle-même qu'elle est à la recherche de lecteurs plutôt qu'à la recherche de trafic et de "vues". Que "voir" un article n'est pas le "lire". Que "presser" sur un Like n'entretient pas la presse mais seulement la pression sur la presse. Se souvenir, aussi. Se souvenir qu'à la différence notable de la plupart de sites de presse, Ecrans et Libération avaient, en 2010, eu le courage de ne pas installer le "like" en bas de chaque article. Rappelant en cela qu'il n'est de servitude que volontaire. Dommage qu'ils n'aient pas été davantage suivis.
5 = 4 + 3 + 2 + 1
Soyons clairs, prise isolément, aucune de ces 4 solutions ne sera efficace ou suffisante. Ce n'est que de l'action conjointe sur ces 4 leviers de négociation que nous pourrons prétendre collectivement réinstaller la presse dans son espace légitime : celui de l'exercice du droit d'information, et celui de la vigilance démocratique. Et accessoirement sauver le web. Et le monde 😉
A lire ailleurs (que sur Facebook …)
Quelques lectures utiles sur l'annonce de Facebook :
- L'info originale publiée sur le New-York Times.
- Le billet de Vincent Glad
- l'article des Inrocks
- Billet sur Slate "Facebook veut devenir le maître de l'info" avec cette intéressante citation reprise du NYTimes : "Le secteur de l'édition est en train de vivre son moment iTunes"