Lettre à Jack Dorsey : et si vous appliquiez juste vos propres règles ?

Il y a deux façons de porter le regard sur les discours de haine circulant sur les réseaux sociaux. Twitter et Facebook principalement puisque ces deux là sont perçus comme un espace public même s'ils demeurent des plateformes privées (on ne "s'inscrit" pas sur un espace réellement public). Ils font fonction d'espace public ou en constituent à tout le moins un étonnant et toujours mouvant placebo.

<Nota-Bene> Il existe aussi une troisième hypothèse : considérer que ces déferlements de publication haineuses sont simplement conservés et autorisés dans le cadre d'une collaboration avec des états pour accumuler des preuves et mettre sous surveillance un certain nombre de "profils". On sait que toutes les grandes plateformes ont un certain nombre d'accords et de procédures avec un certain nombre de services de renseignements de différents états pour lutter contre le terrorisme ou la pédophilie par exemple. Mais dans le cas de l'injure raciale, sexiste ou homophobe on voit mal une démocratie constituer un tel fichage. Ou en tout cas assumer de le faire. Cette troisième hypothèse est donc sans objet pour ce qui nous préoccupera le temps de cet article. </Nota-Bene>

L'exutoire.

On peut considérer qu'ils sont un exutoire, un gueuloir, une forme de catharsis certes nauséabonde mais nécessaire pour éviter à certains de passer à l'acte. Tant qu'ils insultent les homosexuels, les femmes, les noirs, les arabes ou les juifs, tant qu'ils mettent des mots ils ne mettent pas de coups. Twitter et Facebook seraient alors cet exutoire.

La banalisation.

On peut aussi considérer qu'il existe une logique presque "mécanique" entre des formes de libération de la parole et l'augmentation des actes de violence associés à ces mots de la haine ordinaire. Dans de nombreux pays où des hommes politiques de premier plan ont joué sur le registre de la haine en assumant leur détestation de telle ou telle minorité, on a observé une recrudescence des actes de violence à l'égard de ces minorités. A force de banaliser la libre expression de ces discours de haine sur les plateformes, à force également de voir circuler des vidéos ou des photos de victimes d'agressions racistes ou homophobes, on finit par constater qu'elle font partie de la réalité, qu'elles sont devenues "une habitude" et si l'on fait partie de ces minorités stigmatisées et agressées on adapte hélas son comportement social pour redevenir invisible après avoir lutté des années pour conquérir un peu de tranquilité dans l'espace public. Ce retour en arrière est absolument intolérable. Quant à ceux qui profèrent ces insultes, ils se sentent de plus en plus légitimes à le faire et le sentiment de toute-puissance que leur confère cette verbalisation systématiquement tolérée ou en tout cas non réprimée finit bien souvent par devenir un sentiment de toute puissance déclencheur d'agressions physiques. 

Excès de propos (haineux) privés dans un espace public pris en défaut.

Jacques Lacan définissait la métaphore comme un "dire en excès" à l'opposé de la métonymie comme un "dire en défaut". Il y a dans toute logique de publication, de "rendu public", ce rendu public fut-il paradoxalement exprimé sur une plateforme privée, une articulation à trouver entre un "dire en défaut" et un "dire en excès". C'est même là l'enjeu principal pour que les actuelles plateformes sociales parviennent réellement à lutter contre certains discours de haine qui sont "présents en excès" là où la parole des victimes est tendanciellement minorée du côté d'un "dire en défaut". Ce devrait en tout cas être l'enjeu principal sur lequel pourraient se pencher ces plateformes. Et la manière dont "la puissance publique" et les états devraient se poser la question pour rétablir l'équilibre dans ces communautés de parole qui lui échappent car elles n'ont précisément plus rien de "commun". 

J'ai souvent, au cours de très nombreux articles, expliqué ce qui pouvait être fait pour réellement et efficacement lutter contre ces discours de haine en ligne. J'ai rappelé que la dimension spéculative de ces discours de haine, conjuguée au modèle économique et à l'architecture technique toxique de ces plateformes n'appelaient guère à l'optimisme. J'ai dit et rappelé que les pouvoirs publics, les états et les citoyens eux-mêmes se trouvaient le plus souvent impuissants car ils prétendaient lutter avec les armes et la rationalité d'un espace public pour régler un problème dont les racines du mal croissent et se multiplient du fait de la semi-obscurité moite et commode que lui offrent des espaces de publication dans des plateformes privées. Pour vous replonger dans l'ensemble de ces réflexions vous pouvez – notamment – repartir de cet article d'Octobre 2018 : "Le grain de la haine à moudre dans le plateformes. Et comment on en sort."

Alors bien sûr je ne vais pas aujourd'hui me dédire et oui, "lutter contre les discours de haine sur les réseaux sociaux" c'est compliqué. Très compliqué. D'autant plus que sur ces réseaux sociaux, ces discours de haine constituent une forme de spéculation discursive aboutie et excessivement rentable pour la capitalisme linguistique qui fonde le modèle économique desdites plateformes sociales.

Et puis il y a aussi les choses simples.

Ce qui n'est pas compliqué c'est de fermer, simplement et définitivement les comptes de celles et ceux qui participent à des "raids numériques" appelant au viol de telle ou telle journaliste ou déniant à une ancienne actrice porno le droit d'avoir un enfant. Ce qui n'est pas compliqué c'est de fermer définitivement les comptes de celles et ceux qui utilisent le mot "crouille" ou "bougnoule" à longueur de tweets. Ces mots là sont la caractérisation en droit d'une insulte à caractère raciste. Et en France, le racisme n'est pas un opinion mais un délit. 

Et inutile de crier au risque d'une censure arbitraire et laissée aux mains des plateformes : je ne parle pas ici de comptes qui pourraient occasionnellement évoquer une imagerie nazi comme ce fut le cas de nombreux d'entre nous ces derniers jours suite à la Une polémique du Magazine du Monde, comptes et contenus qui sont d'ailleurs tout à fait improprement et aléatoirement bloqués dès qu'ils osent évoquer le mot nazi.

Je parle des comptes d'authentiques sexistes, homophobes, racistes, antisémites et autres admirateurs assumés du 3ème Reich ou des pires dérives et appel à la haine de l'extrême droite. Les grandes plateformes disposent de l'historique complet de publication de ces comptes là. Elles disposent de technologies d'analyse linguistique qui leur permettent d'identifier et de recouper ces occurrences de la haine ou de l'incitation à la haine assumée. Elles pourraient, si elles disposaient d'un minimum d'éthique, faire travailler des modérateurs humains disposant des codes culturels permettant de contextualiser correctement ces dérives plutôt que de continuer d'exploiter des travailleurs pauvres aux Philippines pour ce travail de modération.   

Cette lutte contre l'écume des discours de haine ne doit en aucun cas faire oublier d'agir également et prioritairement sur l'architecture technique toxique qui les amplifie et le modèle économique qu'ils permettent de nourrir mais elle est un point de départ aujourd'hui absolument nécessaire. 

Hit the Road Jack.

Vous Jack Dorsey, vous le PDG de Twitter, vous qui allez vous ressourcer et faire un peu de tourisme méditatif du côté de Myanmar, sur les cendres encore chaudes du génocide des Rohingyas et qui trouvez ça cool, vous également Mark Zuckerberg, PDG de Facebook dont la responsabilité est également engagée dans la surexposition des discours de haine ayant attisé les violences contre le peuple Rohingyas, je vais vous dire exactement quoi faire.

Appliquez vos propres règles. Utilisez le moteur de recherche de vos plateformes sociales et recherchez l'expression "sale crouille". Ou "sale bougnoule". Vous trouverez une foule de statuts, de tweets, de posts derrière lesquels des utilisateurs qui sont tout sauf anonymes. Vous connaissez ces utilisateurs. Même s'ils s'expriment sous pseudo, vous avez leur vrais noms, leur vraie adresse mail et le plus souvent aussi leur vrai numéro de téléphone puisqu'il est devenu très compliqué dans vos plateformes d'éviter des processus de double ou de triple identification lorsque l'on crée un compte ou que l'on veut en changer. 

Alors vous, Jack Dorsey et Mark Zuckerberg qui mettez régulièrement à jour les "guidelines" et les règles supposées interdire et bannir les discours de haine et les "conduites haineuses", puisque vous connaissez ces gens et pouvez, dans le cadre du service privé que vous mettez à leur disposition gratuitement, les empêcher simplement et définitivement de déverser leur haine et de contaminer ainsi l'espace public qui fait écho à ces hurlements privés, puisque vous en avez non seulement le droit mais également le devoir, pourquoi n'appliquez-vous pas simplement les règles que vous nous obligez à signer ?

A vrai dire il n'existe qu'une seule réponse à cette question. Vous ne le faites pas parce qu'un raciste, un antisémite ou un homophobe notoire sont avant tout des clients comme les autres. Et que la nature même de ces discours de haine entretient le modèle économique toxique qui est le vôtre car ces discours de haine génèrent de l'interaction, de l'engagement, du buzz, du retour sur investissement. 

Alors montrez-vous dignes de la place que vous prétendez occuper dans nos sociétés avec vos plateformes. Montrez-vous dignes du "projet politique" et de la vision d'une société inclusive et respectueuse que vous dites vouloir porter et défendre, et au service duquel vous prétendez mettre vos plateformes. Et pour cela commencez juste par appliquer réellement vos propres règles. Il est clairement trop tard pour éteindre l'incendie de la haine et ce n'est d'ailleurs pas de votre responsabilité que de le faire car vous ne l'avez pas allumé. Cet embrasement haineux est politique et sociétal, il existait bien avant les grandes plateformes sociales et il est probable qu'il leur survivra. Mais à l'échelle qui est la vôtre, pour vos 326 millions d'utilisateurs ou vos 2,6 milliards de profils, votre responsabilité directe est plus que jamais engagée dans le refus d'en éteindre chaque nouvelle étincelle, chaque nouvelle braise. 

Great_Fire_London (1)Grand incendie de Londres. (Wikipedia)

Addendum. Sur Twitter, Manon Coville mentionne un extrait de la lecture du livre "Peau. A propos de sexe, de classe et de littérature" de Dorothy Allison qui dit ceci :

"J’ai appris à travers de grands chagrins que tous les systèmes d’oppression se nourrissent du silence public et de la terrorisation privée."

C'est précisément de cela dont il est question. 

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