Dans la succession de scandales et de Bad Buzz que Facebook traverse depuis maintenant plus de deux ans, on vient d'apprendre que la firme venait d'instaurer de nouvelle règles pour "limiter les discussions politiques entre employés".
Il s'agit là d'un nouvel épisode dans la déjà longue histoire que la plateforme entretient avec "la" politique. Et que je m'en vais vous narrer brièvement.
Pas de politique.
Le premier temps fut celui du "pas de politique". Et de fait la plateforme ne s'en souciait pas. De Facemash aux premiers millions d'abonnés du réseau social, il y avait autant de politique dans Facebook que d'humanité dans les idées de Laurent Wauquiez et d'intelligence dans le regard de Ludivine de la Rochère.
Tout est politique.
Et puis, la massification des usages et les effets de concentration atteignant des seuils tout à fait inédits à l'échelle d'une organisation, fut-elle numérique, les sujets politiques firent naturellement leur entrée dans la plateforme. Il paraît que pour plein de gens, la machine à café, le bistrot et les repas de famille sont les trois endroits où l'on parle le plus de politique. Or pour ces mêmes personnes, Facebook est souvent ces trois lieux à la fois. Il en assure en tout cas le rôle. Il en remplit la fonction de proximité, de disponibilité, de catharsis ou de crispation. Alors on se mit à parler politique dans Facebook.
Et forcément, là encore du fait du nombre de personnes et d'opinions présentes et des politiques de modération inexistantes ou totalement arbitraires, il y eut de dramatiques sorties de route. Par exemple lorsque Facebook dut reconnaître qu'il comptait dans ses rangs des employés racistes qui avaient, lors du mouvement "Black Lives Matter", remplacé ce slogan par un autre "All Lives Matter" et qu'à côté d'eux, d'autres employés supprimaient régulièrement des contenus jugés "trop conservateurs".
A ce moment là Facebook prit conscience qu'il fallait former ses employés aux questions des biais politiques et se mit à organiser différents cours et séminaires pour les sensibiliser au traitement politique de la question raciale, mais aussi de celle du genre, et ainsi de suite.
Le patron fait de la politique.
Le troisième temps fut celui de l'accouchement explicite du projet politique de la plateforme. Certains (dont moi) allèrent jusqu'à affirmer que l'idée de voir un jour Mark Zuckerberg briguer a présidence des Etats-Unis était tout sauf farfelue, et indépendamment de cela, les écrits du fondateur depuis ces deux dernières années sont autant "d'adresses à la nation" dans laquelle c'est le projet politique de Facebook qui est présenté et assumé. Chacun, à commencer par les employés de Facebook avait bien conscience que la plateforme allait jouer un rôle déterminant dans différents processus électoral. Ainsi dès le mois de Mars 2016 des employés posaient ouvertement à Mark Zuckerberg la question de savoir ce que l'entreprise pouvait faire pour empêcher l'élection de Donald Trump. Ironie de l'histoire – et cohérence du modèle économique publicitaire déjà toxique et le devenant encore plus appliqué au champ politique – c'est très exactement l'inverse qui se produisit.
Publicité et politique.
Les scandales Cambridge Analytica achevèrent de révéler le rôle, avéré, que Facebook joua dans l'élection de Trump ou bien encore le Brexit. Scandales sur lesquels vinrent s'empiler d'autres affaires et autres joyeusetés liées à des stratégies d'ingérence et de déstabilisation menées par des puissances étrangères (notamment la Russie) ou bien encore l'instrumentalisation de la plateforme par des régimes génocidaires comme pour le peuple des Rohingyas en Birmanie. Au final comme au commencement c'est de la politique publicitaire de la plateforme que naissent toutes les déviances démocratiques faisant d'une campagne politique une publicité comme les autres.
Plateforme politique.
Nous y sommes. Par une logique de percolation inévitable, ces questions politiques, ces enjeux d'expression(s) et de représentation(s) politiques traversent en permanence la plateforme, de son sommet jusqu'à sa base. Quand ce ne sont pas des employés – chez Facebook comme chez Google ou Amazon – qui dénoncent des biais ou des stratégies et des choix dangereux sur des sujets politiques, ce sont des collectifs qui se saisissent de l'architecture technique offerte comme moyen de visibilité, de structuration et de diffusion de leurs idées politiques comme l'actuel mouvement des Gilets Jaunes ou comme on l'avait vu lors des révolutions du printemps arabe.
Tout est politique dans Facebook, tout Facebook est un projet politique. La plateforme elle-même est politique par l'espace social planétaire qu'elle condense et organise ; l'algorithmie de Facebook est politique puisqu'elle arbitre la hiérarchisation d'opinions et d'informations qui disposent d'un poids démocratique représentativement considérable ; la direction de Facebook est politique car indépendamment du fait de savoir si Mark Zuckerberg sera ou non un jour candidat à la Maison Blanche, chacune de ses décisions, chacun de ses choix, chacun de ses projets, chacune de ses ambitions peuvent prendre un poids politique absolument considérable dans les destinées d'une nation et d'un peuple (et à ce titre l'élection de Trump et le Brexit n'en étaient que les amuse-bouche) ; le modèle économique et social de Facebook est politique puisqu'alors que le même Zuckerberg fait partie du cercle très restreint des 26 milliardaires qui possèdent autant que la moitié des êtres humains de cette planète, l'entreprise qu'il préside et dirige continue de s'appuyer sur un modèle d'exploitation des travailleurs pauvres pour sa "politique" de modération, comme le démontrait l'admirable documentaire "The Cleaners" et comme Antonio Casilli en livre l'éclatante démonstration dans son dernier ouvrage "En attendant les robots".
Chacun des étages de la plateforme est à lui seul un condensé de questions politiques inédites dans leur ampleur comme dans leur enjeu : l'étage des utilisateurs, celui des salariés, celui des sous-traitants exploités à l'étranger ou exploitant des étrangers, celui des ingénieurs et des cadres, et bien sûr celui de la direction.
Chaque étage est politique et pourtant – à l'exception des travaux pionniers d'Antonio Casilli, de Zeynep Tufekci, de danah boyd, de Morozov et de quelques autres – c'est comme si nous étions incapables de penser cette plateforme en termes politiques ; comme si nous refusions de voir la part mortifère d'arbitraire et d'opacité qu'une "plateformisation" et une algorithmisation de la politique représentent pour une régulation des espaces publics de parole et des services publics tout court ; comme si nous nous obstinions à nier l'évidence d'une automatisation ce faisant toujours au détriment de ceux qui ont le plus besoin d'espaces publics de parole et de services publics et qui s'en trouvent le plus systématiquement privés.
A noter, comme l'analysait encore le camarade Antonio à partir des travaux de Tarleton Gillespie, que le mot même de plateforme se prête à des instrumentalisations particulièrement lourdes puisque, je cite Antonio citant Gillespie :
- "La prétendue horizontalité des plateformes numériques dissimule des structures hiérarchiques et les liens de subordination qui persistent malgré la rhétorique des “flat organizations” ;
- L’insistance sur une structure abstraite cache la pluralité d’acteurs et la diversité/conflictualité des intérêts des différentes communautés d’utilisateurs. La responsabilité sociale des plateformes, leur “empreinte” sur les sociétés semble ainsi être effacée ;
- (point #digitallabor) en se présentant comme des mécanismes *précis* et *autonomes*, les plateformes servent à occulter la quantité de travail nécessaire à leur fonctionnement et à leur entretien."
De l'état nation à l'état plateforme.
Temporellement très courte mais sociétalement très dense, c'est à la lumière de cette histoire des rapports que Facebook entretient avec la question politique que l'annonce de nouvelles règles pour "limiter les discussions politiques entre employés" est à la fois ahurissante et dangereuse. Car on connaît au regard de l'Histoire la nature et la qualification réelle d'organisations ou d'États conduisant un projet politique tout en interdisant ou en limitant le fait qu'il puisse être discuté au sein même des infrastructures qui le portent et par celles et ceux ayant pour tâche de le mettre en oeuvre.
Par ailleurs il faut noter que parmi les arguments mis en avant pour justifier cette limitation des discussions politiques, on trouve l'idée suivante :
"des personnes qui ont des opinions différentes de celles de leurs collègues pourraient se sentir mal ou non respectées. « Elles ne peuvent pas être elles-mêmes. Elles ne peuvent pas faire le travail qu’elles sont venues faire ici », argumente Mike Schroepfer. Il s’agirait, selon lui, d’un retour fait par des employées et employés."
Ce phénomène est un biais social et cognitif parfaitement connu qui renvoie à la spirale du silence et à la tyrannie des agissants, et renforce le biais de conformité (ou syndrome de Panurge) d'un individu au sein d'un collectif choisi ou subi. Or ces trois points (spirale du silence, tyrannie des agissants et biais de conformité) sont particulièrement efficients à l'échelle de l'architecture technique de Facebook. Ils font même partie des garanties et des marqueurs invariants qui permettent à son modèle économique et attentionnel de prospérer. C'est donc à la fois assez troublant et amusant d'observer qu'ils se trouvent ainsi mobilisés pour prétendre résoudre ce qui semble constituer un problème à l'échelle des employés de la firme, problème étrangement moins prégnant dès lors qu'il concerne … les utilisateurs de la plateforme.
A moyenne échéance, il n'est pas exclu que la montée des populismes partout dans le monde et le renforcement d'une idée étriquée de l'état nation, conjugué au recours systématique à une vision utilitariste ou solutionniste d'un "état plateforme", ne se renforcent mutuellement jusqu'à parachever l'effondrement de la crise de la représentation politique qu'ils étaient pourtant supposer corriger. La raison en est simple. Le premier (état nation) ne semble capable de prospérer qu'en déclinant la question sociale sur le registre de la haine de l'autre et en coupant systématiquement les fonds des politiques publiques d'assistance et de prise en charge des plus faibles. Et le second (état plateforme) entretient successivement des formes paradoxales et paroxystiques de visibilité et d'invisibilisation tout en aggravant aussi mécaniquement les inégalités à chaque nouveau soubresaut d'automatisation.
Etat plateforme + état nation = plateforme nation.
Ainsi la figure fusionnelle de l'état plateforme et de l'état nation est celle de la "plateforme nation" qui est aussi celle … de la disparition de l'État ; État dont la fonction de régulation est déportée sur la plateforme et dont la fonction de cohésion est laissé à l'arbitraire dangereux de tous les nationalismes. Enfin, comme je l'écrivais en 2016 :
"s'il est certes possible (et peut-être efficace) de construire une nation comme un fichier client, on obtient au final une nation de clients et une démocratie clientéliste."
Allez je vous laisse, j'apprends que la start-up DCMA (Doléances Comme au Moyen-Âge) vient de lancer une nouvelle plateforme et qu'afin d'attirer l'attention des Gilets Jaunes, l'état plateforme opère par campagne Facebook Ads ciblant … l'intérêt desdits Gilets Jaunes pour les chaînes d'hypermarché Lidl.
Le grand débat. Les Français. Et Lidl. Ou quand l'état performe sur les plateformes publicitaires. Bref. Rien de nouveau. Ni sous le soleil. Ni dans les modèles publicitaires attentionnels toxiques. Ni dans le mépris de classe. Surtout dans le mépris de classe.
Rien compris à cette affaire gouvernement-Lidl. C’est quoi ce délire ?