Voilà déjà quelques temps que Facebook et Google réfléchissent très sérieusement au déploiement d'une version "pour enfants" de leurs sites. L'enjeu est évidemment commercial (même si dans l'argumentaire commercial ce sont le plus souvent des raisons de "protection de l'enfance" et de "vie privée" qui sont mis en avant) puisqu'il s'agit de fidéliser le plus tôt possible les futurs utilisateurs de ces marques tout en permettant d'élargir un "portefeuille client" qui a atteint un pallier. Mais tout ça je vous l'expliquais déjà dans le billet : "Voici venu le temps … du web des enfants."
We Are Connected. And Toys Are Us.
En parallèle de cette stratégie de développement axée sur une nouvelle "cible", le web des objets s'est affirmé, l'utilisation des drones "ludiques" a littéralement explosé et l'on commence à voir apparaître une nouvelle génération de "jouets connectés".
Après avoir rapidement présenté quelques exemples de ces "jouets connectés", l'enjeu sera de savoir s'ils peuvent constituer un cheval de troie pour connecter les enfants aux grands écosystèmes régnant actuellement sur le web, savoir également de quelle manière ces jouets connectés peuvent totalement redéfinir le rapport au jeu et le développement de l'imaginaire de l'enfant.
Playmobil, en avant la playlist.
Alors que l'on apprenait récemment la mort du fondateur de la marque Playmobil, l'avenir des jouets connectés ressemblera très probablement à ceci.
Ludique ou Luddisme ? That is the question.
L'équation magique du ludique 2.0 (j'ai pas dit Luddisme …) à savoir :
World Wide Wear ("wearables") + internet des objets (capteurs des "connected toys") + synchronisation et notifications permanentes ("Updateable Play")
Dans le projet Playmation porté par Disney et d'autres acteurs, il s'agit d'équiper l'enfant d'une panoplie de capteurs lui permettant d'évoluer dans un environnement ludique prédéfini en fonction de scénarios évolutifs selon les mises à jour proposées par la firme. On ne jouera plus "aux Cow-Boys et aux indiens" mais on jouera le scénario du film "La flèche brisée" et pas un autre (ou alors faudra faire une mise à jour, probablement payante).
Cette stratégie annonce clairement une rupture fondamentale. Jusqu'ici l'essentiel des "jouets" remplissaient 2 rôles (non-exclusifs) : celui de l'imitation d'une part et celui d'être un support pour l'imaginaire d'autre part. Si les "jouets connectés" suivront probablement une courbe semblable à la loi de Moore pour ce qui est de l'amélioration des fonctions d'imitation, il est en revanche à craindre que l'imaginaire ne soit remplacé par une "réalité virtuelle" bien plus frustrante et limitative que les possibilités précisément offertes par l'absence de références nécessaires au réel.
(chambre d'enfant en mode "playmation" : bienvenue au pays des capteurs passifs embarqués partout)
Interagir avec le réel au travers d'interfaces ou de capteurs connectés constitue en soi une expérience ludique parfaitement légitime et potentiellement féconde. Mais qui n'a rien à voir avec les processus de détournement, de transformation ou de sublimation du réel qui sont au coeur d'une activité ludique dont l'imagination est la seule limite et qui ne considère pas l'objet-jouet comme un capteur prisonnier de scénarios pré-définis mais comme un support neutre de l'imaginaire de l'enfant qui interagit avec lui (et qui pourra décider que son playmobil cowboy est en fait un cosmonaute ou que le personnage Lego de Chewbacca est un chien).
Dénoncé au père-noël par son playmobil.
En outre, cela soulève d'énormes problèmes de "privacy", comme en atteste la page éponyme du site Playmation. Oui bien sûr il faudra se créer un compte pour pouvoir jouer, oui bien sûr il faudra s'identifier à chaque "partie", oui bien sûr des informations seront collectée en permanence, et pour le reste on est prié de se référer à la page "privacy center" de Disney (ici en français) qui est un authentique foutage de gueule comme en atteste ce court extrait (tout le reste est à l'avenant) :
"Nous divulguerons vos données personnelles uniquement aux entreprises du groupe Disney sauf dans des circonstances limitées, y compris notamment :
- Lorsque vous nous autorisez à divulguer vos données personnelles à une autre entreprise, comme par exemple lorsque vous choisissez de divulguer vos données personnelles à des entreprises soigneusement sélectionnées afin qu’elles puissent vous envoyer des offres et des promotions concernant leurs produits et services ou lorsque vous nous demandez de divulguer vos données personnelles à des sites ou plateformes tiers tels que les sites des réseaux sociaux. (…)
- Lorsque nous collaborons avec des organismes financiers afin d’offrir des produits ou services co-brandés, comme votre carte Visa Disney Rewards ; cependant, nous ne le ferons que si cela est autorisé par la législation applicable et, dans ce cas, les organismes financiers ont l’interdiction d’utiliser vos données personnelles à des fins autres que celles liées aux produits ou services co-brandés.
- Lorsque des entreprises fournissent des services pour notre compte, comme par exemple pour la livraison des colis et le service utilisateurs ; ces entreprises ont néanmoins l’interdiction d’utiliser vos données personnelles à des fins autres que celles que nous leur demandons ou qui sont permises par la loi.
- Lorsque nous divulguons des données personnelles à des tiers en rapport avec une vente, en application notamment de nos Conditions ou règles d’utilisation ou de règlements de jeux-concours, pour assurer la sécurité de nos utilisateurs et tiers, pour protéger nos droits et nos biens ainsi que les droits et biens de nos utilisateurs et tiers, pour nous conformer à une action en justice ou dans d’autres cas si nous considérons, en toute bonne foi, que la loi exige la divulgation des données (…)
Et lorsque tu as lu tout ça et bien compris que les réglages par défaut seraient ceux d'une optimisation de la collecte et de la revente à des tiers et que pour le reste on te renvoie de la page "privacy" de l'entreprise A à la page "privacy" de l'entreprise B qui elle même dépend de la page "privacy" de l'entreprise C qui à son tour dépend de la page "privacy" de l'entreprise D, tu es toi-même devenu le playmobil schizophrène.
Au pied du sapin, le cauchemar.
Jusqu'ici et depuis quelques décennies, la féérie de Noël se résumait déjà souvent à "et merde j'ai pas pris les bonnes piles", voire "oh putain faut un doctorat en physique quantique pour établir la connexion de la Wii U" et autres joyeusetés du type "mais bordel on est chez Papi et Mamie avec une connexion pourrie, comment tu veux que je te paramètre cette putain de DS Nintendo qui nécessite de me créer 7 comptes différents sur 8 sites hors de portée du réseau, fais chier tiens t'as qu'à jouer avec les legos princesse de ta soeur".
Le noël de l'an 2020 s'annonce sous le sceau des 3 fléaux de l'humanité connectée :
Si tu crois que les Kapla cartonnent à cause d'un revival du bio et d'un amour immodéré des vieux jouets en bois, tu te trompes sur toute la ligne. Les Kapla – et les billes – sont le dernier truc qui ne tombe pas en panne sous le sapin.
Avant, le pire bug de cadeau était de constater qu'il manquait une aile dans la boîte du dragon rouge. Il faudra désormais s'assurer que le système d'exploitation du dragon rouge est conforme et puiser dans les ressources de son doctorat en informatique quantique s'il ne l'est pas.
Avant la pire panne se résumait à l'absence de piles du bon calibre, et avec un peu de chance un voisin ou un commerçant ouvert un jour férié pouvait y remédier moyennant un prix parfaitement redhibitoire mais qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour ses enfants. Par contre je vous souhaite bon courage pour aller dégoter le chargeur monobloc non-standard B-24 chez l'épicier du coin un 25 décembre pour remettre en marche le robot qui parle (enfin qui parlera quand vous aurez trouvé le bon chargeur pour remettre en marche sa batterie).
Avant, le plus grand moment de solitude survenait quand ton épouse t'annonçait toute penaude que le plan de montage de la base Lego Star Wars (5 heures et 3000 pièces) se trouvait effectivement juste sous la carcasse de la dinde au fond de la poubelle de la cuisine. Désormais et en plus dudit plan, il te faudra mendier le mot de passe du réseau Wifi à ta belle-mère (enfin si tu passes Noël chez ta belle-mère) qui ne sait toujours pas faire un copier-coller et qui croit que le courrier électronique est distribué par des voitures jaunes de la poste. Que la force soit avec toi.
L'attaque des drones.
Et là aussi, côté "jouet connecté", c'est Parrot, leader sur le secteur desdits drones ludiques, qui nous annonce la prochaine révolution des robots connectés. En plus de passer un brevet de pilotage avant de lancer le drone à l'assaut du lustre du salon ou du chat (le tout se finissant invariablement pas les mêmes pleurs), on va donc pouvoir bientôt découvrir 3 nouvelles grandes "familles" de robots connectés qui se piloteront avec un smartphone ou une tablette et qui pourront aller dans l'eau (accompagnés en général du smartphone ou de la tablette mais ça c'est une autre histoire). Et là encore, en plus de ton brevet de pilotage, tu peux déjà commencer à prier Saint-Wifi, Sainte-Batterie et Saint-Système d'exploitation.
"Bonjour, je suis la nouvelle gamme de drones qui volent et qui vont dans l'eau, je coûte un bras où le prix d'un château playmobil (le grand château) et j'ai une durée de vie de 17 secondes entre les mains d'un enfant de 8 ans. En plus de mettre ta carte bleue à feu et à sang je ne nécessite pour fonctionner qu'un réseau Wifi haut-débit, un brevet de pilotage niveau 4, un smartphone ou une tablette avec le dernier OS mis à jour. Je sens qu'on va bien s'entendre."
A bord du bateau pirate hacker.
M'enfin bon, c'est vrai que c'est rigolo les drones. Surtout avec l'espèce de psychose collective déclenchée par leurs survols de sites nucléaires sensibles ou de voisines déshabillées. Et surtout que les problèmes ne font que commencer. Car là où les dispositifs "playmation" de Disney soulevaient d'épineux problèmes de privacy, les "drones" soulèvent le problème du piratage, du "hacking" si vous préférez. Parce que moi pour Noël, j'ai commandé le "Virus Copter" également baptisé le "Malware volant", celui qui établit un contact avec les drones qui l'entourent en piratant leur système de guidage et les infecte avec un virus qui lui permet d'en prendre le contrôle. Oui, oui, on va bien rigoler.
Ne pas vendre la peau de l'ours connecté.
Vous croyez vraiment que nos amis les GAFA vont laisser passer ce qui s'annonce comme la grosse tendance des noëls des 10 prochaines années sans lever le petit doigt connecté ? Of course not. C'est donc, à tout seigneur tout honneur, le grand Google qui vient de déposer un brevet pour un ours connecté globalement assez … effrayant. Une pierre de plus dans ses ambitions concernant l'internet des objets.
"An anthropomorphic device, perhaps in the form factor of a doll or toy …" Au début paraît même qu'ils avaient pensé à une poupée en particulier, mais l'idée était déjà prise et pas très vendeuse.
(Choogle, la poupée Chucky de Google. Projet finalement abandonné)
Une brève histoire des jouets.
Grosso modo, l'évolution des jouets (au 20ème siècle) s'est faite de la manière suivante et elle est intéressante car on peut y lire un parallèle avec l'évolution de "l'humanité" ou à tout le moins de son rapport à la technologie.
- D'abord on leur a ajouté des piles pour qu'ils soient capables de motricité.
- Ensuite on les a doté d'attributs anthropomorphiques imitant certaines "fonctions" humaines : la poupée qui parle, la poupée qui fait pipi.
- Ensuite on a installé une prise de commande à distance, d'abord filaire puis sans fil : ce fut le règne des voitures télécommandées. Puis on a "externalisé" la commande pour l'installer au coeur des smartphones (les drones ou machins volants que tu peux piloter depuis le smartphone de papa/maman en y installant l'application qui va bien).
- Puis vinrent les jouets "geek-style" incluant de vrais éléments de programmation (lego technics par exemple).
Et donc désormais le Teddy Bear 3.0. Ou plus exactement l'impossibilité d'un jouet "non-capteur" et "non-connecté".
Il est d'ailleurs probable que "jouer au docteur" ou "jouer au papa ou à la maman" se fera selon un scénario déterminé à l'avance et qu'à l'instar du professeur des algorithmes qui rééduque vos objets connectés nous verrons émerger des "gameplay" dans lesquels chaque enfant se trouvera en situation d'éducateur de son parc à jouets connectés.
Interagir n'est pas (forcément) jouer.
Wikipédia nous rappelle qu'un objet transitionnel (du premier "nounours" chez l'enfant au téléphone portable chez l'adulte) est un :
"objet privilégié, choisi par l'enfant ou l'adulte. Il est la première possession non-moi. Il n'est perçu ni comme faisant partie de la mère, ni comme étant un objet intérieur. Il permet le cheminement de l'enfant du subjectif vers l'objectif — il sera plus tard désinvesti et l'espace transitionnel donnera accès au jeu et aux activités culturelles pour l'adulte. Objet généralement doux au toucher, il permet au bébé de lutter contre l'angoisse (angoisse de type dépressif tout particulièrement) en gardant un minimum de sentiment de contrôle. Même si ce contrôle n'est plus aussi absolu que celui que lui conférait son omnipotence, il s'agit tout de même d'un contrôle par la manipulation."
Jouets comme objets transitionnels. Participent à la fois à la construction et à la structuration d'un rapport monde et à celle d'un imaginaire. Avec les jouets connectés et les ours qui parlent, voient et entendent, le jouet devient d'abord une interface avec le monde. Une "commande".
L'intérêt du jeu d'imitation (je joue au cow-boy, je joue à la marchande, je joue au docteur) vient précisément du dépassement du réel qu'il rend possible (un bout de bois devient une seringue, un caillou devient une tomate, etc.) mais également de la "déréalisation" qu'il autorise (quand je joue au docteur, je peux t'opérer à coeur ouvert en oubliant de t'anesthésier si j'ai envie ou si j'ignore qu'il faut le faire).
L'hyperréalisme, l'hyper-réel que proposent les jouets connectés annihile une bonne part du processus créatif de l'activité ludique.
Objets transitionnels ou jouets transactionnels ?
L'investissement massif dans le secteur du jouet connecté et les innovations qui ne manqueront pas d'en découler (ce billet n'en a listé que quelques-unes) est là pour préparer une transition. Grandir avec une poupée qui dit maman et des playmobils chevaliers n'aura plus grand chose à voir avec l'expérience de la construction de soi de l'enfant qui grandira avec un monde "sous commande", qui fera l'expérience quasi permanente d'une corporéité entièrement connectée (World Wide Wear) et qui interagira principalement avec des poupées conversationnelles ou une batterie de "jouets cognitifs".
Pour ne prendre qu'un seul exemple, il n'est qu'à voir ce que les réseaux sociaux ont, à leur échelle, changé aux questions sociétales de "privacy" pour anticiper et frémir légèrement à l'idée de ce que cette même question deviendra quand l'enfant sera littéralement "le jouet" manipulable que les grands acteurs industriels rêvent qu'ils soient depuis l'invention du marketing. La fonction "immersive" permise par ces jouets "augmentés" est pour l'instant une limite à la fonction "expressive" de l'activité ludique.
L'internet des objets, l'internet des jouets, interroge la figure, la place et la fonction de l'objet transitionnel, qui s'essentialise sans cesse davantage dans une simple fonction d'objet transactionnel.
Si le jouets connectés, qu'ils soient portés par Disney, Mattel ou Google posent question, ce n'est pas uniquement pour des questions de privacy ou même de risques potentiels de piratage, ni même parce qu'à l'image de la Hello Barbie de Mattel, ils sont le cheval de troie capable d'adresser des messages publicitaires personnalisés aux enfants dans l'un des rares espaces-temps (celui du jeu) jusqu'ici abrité de toute injonction publicitaire. De quoi regagner sur le temps de jeu non médié par un dispositif technique (ordinateur, tablette, smartphone) les pertes consécutives à la pénurie du temps de cerveau disponible. Si les jouets connectés posent question c'est pour ces 3 raisons à la fois. Et parce qu'ils pourraient surtout entièrement redéfinir et circonscrire l'espace du développement de l'imaginaire de l'enfant.