#BienvenueEnFrance.

Pure hypothèse. Admettons que concernant l'accueil des étudiants étrangers dans les universités françaises, quelqu'un émette l'idée suivante : multiplier par 16 les frais d'inscription en licence, master et doctorat afin de s'assurer de virer les pauvres au profit des riches et accessoirement de remplacer les noirs par des blancs. 

Voilà. On trouverait d'abord ça très très con. Ensuite on se dirait "mais quel bel enfoiré". Et juste après on aurait quand même du mal à évacuer totalement l'hypothèse d'un vieux fond  de racisme décomplexé. Et ben figurez-vous que le gouvernement de la start-up nation vient de lancer l'idée. Il vient même carrément d'annoncer la mise en oeuvre du truc pour Septembre 2019. 

Lg

Ils sont (encore plus) dingues (que je ne le pensais)

Le premier ministre et la ministre de l'enseignement supérieur sélectif et de la recherche du profit, ont annoncé que les étudiants étrangers (hors Union européenne), qui pouvaient jusqu’à présent venir faire leurs études en France au même tarif que les Français, vont dès la rentrée prochaine payer beaucoup plus cher au nom d'une "stratégie d'attractivité" (sic) déclinée comme suit :

"opérer une forme de révolution pour que notre attractivité ne soit plus tant fondée sur la quasi-gratuité que sur un vrai choix, un vrai désir, celui de l’excellence."

Bah oui comment peut-on être contre l'attractivité et contre l'excellence ? Et quand je dis beaucoup plus cher, c'est vraiment beaucoup plus cher :

"Alors qu’une licence coûte aujourd’hui 170 euros par an, un master 243 euros et un doctorat 380 euros, ils paieront respectivement 2 770 euros pour la première et 3 770 euros pour les deux autres."

Vous voyez le topo ? Tranquille. A peine un peu en dessous du tarif la plupart des écoles privées qui vendent des diplômes en bois. On en est là. En général l'annonce de ce genre de mesure reste … une annonce. On te balance ça histoire de voir comment ça réagit en face, on sait bien sûr que ça n'a aucune chance de passer dans l'opinion et auprès des professionnels du secteur concerné, et donc on en profite pour faire passer en loucedé la vraie réforme qu'on visait. 

Mais là non. Ces gougnaffiers sont à ce point décontractés du gland que ce n'est même pas un ballon d'essai mais juste une putain de vraie réforme qui rentrera en vigueur à la rentrée prochaine. 

Comme le rappelait Philippe Watrelot sur Facebook

"Il faut appeler un chat un chat : la décision de multiplier par 15 les droits d'inscription pour les étudiants extérieurs à l'Union européenne vise à remplacer des pauvres par des riches et des noirs par des blancs. Elle est profondément discriminatoire."

#BienvenueEnFrance. Mais putain quelle bande d'enfoirés.

Quand tu as affaire à des gens qui considèrent que le néo-libéralisme et la pensée managériale sont la synthèse indépassable du siècle des lumières et de l'humanisme de la renaissance, niveau cynisme t'es jamais, mais alors jamais déçu.

Parce que ces gens-là ne manquent jamais l'occasion d'en rajouter une couche. Ainsi donc Edouard Philippe et Frédérique Vidal ont décidé d'associer à leur plan de communication le hashtag #BienvenueEnFrance

Oui je sais. C'est dingue. Ils sont dingues. Franchement si Trump ou n'importe quel fascisto-populiste de notre hexagone faisait ça, tout le monde se mettrait à pointer la pathétique arrogance qui consiste à te cracher au visage après avoir piétiné tes droits. Ca me rappelle l'histoire d'Audiard à base de reconnaissance d'une catégorie de la population sur leur capacité à tout tenter. "Les cons ça ose tout c'est même à ça qu'on les reconnaît", écrivait-il. Ben visiblement ce gouvernement aussi. Mais avec en plus ce petit cynisme de classe et de caste dominante qui est au débat démocratique et au dialogue social ce que la pratique de la bifle est aux réunions de syndic de co-propriété : un peu plus qu'un comportement inapproprié. 

Arguments moisis et excuses à la con.

La logique consistant à décréter que "plus ce sera cher" et "plus ce sera attractif" est déjà au-delà du bancal et de l'ostensible foutage de gueule sur le strict plan de la cohérence intellectuelle mais quand vient s'y ajouter l'idée selon laquelle "et plus on s'en servira pour corriger les inégalités" là ça me fout beaucoup plus que le cul en larmes tellement c'est aussi cohérent que de demander à Eric Zemmour de faire preuve d'empathie envers des minorités. 

Mais c'est vrai que face à l'attractivité et à l'excellence nous n'avons à opposer que ce vieux truc désuet qui est l'idée que l'on se fait de la mission de service public de l'université et de la possibilité d'offrir, oui oui "offrir", cet accès au savoir au public le plus large possible plutôt que de monnayer et de vendre cet accès comme un putain de bien de consommation courante. On pourrait aussi mentionner la possibilité ainsi offerte, oui oui "offerte" bande de guignols, la possibilité offerte de favoriser la mixité des cultures et des populations ailleurs que dans des lieux et quartiers dans lesquels plus de 30 ans d'abandon des politiques publiques ne parviennent plus à le faire.

Et plein d'autres raisons. Mais vraiment plein. 

Le seul point un peu rafraîchissant dans la puanteur que dégage la morgue de la ministre de l'enseignement supérieur c'est le nombre de gens qui se font un plaisir – je l'avoue assez communicatif – d'éparpiller façon puzzle l'imbécilité crasse de cette "pensée politique" qui a pour seul projet de perpétuer la novlangue lui permettant de protéger ses interêts propres en masquant les réalités et les gens dont elle opérationnalise la paupérisation et la stigmatisation en toute conscience et en pleine connaissance de cause.  

Témoigner et réfléchir. Et puis surtout dénoncer et agir.

Des tribunes donc, il y en eut ces derniers jours d'aussi justes que d'aussi émouvantes. L'une des plus jouissive et des plus justes à mon goût est celle de Paul Cassia (professeur des universités en droit) publiée sur Médiapart, tout en sobriété et en retenue :

"L’explication de cette multiplication par dix ou vingt des frais d’inscription des étudiants étrangers laisse pour le moins dubitatif : le Premier ministre trouve « absurde » et « injuste » qu’un étudiant non-européen « fortuné » « paie les mêmes droits d’inscription qu’un étudiant français peu fortuné dont les parents résident, travaillent et paient des impôts en France depuis des années ». Dans le monde théorique d’Edouard Philippe, tous les étudiants non internationaux sont des étudiants français, tous ces étudiants français ont non pas un mais des parents, tous ces étudiants français ont des parents qui tous deux résident en France (quid des ressortissants européens), tous ces étudiants français ont deux parents qui résident en France et qui tous deux paient des impôts, et « donc » qui financent indirectement ces services publics administratifs que sont les établissements universitaires. A contrario, dans le monde théorique d’Edouard Philippe, un étudiant international est originaire d'un pays où le niveau de vie est comparable au nôtre et où donc 2 770 euros ou 3 770 euros représentent « en vrai » 2 770 euros ou 3 770 euros ; cet étudiant arrive en France sans frais ; il y trouve immédiatement un logement meublé d’un simple clic sur internet ; il mange gratis ; il ne s’acquitte d’aucun impôt ou taxe lorsqu’il suit son cursus. La technocratie, c'est exactement cela : un administrateur qui modèle à sa façon, telle qu'il l'imagine, une réalité qu'il ne connait pas, pour lui donner l'aspect qu'il souhaite qu'elle possède et non celui qu'elle a."

Paul Cassia rappelle alors cette réalité glaçante

"A partir du 1er septembre 2019 donc, il devrait donc y avoir une distinction tarifaire entre deux catégories d’usagers du service public universitaire, selon leur nationalité : les français et assimilés d’une part ; les étudiants internationaux de l’autre."

Et pourtant non, le Front National n'est pas arrivé au pouvoir. Il paraît même que ceux qui y sont, au pouvoir, combattent les idées du Front National. Etait-ce vraiment la peine d'avoir été l'élève de Paul Ricoeur pour mettre en oeuvre l'héritage de Charles Maurras ? 

"A partir du 1er septembre 2019 donc, il devrait donc y avoir une distinction tarifaire entre deux catégories d’usagers du service public universitaire, selon leur nationalité : les français et assimilés d’une part ; les étudiants internationaux de l’autre."

Réduire l'étranger à la figure du parasite. Encore et toujours. 

Alors face à l'ensemble de ces connards et à la pensée oesophagienne qu'ils éructent avec une morgue qui ne rivalise qu'avec leur fatuité, il y a les témoignages. Tous les témoignages. Les récits qui sont l'antithèse du Storytelling politique puisque précisément ils ne racontent pas une histoire mais ils sont des histoires qui se racontent et s'incarnent. L'histoire de chacun de ces étudiants, de chacune des ces étudiantes, de chacun de ces individus dont l'idéal et la possibilité d'émancipation sociale, culturelle, politique ou simplement humaine va être fracassée par une putain de stratégie d'attractivité au nom d'une putassière excellence qu'ils n'ont pas les moyens de se payer et que la start-up nation va donc refuser de leur offrir

Parmi ces témoignages, innombrables, il y a celui d'une collègue enseignante, Raphaëlle Guidée, publié sur Facebook

"Moi j'ai juste envie de dire pourquoi cette décision me choque et me bouleverse tant. 

Chaque année, dans mon master, j'ai deux ou trois étudiants qui débarquent du Maroc, du Togo, du Bénin, de Madagascar ou de Djibouti. Ce sont souvent des étudiants un peu plus âgés que les autres, avec un projet professionnel précis, si avides de conseils et de lectures qu'au bout de quelques semaines c'est presque toujours eux qu'on connaît le mieux. Ils viennent avec leurs histoires, leurs expériences, et leur désir d'échapper à un système scolaire ou social où leurs rêves ne peuvent trouver leur place.

Il y a I., l'étudiant béninois qui voudrait faire connaître la littérature de son pays, si brillant qu'après le master il est parti faire sa thèse dans une université américaine avec une bourse complète. Il y a L., l'étudiante algérienne qui voulait travailler sur les écrivains de la décennie noire, partie elle aussi poursuivre ses études aux Etats-Unis parce que nous ne pouvions lui offrir une bourse de doctorat. Il y a Y., étudiante togolaise un peu timide qui est arrivée après une formation en littérature francophone et en tissage de pagne traditionnel. Il y a F., l'étudiante marocaine qui me raconte qu'elle marchait 45 minutes tous les matins pour aller à l'école, petite, et qu'elle a été la seule fille de son village à poursuivre des études. Il y a P., étudiant béninois qui se passionne pour le féminisme. Il y a A., étudiant marocain qui m'a proposé un sujet de mémoire sur Nabil Ayouch "parce que ce n'est pas possible d'étudier ce cinéaste dans son pays". 

Il faut imaginer les obstacles qu'ils ont surmonté pour arriver ici. Il faut rappeler la double-sélection des dossiers, par les services consulaires et par les universités. Il faut imaginer les frais pour obtenir les visas, pour payer la procédure, l'avion, l'installation en France. Il faut savoir que ces étudiants doivent montrer avant même de venir qu'ils disposent de suffisamment d'argent pour résider en France, et qu'ils contractent souvent des dettes pour faire la preuve de leur autonomie financière. Il faut imaginer, une fois arrivés, la manière dont, avec leurs moyens extrêmement restreints, et presque toujours sans bourse, ils s'accrochent pour gagner de quoi vivre tout en travaillant d'arrache-pied pour compenser leur manque d'expérience de certains exercices académiques. Il faut dire tout ce qu'ils apportent à la petite promotion dans laquelle ils s'intègrent, et savoir aussi que sans eux, bien des masters de petites universités n'ouvriraient pas, faute d'effectifs suffisants pour se maintenir. 

Aucun d'entre eux, évidemment, n'aurait pu payer une telle somme en plus de tout le reste. Allons-nous accepter passivement qu'ils soient exclus d'une université qu'ils enrichissent de leurs compétences, de leur enthousiasme, de leurs rêves ?"

Pas assez riche. Rentre dans ton pays. Ne viens pas dans le nôtre. Place à ceux qui ont les moyens de se payer l'excellence.

Il y a aussi Brahim Mourtalah Bechir, étudiant en droit à Nantes, qui ne vit clairement pas dans le même monde que celui d'Edouard Philippe, parce que dans la vraie vie : 

"Si je dois payer 3 770 euros, il faut que j’économise environ 380 euros par mois sur 10 mois. Pour quelqu’un qui gagne ce que je gagne en travaillant, je vous promets que c’est juste impossible en fait."

Pas assez riche. Rentre dans ton pays. Ne viens pas dans le nôtre. Place à ceux qui ont les moyens de se payer l'excellence.

Il y a aussi la lettre ouverte de cette étudiante venant du Brésil et qui a pu devenir journaliste grâce à la gratuité des études en France, tout en ayant la chance, malgré ses galères et comme elle le rappelle elle-même, de ne pas avoir eu à subir autant de discrimination que quelqu'un arrivant du continent africain : "Vous ne connaissez pas notre réalité Monsieur le premier Ministre."

"Aujourd’hui, monsieur le premier ministre, j’ai pleuré en lisant un article sur le lancement de votre label « Bienvenue en France ». Vous dites vouloir « faire financer les bourses des moins fortunés et des plus méritants en faisant payer les étudiants étrangers qui en ont les moyens », mais vous oubliez tous ceux qui n’en ont pas.

Et des centaines d'autres. 

Oui mais …

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Oui mais en fait non.

Et n'allez surtout pas m'expliquer qu'avec l'argent des plus riches on va créer davantage de bourses pour les plus pauvres. C'est du pur bullshit comme démontré dans la plupart des articles que vous trouverez sous les liens mentionnés dans ce billet, notamment une nouvelle fois chez Paul Cassia

"Le Premier ministre s’est félicité à l’avance de « l’équité solidaire » (sic) qui consisterait à ajouter 14 000 bourses aux 8 000 existantes au bénéfice des étudiants internationaux, alors que dans la période considérée 180 000 étudiants internationaux de plus sont espérés. Concrètement donc, sur 500 000 étudiants internationaux, 21 000 pourront éventuellement être boursiers – 4% ! -, quand au moins 479 000 ne le seront pas…" 

Il y a la réalité sociologique de ce que sont les étudiants étrangers et d'où ils viennent. Oui, 45% d'entre eux viennent du continent africain. Oui la plupart d'entre eux sont en effet plus pauvres que ceux venant d'autres continents. Oui, ces étudiants africains ne sont plus les bienvenus en France. Pas assez fortunés. Trop nombreux. L'augmentation annoncée du nombre de bourses qui leur seront réservées est l'arbre qui cache la forêt et la bassesse comptable qui ne saurait en aucun cas justifier la détestable logique qui va permettre d'exclure la plupart d'entre eux de l'université française dès la rentrée prochaine. 

"« On crée des bourses supplémentaires pour détourner le regard, s’insurge Orlane François, présidente de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE). Sauf que les étudiants de la classe moyenne, qui ne sont pas assez pauvres pour y prétendre mais pas assez riches pour payer eux-mêmes, restent fortement discriminés. » (Le Monde)

Un rêve qui se brise. Et avec lui le "rayonnement" de la France à l'étranger qui se réduit au clignotement de l'application "banque" dans le logiciel politique de la Start-Up Nation. 

Et puis pour les ravis de la crèche qui ont encore dans leur tête l'argument selon lequel toute cette saloperie en bande organisée ne serait que la tentative louable d'exporter en France ce qui fonctionne paraît-il très bien dans le système anglo-saxon, et bien allez vous renseigner un peu et revenez causer lutte finale et lendemains qui déchantent

Et puis quoi ? Vous imaginez sérieusement que comme enseignant-chercheur je puisse entrer dans un amphi ou une salle de cours dans laquelle il y aura ceux qui, français et assimilés d'une part, bénéficieront des frais d'inscription normaux, une salle de cours où d'autres, "étudiants internationaux étrangers", auront payé 4000 euros leur année, une salle de cours enfin où d'autres, étrangers ayant l'outrecuidance d'être pauvres, ne mettront plus jamais les pieds car ils n'ont pas les moyens de penser attractivité et de rêver excellence ? Est-ce que nous sommes tous en train de devenir des gros cons de l'attractivité et des abrutis de l'excellence ?  

L'université, l'attractivité, la rentabilité et l'employé du moi(s)

Je suis parfaitement heureux dans mon métier, à chaque fois en tout cas que je me trouve devant des étudiants ou en train d'approfondir des questions de recherche. Mais j'avoue que j'éprouve aussi un sentiment qui mêle de plus en plus souvent colère, amertume et lassitude : toujours davantage de "rentabilité" (qu'on appelle "auto-financement") dans le fonctionnement des formations, toujours plus de putains de partenariats publics privés qui noient et enfument totalement à court terme la perception que l'on a du service public d'enseignement et de recherche et les actions et valeurs que l'on est en capacité d'y projeter et d'y faire vivre, toujours plus de "tâches administratives" qui n'ont absolument aucun sens, toujours moins de personnels (enseignants, mais aussi techniques et administratifs). Oui je sais vous connaissez cette histoire. 

Je vais vous raconter une autre histoire. L'histoire de comment, moi, avec mes certitudes et ma grande gueule, à 46 ans, j'ai pris en pleine tronche le truc que je voyais pourtant venir à pleine vitesse depuis déjà quelques années.  A la fin de l'année dernière j'ai été rencontrer le directeur de la composante dans laquelle j'enseigne à propos d'une formation que j'ai créée et dont je suis donc "responsable pédagogique", rapport au fait qu'il commençait (le directeur de composante) depuis trop longtemps à m'échauffer les moustaches. Et là il m'a expliqué que je n'étais pas assez performant. Pas que la formation dont je m'occupais n'était pas rentable (enfin si, aussi ça) mais surtout que moi je n'étais pas assez performant. La scène était absolument surréaliste et m'a marqué bien plus profondément que je n'ai voulu initialement l'admettre. Du coup quelques temps après j'avais écrit une lettre à l'ensemble de mes collègues (enseignants chercheurs mais aussi enseignants pas chercheurs). Et j'avais fait en sorte qu'elle circule aussi auprès de l'ensemble des personnels techniques et administratifs. Je vous fais la version courte, mais en gros ça disait ceci : 

Mes chers collègues, je vous fais une lettre, que vous lirez peut-être …

"(…) Si je prends le temps de vous écrire aujourd’hui c’est surtout parce que j’ai vu, depuis maintenant 10 ans, arriver cette idée qui est l’exact inverse de ce pourquoi j’ai choisi ce métier et de la manière dont je continuerai de l’exercer. Elle a été précédée par ce qu’on a appelé « l’autonomie » et par « la baisse des financements publics » (ce n’est ni un secret ni un discours politique militant, à chaque discours du président de l'université de Nantes il commence par rappeler que le déficit structurel est pour l’essentiel le fait des carences de l’état sur l’argent dû et non-versé à l’université au titre du GVT notamment mais pas, loin s’en faut, uniquement).

Et je l’ai vu arriver elle. J’ai vu arriver ce vilain monstre aux yeux clairs. J’ai vu arriver … « la concurrence ». Et j’ai compris tout de suite que chacun n’aurait pas d’autre choix que de se battre, contre ses collègues même, contre l’esprit même de l’université. J’ai vu, oui, arriver cette putain de concurrence. Je ne suis pas fan de la concurrence vous l’aurez compris. Il paraît qu’elle peut être « libre et non faussée », je n’en crois pas un mot. J’abhorre la concurrence. Elle me colle des nausées. Et des colères comme jamais. J’ai vu des gens que par ailleurs j’estime, m’expliquer que « oui c’était comme ça », « qu’il fallait faire avec », « que c’était pareil partout ». Et tout est parti en quenouille.

On a commencé à se bagarrer. Entre nous. A créer des alliances et puis à les défaire, au gré des vents parfois contraires. Et puis comme dans la vraie vie de la concurrence libre et non-faussée, on s’est cherché des espèces de boucs émissaires. On s’est posé des questions qu’avant on ne se posait jamais. Mais on a un peu, et c’est dommage, oublié de se demander pourquoi tout d’un coup on se mettait à se poser ces questions qu’avant on ne se posait jamais.

On avait tous tellement la tête dans le guidon, on était tous tellement investis dans nos formations, on pensait tous tellement qu’elles étaient utiles, nécessaires, qu’on en oubliait de regarder les autres, qu’on en oubliait de s’interroger sur le système qui nous imposait tout cela, qu’on en oubliait de le remettre en cause, de voir qu’en tout cas il était a minima contestable. On a considéré que tout était joué et que nous n’avions plus le choix et tout à été plié. La concurrence avait gagné.

Et les mauvaises questions se sont invitées dans le débat. Plein de questions donc. A qui la faute le déficit structurel ? A qui la faute si telle formation ne peut pas ouvrir parce que pour qu’elle ouvre il faut qu’une autre ferme ? A qui la faute si l’argent que notre formation rapporte doit en partie (en partie seulement) permettre d’en faire vivre une autre qui en rapporte moins ? Qui rapporte le plus de ressources propres ? Et combien de temps tout cela va-t-il encore durer ?

Et après les mauvaises questions on a vu arriver les fausses bonnes idées. On a confondu égalité stricte et équité relative. On a demandé à un chimpanzé et à un éléphant de monter à un arbre en les assurant qu’ils seraient jugés sur les mêmes critères. On a voulu mesurer de la même manière des formations, des secteurs industriels et tertiaires, des logiques d’embauche qui n’obéissaient pas, tout le monde le savait, aux mêmes critères et n’étaient donc en rien comparables. Tout le monde le savait, tout le monde le reconnaissait mais il y avait cet argument d’autorité, celui qui au grand banquet de l’amitié finit par voir les meilleurs d’entre eux se fâcher : il y avait la facture.

Et il paraît qu’elle était salée. Et qu’on connaissait ceux qui se baffraient en espérant que les autres allaient payer. Alors bien sûr dans ce genre de situation, toute tentative de dialogue est biaisée selon que vous êtes dans la peau du responsable de formation excédentaire ou dans celle du responsable de formation déficitaire. Je suis dans la peau du responsable de formation déficitaire. Et vous savez quoi ? Je le vis assez bien. C’est vrai. Je n’en ai même pas honte. Je vous le promets. Savez-vous pourquoi ? C’est assez simple.

J’ai la certitude, la certitude absolue, la certitude chevillée au corps que si j’étais dans la peau du responsable de formation excédentaire et si c’était vous, oui, vous qui étiez dans celle du responsable de formation déficitaire, je vous défendrais. Becs et ongles. Sans rien lâcher. Cela me coûterait peut-être, au sens propre comme au sens figuré mais je vous défendrais. Et plutôt que de crier « Haro » sur le baudet, plutôt que d’acter que « c’est comme ça », plutôt que de se bagarrer « entre nous », plutôt que de laisser la concurrence s’installer et distiller son fiel et ses rancœurs, je me féliciterai de pouvoir jouer de cette « solidarité » et j’irai me battre oui, mais pas pour perpétuer cette concurrence : pour y mettre un terme.

Je fais ce métier pour trois raisons principales (et simples) : j’adore enseigner, j’adore faire de la recherche, et j’adore monter et défendre des projets auxquels je crois. Nous avons eu, depuis le mois de Janvier, des échanges par mail assez « tendus » avec la direction de la composante. Bon Ok, « très » tendus. Dans l’un de ces derniers échanges, le directeur me demandait, je cite, « de m’engager à trouver au moins 5 à 6 contrats en plus de ceux amenés par les étudiants ».

Je devais m'engager à trouver des contrats. En plus de ceux trouvés par les étudiants eux-mêmes. Wow. Cette phrase a tourné un bon moment dans ma tête. J’ai eu cette double impression bizarre, l’impression que je ne faisais pas correctement mon métier, qu’on me traitait de menteur pour toutes les fois où j’avais indiqué que j’allais chercher des contrats pro et où je les avais, en effet cherché, sans en trouver assez.

Et puis surtout j’ai eu l’impression qu’on me demandait d’être un espèce de représentant de commerce, qu’on m’assignait des objectifs chiffrés : « trouve 5 contrats sinon … ». Je vous jure ça m’a foutu un coup. J’ai eu l’impression que j’étais dans la peau du stagiaire qui sait qu’il ne finira jamais sur l’affiche de l’employé du mois. « Trouve 5 contrats sinon … » Et sinon quoi ? Sinon la formation fermera ? Aujourd’hui la mienne ? Et demain une autre ? Alors que la plupart des étudiants formés depuis 5 ans trouvent un emploi dans le cœur de métier auquel ils ont été formés et dans des délais qui semblent très bons au regard d’autres critères « concurrentiels » ? (…) Alors que les relations avec le monde professionnel sont bonnes même si les contrats ne sont pas – assez – au rendez-vous ?"

Je poursuivais comme ça : 

"Peut-être que je vais démissionner. Peut-être pas. Peut-être que cette formation fermera. Et peut-être pas. Nous verrons bien. Nous verrons bien. L’essentiel n’est pas là. L’essentiel c’est que je vais bien. Que je ne somatise pas. Que je ne vais pas faire un burn-out parce que ne je suis pas l’employé du mois ou que ma formation n’est pas rentable. Non non non l’essentiel, au travail en tout cas, n’est pas là. Mais ce serait mentir que de dire que tout cela ne m’affecte pas. Et n’affecte pas les collègues autour de moi.

Alors cela renforce ma conviction. Ma conviction c’est que l’essentiel c’est de se battre pour ce à quoi l’on croit. Et de combattre toutes les idées qui nous semblent nocives et toxiques, pour que les gens eux-mêmes, ne deviennent ni nocifs ni toxiques, ni entre eux, ni pour eux-mêmes, à force de porter ces idées là qui sont si simples, si commodes, si pratiques, et surtout si fausses. Chacun d’entre nous et chacune de nos formations, pour le temps que nous avons passé à les monter, pour l’investissement que l’ensemble des personnels y mettent, pour tous ces vacataires, ces semi ou quasi-permanents qui depuis des années, pour quelques grappes d’heures et pour un salaire de misère et sans défraiement s’il vous plaît, pour tous les secrétariats, les services techniques et administratifs, pour toutes celles et ceux qui continuent de nous accorder leur confiance, chacun d’entre nous et chacune de nos formations mérite mieux que cette concurrence, cette seule « rentabilité », ou ce qui finira bientôt, ici aussi, par être brandi comme un délit de solidarité."

Voilà. La formation n'a pas fermé. Je n'ai pas (encore) démissionné. Je n'ai pas non plus trouvé les contrats en question mais d'autres, dont c'est le métier, s'en sont chargés. Et c'est très bien ainsi. Pour l'instant en tout cas.

Quel est le lien entre la multiplication par 16 des frais d'inscription pour les étudiants étrangers et mes petits tracas dans un IUT de province ?

La même logique de rentabilité. Partout. Tout le temps. Insidieuse parfois, décomplexée et explicite le plus souvent. Depuis l'entrée officielle dans l'économie de la connaissance tout est partie en vrille. On aurait dû se méfier. On le savait. Les mots ont un sens. La connaissance n'aurait jamais du être ou devenir une putain "d'économie". En tout cas pas une économie comme les autres. Le savoir est devenu un business comme les autres, les universités sont devenues des "marques" comme les autres, et les personnels des pions soumis aux mêmes logiques de compétition interne et aux mêmes pressions que dans n'importe quelle entreprise. 

C'est un putain de naufrage. Pas celui qui occupe la "Une". Un naufrage qui fait souvent sourire quand on le raconte parce qu'un enseignant ou une secrétaire administrative qui craque ça n'engage pas la vie des clients, pardon, des étudiants qui fréquentent le service. Parce qu'à l'université on ne sauve pas des vies, on essaie d'aider à les construire en leur trouvant du sens. Et bien souvent on se plante. Mais au moins on essaie. Mais là vraiment ce qui reste c'est juste un naufrage. Juste un putain de naufrage.  

A la rentrée prochaine à l'université, les étudiants étrangers hors union européenne vont payer très cher. Seize fois plus cher que ceux qui sont nés au bon endroit avec la bonne couleur de peau et le bon numéro de carte bleue. 

Il y a les banques qui se frottent déjà les mains car bien sûr l'endettement massif des étudiants va grimper en flèche. De tous les étudiants.

Parce que la phase deux bien sûr c'est d'augmenter les frais d'inscription pour tout le monde. Ben oui. La cour des comptes le demande depuis déjà si longtemps (la même cour des comptes qui pointe l'inanité de l'augmentation des frais uniquement pour certains étudiants étrangers).

Et le pouvoir n'attend plus qu'une chose : que le poids des réformes structurelles que l'université encaisse à marche forcée tous les deux ans depuis la funeste LRU finisse de faire son effet et que devant la déliquescence générale et l'épuisement des solidarités et des luttes il n'ait plus qu'à imposer cet énième renoncement aux valeurs qui fondent notre système comme une solution à la misère que ces mêmes pouvoirs ont délibérément instauré. Même les éléments de langage sont déjà prêts. C'est un putain de naufrage.

Je ne sais pas si vous l'avez remarqué mais à chaque fois qu'une réforme à la con est adoptée, à chaque fois, il se passe en truc bizarre et dramatique : la langue s'appauvrit. A chaque fois. Certains mots perdent leur sens. Certaines expressions disparaissent. Là par exemple, plus jamais, pour ces étudiants étrangers, plus jamais on ne pourra "donner un cours". 

"Donner un cours" dans l'économique de la connaissance.

"Donner un cours". C'est simple non ? C'est beau non ? Et vous savez pourquoi c'est si beau ? Parce que ce n'est pas moi qui donne. Moi je suis payé, j'ai mon salaire. Moi je ne donne rien sinon ma capacité de transmettre ces connaissances là au filtre de ce que je suis. Ce n'est pas moi qui donne. C'est l'université. C'est l'université française qui donne. C'est le système d'enseignement supérieur français qui donne. Et cette université, ce système d'enseignement supérieur, devinez quoi ? Devinez qui c'est ? C'est vous. Oui vous. C'est vous qui donnez. Les impôts et tous ces trucs là. C'est vous qui donnez. C'est ça qui est beau.

Voilà pourquoi quand on parle de multiplier par 16 les droits d'inscription pour certains étrangers ce n'est pas seulement ces étrangers là que l'on insulte, ce n'est pas seulement le prof que je suis que l'on insulte. Non. Ce que l'on insulte, ceux que le pouvoir insulte, c'est vous. C'est chacun d'entre vous, chacun d'entre nous. C'est l'ensemble des solidarités et des équilibres qui font qu'une nation sera toujours plus grande que les égoïsmes naturels qui la composent. A la seule condition qu'elle puisse se retrouver derrière des valeurs qui honorent à la fois ce qu'elle aspire à devenir et les idéaux sur lesquels elle s'est construite. 

Mais là, la seule chose qu'on lui propose à la nation, c'est de multiplier par seize les frais d'inscriptions pour des étudiants étrangers. Tu parles d'un idéal. Tu parles d'une solidarité. Tu parles d'un projet. C'est juste un putain de naufrage. Organisé par une putain de bande de tartuffes. 

11 commentaires pour “#BienvenueEnFrance.

  1. L’université de Nantes vient donc de signer une convention avec l’Ecole Centrale, où faire venir des étudiants étrangers (payant) est en haut de la liste des priorités (des bachelors et des masters). C’est donc que l’objectif n’est pas d’en recruter 3 ou 10 ou 25, car ça on sait déjà faire. Avec quels enseignants t-on on va les former ? Mystère, mais sûrement pas des fonctionnaires. On va donc recruter des CDD payés le moins possible pour dégager du temps humain pour enseigner à ces étudiants. C’est complètement affiché par le futur directeur du pôle dans lequel se trouvera l’IUT.

  2. Une des caractéristiques des systèmes où les droits de scolarité ont explosé est que les primes aux couches dirigeantes ont elles aussi bien augmenté. En version gauloise et encore très modeste, la presse locale dans l’ouest s’en serait même fait l’écho. Bien entendu, en vertu du principe qui dit qu’il n’y a pas de recettes affectées, les deux sujets n’ont rien à voir. D’autres disent que corrélation n’est pas causalité, pour parler « à la mode ».

  3. Comment peut on vous aider à faire valoir cette opposition ? On se sent très impuissants, c’est la pire des situations . Claudine

  4. Ne vous laissez pas abattre !!!
    Vivre c’est lutter !
    à une action débile, une réaction pensée,
    Dénonçons tout cela, ensemble haut et fort car cela est en train de passer inaperçu, approchons nous de journalistes engagés pour faire connaitre cette aberration.
    Peut être aussi faut-il faut monter une coopérative, pour éviter aux étudiants de prendre des prêts bancaires.
    Geneviève

  5. L’université de Nantes et quelques autres se sont exprimées contre cette augmentation. Qu’en est-il et qu’en sera t-il réellement ? Le ministère ne l’oblige pas à augmenter les frais : l’université est libre d’accorder des bourses d’un montant ajusté pour conserver, dans les faits, les droits d’inscription actuel. Mais le fera t-elle, pourquoi ou pourquoi non ? Plus qu’une augmentation des frais d’inscription, c’est un libre marché, là comme ailleurs, qu’installe le gouvernement. Si des étudiants étrangers souhaitent venir, où ira l’argent ? A la présidence ? A la composante ? Au département ? En tant que département, pourquoi aurais-je un intérêt à prendre des étudiants étrangers plutôt que des locaux, si je n’ai pas mon petit pourcentage sur les bénéfices ? Si je monte de l’alternance, là j’aurai un intéressement. Etc.
    Ce sont donc ces mécanismes de marché, fixation des prix, concurrence entre formations intra-université et inter-universités, répartition de l’argent et intéressement des sous-entités, qu’il faut inclure dans la discussion, car l’époque Pécresse l’a montré : la politique de droite gagne en divisant la communauté universitaire.

  6. Venez voir l’état de nos facs, elles sont vétustes et de plus en plus surchargées. Elles ne pourront continuer à accueillir tout le monde.

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