Google vient donc d'annoncer le lancement de Stadia, un service de jeu vidéo en streaming. Sans console.
Sans. console.
Les succès récents, notamment celui de Fortnite (et pourquoi il faut sérieusement s'y intéresser), attestent que les usages sont plus que prêts.
Sans disposer de boule de cristal, et que ce soit Stadia de Google qui emporte le marché ou bien un concurrent futur ou déjà existant (Microsoft est sur les rangs, et même Apple, historiquement constructeur, vient d'annoncer son arrivée sur le marché des contenus, et notamment des jeux vidéo en streaming et par abonnement), on peut parier sans risque qu'en moins d'une génération la possession d'une "console" familiale, résidente, de salon, paraître aussi saugrenue que l'est aujourd'hui celle de la possession d'un magnétoscope, d'un lecteur DVD ou d'une chaîne hifi avec un lecteur CD.
L'annonce quasi-simultanée des trois géants que sont Google, Microsoft et Apple ne laisse absolument aucun doute sur l'urgence de leurs ambitions et la manière dont ils entendent (re)modeler les usages. Même si chacun a, dans ce virage, ses propres intérêts stratégiques à court et moyen terme. Pour Google il s'agit essentiellement de continuer de monétiser son service phare Youtube (avec le succès des vidéos en streaming liées à l'activité du jeu en ligne), service et secteur de plus en plus attaqués et concurrencés (par Twitch / Amazon notamment). Pour Apple, il s'agit de préparer un virage à 180 degrés du côté des contenus. Et pour Microsoft, de continuer de jouer dans la cour des grands.
Nos usages professionnels, personnels, familiaux, intimes, migrent tous massivement dans le "cloud" et il était donc logique que le jeu vidéo suive le même chemin.
Mais.
Le jour où notre console aura disparue.
Il y a presque exactement 14 ans, le 21 Avril 2005, je signais une tribune dans Le Monde titrée : "Le jour où notre disque dur aura disparu". L'idée était de questionner ce rapport à la dématérialisation de toutes nos pratiques culturelles. Extrait :
"(Tous veulent) devenir le portail Web unique et universel. Pour cela, il faut que ces services soient autant de ponts entre trois espaces bien distincts : d'un côté le Web public, de l'autre le Web privé (courriels, forums, listes de diffusion…), enfin notre "monde informationnel personnel", enfoui dans les mémoires de nos ordinateurs.
Ces trois espaces n'en forment déjà plus qu'un. Ils sont tous entrés dans la sphère marchande, bouleversant notre rapport intime à l'information, transformant aussi les relations que la planète connectée entretient avec la connaissance. (…) Qu'adviendrait-il si nous n'avions plus le choix ? Si les disques durs disparaissaient au profit d'espaces et de services d'information exclusivement "en ligne" ?"
A l'occasion du lancement (en 2012) de Google Drive, j'exhumais un diaporama de l'entreprise datant de 2006 où était explicité le projet d'un stockage à 100% de l'ensemble des services et – donc – de nos pratiques :
"En nous rapprochant de la réalité d'un "stockage à 100%", la copie en ligne de vos données deviendra votre copie dorée et les copies sur vos machines locales feront davantage fonction de cache. L'une des implications importantes de ce changement est que nous devons rendre votre copie en ligne encore plus sûre que si elle était sur votre propre machine."
En 2009, le navigateur Chrome devenait un OS, et en 2011 Google lançait sa gamme d'ordinateurs Chromebook. Des ordinateurs dont le petit disque dur ne servait plus qu'à accéder aux services dématérialisés de Google.
En Septembre 2012 je proposais la notion "d'acopie", définie comme suit :
"L'acopie ce serait alors l'antonyme de la copie. Un terme désignant la mystification visant à abolir, au travers d'un transfert des opérations de stockage et d'hébergement liées à la dématérialisation d'un bien, la possibilité de la jouissance dudit bien et ce dans son caractère transmissible, en en abolissant toute possibilité d'utilisation ou de réutilisation réellement privative."
En 2013 j'expliquais pourquoi après que les "supports" ont changé désormais plusieurs fois par génération (ordinateurs, téléphones cellulaires, tablettes, liseuses, phablettes, etc.) la génération actuelle serait la première génération sans support. Une génération littéralement in-supportable. Et pourquoi nous lui devions de veiller à ce qu'elle ne soit pas sans mémoire(s).
Et désormais en 2019 donc, la fin programmée des consoles de jeu.
Et donc ?
"L'architecture", disait Plotin, "c'est ce qui reste de l'édifice, une fois la pierre ôtée". Ok. Mais que reste(ra)-t-il de nos pratiques culturelles une fois la matérialité ôtée, sinon cette architecture qui n'est que celle du modèle économique publicitaire, l'architecture des conditions de mise en oeuvre de son traçage au seul service de nos profilages ?
La question n'est pas de se raccrocher à des matérialités que l'on sait condamnées en voulant réhabiliter la VHS, le CD, ou les consoles de jeux et leurs "cartouches". La question n'est pas non plus d'augurer en Cassandre des effondrements qui ne viendront pas, dans le secteur du livre notamment. Mais la question est celle des architectures culturelles que nous souhaitons défendre et préserver. Et cette question nous oblige à penser notre rapport à la matérialité et à la dématérialisation non pas seulement en termes d'accès mais aussi de transmission, de partage, d'appropriation et "d'adressage".
Ne nous trompons pas d'horizon. Il ne s'agit pas que "d'héritage". Je ne suis pas particulièrement attaché à la transmission de jeux vidéo sur Wii ou PS4 à mes enfants. Et je pense surtout qu'eux-mêmes n'en auront pas grand-chose à faire. Comme ils n'auront probablement pas grand chose à faire de la plupart des livres, CD, et K7 que je leur laisserai. Le rituel de transmission de matérialités davantage chargées en encombrement qu'en émotion n'est pas un enjeu si on le considère isolément ou à l'échelle d'individus seuls.
A l'échelle familiale, la question prend déjà un autre sens quand on se demande si nous serons encore en mesure non pas simplement d'évoquer mais de "documenter" notre histoire culturelle familiale inter-générationnelle ?
Mais socialement et collectivement, il semble vital que nous puissions demeurer en capacité de faire l'histoire de nos pratiques culturelles. Et à ce titre il faut saluer l'immense travail fourni par un certain nombre de structures, dont Internet Archive qui, par exemple à l'échelle des jeux vidéo, propose un archivage et des solutions d'émulation pour vivre et faire revivre ces formes d'expression culturelles. Sans publicité :-). Rappelons-le, l'Internet Archive est une fondation, et pas un service public.
C'est donc de la possibilité même de faire cette histoire que les architectures techniques publicitaires pourraient, à terme, nous priver à leur seul bénéfice. Il est dommage et d'une certaine manière inquiétant que ne restent de nos pratiques culturelles que l'empreinte publicitaire et attentionnelle de nos comportements. Et qu'elle soit à la seule et unique disposition des plateformes qui la collectent et la scrutent.
L'adressage plutôt que l'héritage.
Toute matérialité ne vaut pas d'être transmise, mais seule la matérialité dispose aujourd'hui de formes transmissibles non-marchandes. Et c'est peut-être cela qu'il faut interroger : le caractère aujourd'hui quasi-exclusivement marchand d'un immatériel culturel qui reste, pour l'essentiel, intransmissible.
Ce qui est transmissible doit être adressable. Localisable. Or pour l'essentiel de l'immatérialité culturelle dans laquelle nous évoluons, plus rien n'est précisément et spécifiquement adressable. Les "adresses", les URL disparaissent. Et avec elles la possibilité "d'adresser" et donc, de "s'adresser à". Je n'achète pas la série "Machin Chose" mais j'achète un abonnement Netflix. Je n'achète ni n'adresse le dernier album de mon groupe préféré mais j'accède à la seule adresse de Youtube de leur chaîne. Et ainsi de suite.
Je n'adresse pas, je n'adresse plus ma consommation culturelle sur une oeuvre mais sur un catalogue d'oeuvres. Des oeuvres dont aucune n'est "détachable" en dehors de l'adresse du catalogue lui-même. Or comme le rappelait Simondon dans son ouvrage sur la technique : "un objet technique est produit quand il est détachable (…)". Et comme je l'avais expliqué à de nombreuses reprises, ici ou là notamment :
"les grandes plateformes se caractérisent aujourd'hui précisément par le fait que non seulement nous avons de plus en plus de mal à nous en détacher, mais surtout par le fait qu'elles comportent de moins en moins d'éléments "détachables"."
Un artefact culturel, une "oeuvre" comme unité intellectuelle, se doit d'être également détachable. Les bibliothèques le savent bien lorsqu'elles travaillent sur "l'exemplarisation" : pour pouvoir circuler, une oeuvre, un document doit s'inscrire dans une perspective holistique qui est celle des "collections" de la bibliothèque, mais il ne peut y avoir d'appropriation sans l'exemplarisation qui permet à chacun de la faire sienne, le temps d'un emprunt. Si plus rien n'est "détachable", si plus aucune oeuvre n'est "adressable" en dehors des étagères infinies d'une architecture d'accès dont la finalité n'est que celle d'un traçage publicitaire comportemental, si plus rien n'est empruntable en dehors d'une empreinte publicitaire, alors nous aurons perdu sur un sujet absolument essentiel : celui de la confidentialité de l'acte de lecture / visionnage, de la confidentialité de nos pratiques culturelles. Et autant le dire clairement, il est presque déjà trop tard. Or cette confidentialité est une condition première de la démocratie. Si l'on fusionne ou si l'on conditionne l'emprunt à l'empreinte, et si cette empreinte n'est plus collectée que par des sociétés privées dans le cadre d'une logique publicitaire on sort d'une logique de circulation (et de diversité) culturelle pour entrer dans un monde où chaque choix est d'abord une soumission aux rentes attentionnelles qui l'autorisent. La polémique autour du dernier épisode "interactif" Bandersnatch de la série Black Mirror sur Netflix en a fourni un magnifique exemple.
D'où l'importance de la notion d'adresse et d'adressage. Car "adresser" c'est être en capacité de "détacher", de prendre isolément, et donc de commencer un authentique travail d'appropriation, seule condition d'une future possibilité de partage qui soit autre chose qu'une simple et triviale rediffusion.
Ce qui n'est pas détachable ne peut pas être transmis. Ce qui n'est pas détachable rend impossible une forme de détachement culturel nécessaire à la circulation des oeuvres et des idées.
Sortir un livre d'un rayonnage c'est l'en détacher. Sortir un livre (ou un CD, ou un jeu, ou un DVD …) c'est le prendre. Et cette possibilité de prise est la première garantie contre toute emprise. De la même manière que la sur-présence du "terminal" (qu'il soit ordinateur, tablette ou smartphone) rend, par nature, la consommation culturelle in-terminable.
Au regard de l'ensemble de nos pratiques culturelles existantes, familiales ou professionnelles, publiques ou privées, les plus triviales ou les plus intellectualisées, posons-nous cette question simple : que sommes-nous encore en capacité de réellement détacher ? Et pour l'ensemble de ce qui demeure indétachable, à qui pouvons-nous nous adresser pour réclamer ce droit au détachement ?
Addendum.
Au moment de clôturer cet article, je suis tombé sur cette image, qui est peut-être un peu plus qu'une anecdote rigolote. Et que je peux partager avec vous parce qu'elle est, justement, détachable de la plateforme où elle est apparue.
“Et pour Microsoft, de continuer de jouer dans la cour des grands.”
Heu, tout de même, Microsoft, c’est la cour des géants, sa division jeux vidéo (Xbox + PC + mobiles) c’est près de 4 milliards d’euros de CA, le Xbox Live possède 65 millions d’utilisateurs actifs (abonnement mensuel). Ils ont une expertise dans le secteur depuis des dizaines d’années et de nombreuses marques très fortes (IP) : Age of Empire, Halo, Forza, etc.
C’est clair, Microsoft n’est pas un petit dans le monde du digital !
Il semble que Google Stadia exige un débit encore plus important que ce qui est nécessaire pour de la vidéo en full HD (1080p). On nous propose donc encore une fois un nouveau service qui va faire transiter toujours plus de données, solliciter toujours plus les réseaux et exiger toujours plus de serveurs.
A l’heure où une part croissante de la société civile se mobilise pour exiger que le pouvoir politique et les entreprises prennent enfin en compte le problème du changement climatique et celui des émissions de gaz à effet de serre à la bonne échelle, il serait temps de réaliser que le numérique n’a rien de virtuel. Aujourd’hui, les émissions mondiales de CO2 dues au numérique ont déjà largement dépassé celles du transport aérien (3,5% à 4% contre 2% à 2,5%). Et l’impact du numérique, à la fois du point de vue de la consommation d’énergie et celui du climat, continue à croître de manière totalement délirante, avec notamment une croissance de sa consommation d’énergie d’environ 9% par an (presque entièrement carbonée) du fait de la croissance anarchique de ses usages (une croissance de 9% par an, cela fait une multiplication par 2 tous les 8 ans…). Pis, l’efficacité énergétique (c’est-à-dire le nombre de dollars de PIB par unité d’énergie consommée) du secteur du numérique se détériore, contrairement à la plupart des secteurs économiques « traditionnels » !
La France s’est engagée en 2006 à diviser par quatre ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 par rapport à 1990, et un projet de loi en cours de discussion projette de les diviser par huit plutôt que quatre et se rapprocher de la neutralité carbone. Pour que la société française respecte un tel engagement, abandonner (ou ne pas adopter) ce genre de technologies gourmandes et extrêmement émissives sera inévitable. Encore faut-il avoir compris que c’était un vrai sujet, et s’en être emparé…
Pour plus de détails sur l’impact du numérique sur le climat, vous pouvez lire le rapport complet du Shift Project sur le sujet, disponible gratuitement : https://theshiftproject.org/article/presentation-sobriete-numerique-compte-rendu/ (le Shift Project est une association française à but non lucratif qui milite pour la décarbonation de l’économie)
Petit complément à ma réaction précédente : le blog Binaire s’était fait lui aussi l’écho, en janvier dernier, de ce sujet de l’impact du numérique sur le climat : http://binaire.blog.lemonde.fr/2019/01/29/impacts-environnementaux-du-numerique-de-quoi-parle-t-on/
J’adore l’adage : Quand le téléphone était attache à un fil, l’homme était libre ^^
Microsoft a encore de long jour devant lui ^^
En parlant de GG Drive, c’est quand même super pratique.
On peut y accéder de partout. Dès lors qu’on a une connexion internet.
C’est le téléphone de mes grands-parents haha