Une "affordance" désigne la capacité d'un objet à suggérer son mode d'utilisation. L'exemple classique est celui de la poignée de porte "ronde" que vous allez spontanément "tourner" et celle de la poignée de porte "plate" que vous allez abaisser.
Ce qui donne lieu à de fascinantes expérimentations à la croisée de la psychologie cognitive et du design. Certains objets ont une "affordance" plus élevée que d'autres et il reste naturellement toujours possible de "détourner" l'affordance initiale de l'objet envisagé : on peut ainsi, pour prendre une autre exemple classique, se servir d'un stylo comme d'une arme pour crever l'oeil de quelqu'un. L'affordance est à la fois propre à l'objet (côté long et pointu du stylo) mais également au contexte d'usage dans lequel on se trouve.
Da manière plus précise : une "affordance" – concept emprunté à Gibson – rend compte de l'adaptation immédiate de l'individu à son environnement selon les caractéristiques du premier (champ de perception, champ d'action) et les propriétés du second (objets et lois s'y appliquant).
C'est la raison pour laquelle, il y a 10 ans de cela, cherchant un titre pour ce blog, j'avais choisi cette notion d'Affordance qui me semblait – et me semble toujours – pouvoir caractériser parfaitement notre rapport au numérique en général et aux différents écosystèmes qui constituent ce "milieu" particulier.
Bref.
Je suis depuis longtemps frappé par un double phénomène qui me semble caractériser les "nouveaux" usages du numérique pour les 20 prochaines années, en même temps qu'il cristallise de nouvelles craintes et fonde de nouvelles mythologies. Et m'en vais vous en faire part pas plus tard que tout de suite.
Le drone du World Trade Center et l'imprimante des attentats du métro parisien.
Depuis 15 ans, précisément depuis le 11 septembre 2001, la grande "peur" du terrorisme reposait sur l'image de ces 2 avions s'écrasant sur les tours du World Trade Center, causant leur effondrement. La figure du "terroriste" n'était pas encore celle du "loup solitaire" mais celle du collectif organisé, capable de mobiliser d'énormes moyens pour s'attaquer à d'énormes cibles et causer d'énormes dégâts matériels et humains. Depuis un peu moins de 5 ans, avec l'essor des drones civils et militaires, on voit se développer une nouvelle crainte, une nouvelle image (ou un nouvel imaginaire ?) du terrorisme : celle donc du "loup solitaire", de l'individu isolé, mais surtout celle d'une miniaturisation de l'échelle de la peur : "L'armée craint les imprimantes 3D et les mini-drones". Il est vrai que des drones (qui sont, je le rappelle, des petits hélicoptères télécommandés …) peuvent aussi bien survoler des centrales nucléaires ou des sites sensibles qu'aller espionner le maillot de bain de la voisine par-dessus la palissade, il est vrai également qu'une imprimante 3D peut aussi bien servir à imprimer des organes pour sauver des vies (on appelle ça la bio-impression) qu'à fabriquer des armes de poing pour tuer des gens.
Affordance au carré.
Ça y est vous me voyez venir ? Et oui, ce qui se joue autour des imprimantes 3D, c'est une sorte de redéfinition de l'affordance, envisagée cette fois non plus pour l'objet lui-même mais pour le dispositif permettant de le produire puisque, c'est cela la vraie révolution des imprimantes 3D, un même outil de production peut servir à fabriquer des armes ou des organes qui à leur tour pourront être eux-mêmes utilisés pour se défendre ou pour tuer, etc.
Affordance au carré.
Affordance des données = affordances volées.
L'autre phénomène frappant autour des affordances est lié aux actualités que je chroniquais récemment à savoir le fait que des tracteurs et des voitures pourraient basculer sous le modèle du copyright, amplifiant de manière inédite les phénomènes d'acopie déjà à l'oeuvre et créant une nouvelle forme de capitalisme, le "copytalisme". Je m'explique.
L'affordance "naturelle" d'une voiture ou d'un tracteur, à l'échelle de son habitacle, est de pouvoir être conduite (volant, pédales, levier de vitesse, tout ça tout ça). De la même manière, l'affordance naturelle d'une voiture ou d'un tracteur à l'échelle de l'objet global (le véhicule dans son ensemble), est sa mobilité (y'a des roues) et sa "manoeuvrabilité" (les roues tournent). Notons ici que le résultat de ces affordances dans l'usage que nous ferons du tracteur ou de la voiture sera sensiblement différent en fonction de la nature de notre rapport "de propriété" à l'objet : la plupart des gens auront tendance à faire plus "attention" s'il s'agit d'un véhicule de prêt ou emprunté à un ami que s'il s'agit de leur propre véhicule. Le rapport de propriété à l'objet influe donc sur sa propre capacité d'affordance.
Or avec les modèles de l'acopie et du copytalisme appliqués aux biens matériels (véhicules mais aussi appartements – Über) le basculement auquel nous assistons est celui d'une captation des affordances, celui dans lequel nombre des affordances essentielles et constitutives de l'objet sont détournées par les acteurs du copytalisme industriel. Ainsi, en poussant le scénario à l'extrême, l'affordance principale d'une voiture ne sera plus sa capacité de mobilité ou de manoeuvrabilité pour l'usager dudit véhicule, mais sa capacité de collecte de données au profit de "nouveau" et seul "vrai" propriétaire du véhicule (John Deere ou General Motors donc pour reprendre les deux actualités récentes).
Mais ce raisonnement s'étend également – et surtout – à l'ensemble de ce que l'on appelle "l'internet des objets" : notre frigo connecté, notre cafetière connectée, notre montre connectée, n'importe quel "objet" connecté, devient affordant par les données qu'il collecte et transmet plutôt que par l'usage qui peut en être fait par celui que le manipule ou l'active physiquement.
Pour le dire autrement, ce sont non plus les propriétés physiques de l'objet qui conditionnent son potentiel affordant, mais les données qu'il collecte, capte ou contient. Car ce sont ces données et elles seules qui permettent à la fois de déterminer quelle sera :
- "l'adaptation immédiate de l'individu à son environnement selon les caractéristiques du premier (champ de perception, champ d'action)"(algos prédictifs + Big Data + traitement statistique)
- mais aussi "les propriétés du second (objets et lois s'y appliquant)." (le code. Et "Code is Law")
Bienvenue dans un monde dans lequel une journée sans données serait une journée – littéralement – sans objet.
Ton stylo ne t'appartient pas et est équipé d'un DRM empêchant d'écrire la lettre "W" que notre algorithme a trouvé statistiquement non représentative.
Le résultat et l'enjeu de cette bascule des affordances peut se résumer ainsi : ce n'est plus nous qui décideront d'utiliser un stylo comme un outil graphique ou comme une arme, mais les "vrais" propriétaires du stylo qui nous imposeront l'un ou l'autre de ces usages, en fonction des données qu'ils auront choisi de collecter et de traiter, et de la manière dont ces données permettent d'asseoir leur contrôle sur un usage "captif" du même objet, et de la "prédictibilité" des usages associés à l'objet.
Et le plus fort est que nous finirons probablement par trouver cela parfaitement naturel. De la même manière que nous trouvons presque naturel et commode qu'un moteur de recherche nous affiche des réponses avant même que nous n'ayons posé une question ; de la même manière que nous trouvons naturel de ne pas pouvoir prêter plus de 5 fois un bien culturel pourtant dématérialisé dont nous nous sommes pourtant légalement acquittés (je parle d'un livre numérique) ; de la même manière que nous trouvons naturel de ne pouvoir accéder à un clavier de saisie dans le cadre d'une application sur smartphone que si le concepteur de l'application l'a prévu et l'a autorisé.
Assignation à Affordance.
L'un des enjeux de la prochaine "révolution numérique" consistera à choisir entre un monde ne reposant que sur d'omniprésentes couches de DRM (au sens de "Droit de Regard de la Machine"), un monde d'affordances aliénées et aliénantes, ou un monde dans lequel nous aurons encore la possibilité de décider qu'un stylo n'est ni un outil graphique ni une arme de poing mais un tournevis pour réparer notre tracteur John Deere ou redémarrer notre voiture General Motors, n'en déplaise à la machine qui aura permis de le fabriquer, aux données qu'il collectera en temps réel, ou aux DRMs dont il sera équipé.
Affordance des mots, affordance des choses.
Google et son algorithme Adwords ont créé une nouvelle chaîne de valeur directement – et littéralement – indexée sur le détournement du potentiel affordant de chaque mot de chaque langue, remplaçant les affordances "polysémiques" et contextuelles constitutives de la langue et garantes de sa bonne (ou mauvaise) compréhension par de nouvelles affordances marchandes et capitalistiques (spéculatives). C'est exactement le même mouvement qui est en train de s'enclencher à l'échelle du web "physique". Après l'affordance des mots et des choses, un nouveau champ d'exploration s'ouvre devant nous : celui de l'affordance des données.
Puisque l'on parle de polysémie justement, en anglais, le verbe "to afford" signifie à la fois "offrir, fournir, pouvoir se permettre, pouvoir acheter, pouvoir faire".
Au final il ne nous restera que les mots : la différence entre le cauchemar dystopique d'une société du contrôle et la vision irénique d'une société de l'autonomie partagée entre les hommes et les machines est d'abord une différence lexicale. Et un oxymore ou une aporie : il ne peut y avoir d'autonomie sans contrôle. D'autonomie "partagée" sans contrôle "centralisé". L'important est de s'assurer qu'il sera possible à tout moment de déterminer qui partage quoi et qui contrôle quoi, et de poser comme préalable la possible réversibilité de ces rôles.
Au final il ne nous restera que des mots. Et l'affordance des choses.