Reproduction pour archivage personnel de la tribune parue dans l'édition papier et numérique du journal Libération en date du 16 Janvier 2019.
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Le Web existe officiellement depuis le mois de Mars 1989. Il s'est construit sur différentes strates, dont la rétro-archéologie pourrait être la suivante.
D'abord le World Wide Web. Le web des documents : ses utilisateurs, ses ingénieurs, ses interfaces et ses intérêts économiques, tout sur la planète web tourne autour de l'axe documentaire. Il faut indexer, classer, donner accès à ce qui va très vite devenir une quasi-infinité de documents d'abord disponibles sous forme de texte, puis d'images, dans des pages et des sites. Ensuite un World Live Web car tout s'accélère, de la production des contenus à leur mise à disposition quasi-instantanée dans les architectures de moteurs de recherche qui se font désormais fort d'indexer toute l'actualité et ce en temps réel. Puis le World Life Web. L'axe autour duquel tourne toute la planète web n'est plus celui des documents mais celui des "profils". Ce qui change … tout, tant sur le plan trivial de l'ergonomie que sur celui – crucial – de l'économie. Enfin avec l'internet des objets vient alors le règne du World Wide Wear. Les interfaces sont désormais celles de nos vêtements, elles siègent sous la forme d'enceintes connectées au milieu même de nos maisons. Des technologies littéralement "prêtes à porter" autant qu'elle sont prêtes et toujours "à portée". Et avec elles, bien sûr, l'anecdotisation des régimes de surveillance qui conduit tout droit au World Wide Orwell, lequel n'ambitionne rien moins de s'approcher toujours davantage de notre cerveau au moyen d'interfaces dites neuronales augurant d'un World Wide Brain totalement flippant. Nous sommes aujourd'hui à l'étape d'après.
Celle du World Wide Fake. Un environnement, un écosystème dont l'essentiel des interactions sont artificiellement fabriquées sur la base d'une spéculation qui n'a d'autre but que de s'entretenir elle-même. Issue d'une forme de capitalisme linguistique se déclinant en un capitalisme de surveillance, cette spéculation avait initialement pour but de nous maintenir le plus attentionnellement captifs possible, nous rappelant sans cesse qu'il fallait interagir, notamment par le biais de ces contremaîtres cognitifs que sont les notifications.
Mais aujourd'hui le "faux" se déploie au sein des architectures techniques toxiques de plateformes prédatrices qui ont presque totalement phagocyté tout ce qui fut l'espace public du web, et contraint nos usages à prendre place dans ces espaces privés et privatifs. Et cela change tout.
Car il n'y a pas que les nouvelles qui sont fausses. Aujourd'hui "de faux internautes avec de faux cookies et de faux comptes sur des réseaux sociaux, effectuent de faux mouvements de souris, activent de faux clics vers de faux sites web (….), créant un simulacre d'internet dans lequel la seule chose encore réelle ce sont les publicités" écrit Max Read dans un papier pour le New York Magazine. Ces mêmes publicités qui font que "nous créons une dystopie juste pour pousse les gens à cliquer dessus" comme l'expliquait déjà l'année dernière la chercheuse Zeynep Tufekci.
Déjà en 2014, un autre analyste écrivait : "À la fin de cette décennie, les bots seront plus nombreux que les êtres humains. À la fin de la prochaine décennie, ils seront plus nombreux que nous dans une proportion de un pour 1.000.000. Ils seront partout. Dans chaque système, dans chaque maison, dans chaque objet. C'est déjà le cas. Par exemple : 8,5% des utilisateurs de Twitter, c'est à dire la quantité énorme de plus de 23 millions de comptes, ne sont pas des êtres humains. Ce sont des bots. Ces robots sont des comptes autonomes qui publient sans aucune interaction humaine.” Nous y sommes et dans des proportions encore plus ahurissantes : presque 52% du trafinc internet mondial en 2016 a été généré par des bots. Rien que sur Twitter, en 2018, plus de deux-tiers des liens vers des sites web populaires sont automatisés et postés par des bots. De faux utilisateurs donc.
Le faux est souvent l'autre nom du mensonge. Et on semble découvrir que tout le monde (nous) ment sur le web. Puisque chacun est seul à disposer de ses propres chiffres au service des ses propres certitudes ou de ses propres intérêts comment pourrait-il en être autrement ? On a découvert presque étonnés que Facebook avait menti sur les chiffres d'audience de ses vidéos, qu'il mentait également sur les métriques liées à "l'engagement". On a découvert que Google mentait si on lui posait la question de savoir si l'Holocauste avait vraiment existé. On a compris qu'en plus de leurs architectures techniques toxiques les grandes plateformes disposaient chacune de leur propre régime de vérité – celui de la popularité pour Google et celui de l'engagement pour Facebook – qui rendaient encore plus difficile la construction d'un espace culturel commun permettant de faire société, a fortiori quand la langue même est l'objet de spéculation du capitalisme linguistique décrit par Frédéric Kaplan dès 2011.
Partout se multiplient les "fermes à clic" dans lesquelles des centaines ou des milliers de téléphones portables alignés regardent et "likent" en boucle la même vidéo ou attribuent des étoiles à telle ou telle application qu'il importe de faire remonter dans les "stores" des grandes plateformes. Des pans entiers d'une économie qui n'a pourtant rien de souterraine sont bâtis sur des processus spéculatifs qui ne reposent plus sur rien de réel, de tangible, d'avéré, de mesurable. Au niveau géopolitique même, de faux-comptes utilisant de fausses publicités ont permis d'influencer le résultat de vraies élections.
Les technologies de l'artefact, les "Deep Fakes" qui permettent à moindre coût de truquer le réel avec un effet de vraisemblance quasi-indétectable sont aujourd'hui en passe de devenir des technologies "grand public" : on peut remplacer le visage d'un acteur par celui d'un autre dans un film mais également modifier la vocalisation du discours tenu par un homme politique en gardant la synchronisation de ses lèvres pour lui faire dire ce que l'on veut. Ce faisant, c'est tout ce qui dans notre société permettait d'établir la valeur de preuve d'une image, d'un discours, d'un témoignage ou d'un fait, qui vole en éclat et qu'il nous faut réapprendre à définir et à construire.
Voilà des années qu'avec d'autres je milite pour une prise en compte et une intervention sur la dimension non pas économique mais simplement politique des grandes plateformes. De l'élection de Trump à celle de Bolsonaro et du rôle qu'ont pu y jouer Facebook pour l'un ou WhatsApp pour l'autre, de l'implication de Facebook dans la prolifération des discours de haine dans le contexte du génocide des Rohingyas jusqu'au Brexit, de la fracture de plus en plus marquée entre le monde politique, le monde médiatique et les interactions de celles et ceux qui se vivent comme autant d'invisibles et de déclassés n'ayant plus que l'espace de ces plateformes comme placebo démocratique, l'urgence est aujourd'hui réelle. La montée des populismes un peu partout dans le monde n'en est que l'un des symptômes les plus visibles.
Hannah Arendt est morte en 1975 et n'a donc jamais connu internet. Dans un entretien de 1974 sur la question du totalitarisme elle écrivait ceci :
"Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n'est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire un opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d'agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu'il vous plaît."
C'est très exactement cela, le risque et la promesse du World Wide Fake si nous n'y faisons rien : la conjugaison d'un emballement spéculatif autour d'une industrie publicitaire de la falsification et de l'altération et l'annonce d'un effondrement de notre capacité collective à faire société dans un espace public commun. Et à la fin, "avec un tel peuple, vous pouvez faire ce qu'il vous plaît."
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Apostille. Je reste un enthousiaste de ces technologies. Je continue de croire avec Benjamin Bayard que "l'imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d'écrire". Je crois aussi que si Internet et l'imprimerie nous ont offert cela c'est d'abord parce qu'ils ont fait de la circulation des lectures et des écrits dans l'espace public la condition première de leur appropriation à l'échelle privée. Et qu'aujourd'hui le World Wide Fake dans lequel circulent les lectures, les écrits et les points de vue n'est qu'un espace privatif qui vit l'espace public comme une concurrence à réduire et à soumettre à ses seuls intérêts marchands. Et que c'est cela que nous devons expliquer et combattre.