Mettre de côté l'effroi, la peur, la nausée. Et observer. La documentation du réel à l'occasion d'un nouvel attentat odieux. Maudit métier dit Schneiderman. Besoin d'écrire quelque chose.
Le petit chat est mort.
Novembre 2015. Une opération de police est en cours pour arrêter des terroristes. Le hashtag #BrusselsLockdown est lancé. En quelques heures, Twitter est entièrement saturé de photos de chats.
22 mars 2015. Deux explosions dans un aéroport belge. Puis dans le métro. Le petit chat est mort.
Le défilement puis la fixation des hashtags en Trending Topics (TT).
Cela se passe d'abord sur Twitter. A grands coups de hashtags. Les factuels, les circonstanciels : d'abord #Bruxelles puis #Zaventem, puis #AttentatsBxl. Et très rapidement les émotionnels : #PrayForBelgium, #JeSuis Belge. Et très vite en haut des TT belges, la hiérarchisation parfaite de ce flux temps réel : #Zaventem en tête, immédiatement suivi de #PrayForBelgium.
Le "je" et le "nous". Très vite deux tendances "#JeSuisBelge" ou "#JeSuisBruxelles" en écho au "#JeSuisCharlie" en face du "#NousSommesBruxelles" ou "#NousSommesUnis". Dire "je" ou dire "nous". Le "je" qui s'approprie, qui s'incarne, qui revendique, le "nous" qui partage, qui étend.
Seule certitude, nous sommes à je-nous.
Frappante la course à l'image.
Paradoxale. Deux options.
D'un côté la recherche d'une iconographie que l'on veut symbolique. Chacun est – pour de bonnes ou de mauvaises raisons – à la recherche de la diffusion de l'image qui trouvera un écho semblable au #JeSuisCharlie en lettres blanches sur fond noir. Dessinateurs de presse (Plantu le premier), reprise d'éléments iconographiques liés à la culture et aux représentations de la Belgique ; trois sortent du lot : Tintin et Milou en pleurs, 5 frites dont l'une tendue comme un doigt d'honneur adressé aux terroristes, et le Manneken-Pis.
De l'autre côté "les images". Photos ou vidéos amateur mais aussi professionnelle des journalistes sur place. Images. Celles des scènes des attentats (métro et aéroport). Et celles des victimes. Qui commencent à tourner sur Facebook et Twitter. Et les empoignades : ceux qui les diffusent en s'en excusant, ceux qui condamnent ceux qui les diffusent, ceux qui demandent de ne pas les diffuser. Ceux qui les regardent. Les "live" Periscope, tremblants, hésitants, décadrés, hors-champ, inaudibles, n'apportant rien. Documentation zéro d'un réel s'effondrant. Les images sur Facebook : invisibles collectivement. Mauvais pour le core-business. Celles des attentats aujourd'hui comme hier celle du petit Aylan.
Frappante la réactivité de certains médias.
Première vidéo à être diffusée comme celle de l'explosion dans l'aéroport. Un faux. Une reprise d'une autre explosion dans un aéroport russe il y a plusieurs années de cela. Les médias (certains au moins) en mode Fact Checking. Ce faux sera très rapidement identifié et signalé comme tel. Ceux qui suivront également. La presse a appris. la presse a compris. Le #FactChecking et autres décodages sont devenus réflexes quand ils n'étaient encore qu'exception il y a 5 ans de cela. La réactivité. Et la retenue aussi. Ne pas donner de chiffres. En rester à l'officiel "1 mort et de nombreux blessés" lors même que tout le monde sait que le bilan du sang versé est bien au-delà.
Frappante l'indécence.
Et les sorties de route. Candide à la limite de l'indécence dans la temporalité du choix de publier cette info. Ce rédacteur en chef de la rubrique Economie d'Europe 1 qui twitte sur la baisse des valeurs boursières liées au tourisme après les attentats en Belgique. Cet homme politique, Bruno Le Roux, qui condamne le blocage de la révision constitutionnelle par la droite. Qui indiquera ensuite n'avoir pas eu connaissance des attentats lorsqu'il postait ce tweet. A 9h du matin. Alors que toutes les rédactions étaient en boucle depuis une heure. Et les autres, habituels soutiers de l'indécence.
Frappante l'urgence des réseaux de solidarité.
11h15 : le dispositif Safety Check de Facebook est activé sur Bruxelles. Se souvenir qu'il n'y a pas, qu'il n'y aura pas de bouton "sauver le monde".
Dès 9h les premiers hashtags #PortesOuvertes et #OpenHouse apparaissent, comme à la suite des attentats de Paris pour permettre aux gens sur place d'aller trouver refuge chez des habitants. Solidarité héritée d'un autre trauma. Action quasi-réflexe de reproduction d'une solidarité éprouvée.
Frappante la citoyenneté à l'oeuvre aussi pour une nouvelle fois "éduquer" : on rappelle les règles, "ne pas RT les photos des victimes", "ne pas RT les politiques gerbants", "suivez les comptes certifiés", "ne propagez pas les rumeurs".
Sentiment que ceux qui ont le moins compris, qui ont le moins tiré la leçon du passé sont au final des politiques, qui ressassent une nouvelle fois le "nous sommes en guerre" comme un mantra.
Les 10 ans de Twitter hier. Et ce matin ces attentats. Relire les éditos qui annonçaient sa mort prochaine par manque de modèle économique rentable. Ce que seraient ces moments sans Twitter. Relire alors le seul édito intelligent sur le sujet, celui de Joann Hufnagel. Twitter plus que jamais d'utilité publique.
Il faudra.
Trouver des solutions. Ne pas songer à remplacer Twitter ou Facebook mais à disposer d'alternatives face à cela notamment. En ce cas comme en d'autres, toute concentration est une dépendance. Et toute dépendance une aliénation. Je me souviens du 21 septembre 2001. L'explosion de l'usine AZF à Toulouse. J'y étais. Déjà à l'époque (ce n'était pas une attaque terroriste) la saturation des réseaux téléphoniques, l'impossibilité de prendre des nouvelles rajoutant à la peur panique et à la confusion totale. Il faudra.
Pour l'instant il faut continuer de construire cette documentation collective. Représentative. La regarder dans les yeux. Et apprendre d'elle. Encore et encore. Car il y aura un après.
Se souvenir d'un type aussi, un philosophe. De son livre "Quand dire c'est faire". "How To Do Things With Words". C'est précisément de cela, que Twitter est devenu le média. Il y aura un après. Mais pour l'instant …
pour l'instant le petit chat est mort.
<Mise à jour du soir> Les articles tombent les uns après les autres. Je tombe sur celui de Slate : "Après les attentats, le défilé des robots émotifs". Article que son auteur résume ainsi sur Twitter : "Nous sommes devenus des machines à réagir après les attentats".
Je ne le crois pas. Sincèrement je ne le crois pas. Écrire, même 140 signes, est une résilience. Twitter, dans cette temporalité de l'émotion, est aussi et peut-être surtout, une prophylaxie de l'image et de l'écrit. </Mise à jour du soir>