Le mardi 19 Février 2019, Emmanuel Macron se rend dans le cimetière juif profané de Quatzenheim. Des journalistes de France 3 vont alors lancer un Facebook Live pour couvrir la visite du chef de l'état. Et ce qui devait arriver …
"Au bout de quelques minutes, les commentaires ignobles et illégaux ont largement dépassé notre capacité à les modérer. Deux journalistes, ce n’est plus suffisant pour un tel exercice, sans doute que dix ou vingt non plus d’ailleurs. Que l’exercice n’est tout simplement plus possible en 2019. Une retransmission, d’accord, mais sans commentaire. Tant pis pour la libre parole.
Nous ne parlons pas des commentaires bêtement stupides ou hors-sujets, ni même des commentaires anti-Macron. Vous avez le droit de critiquer le chef de l’Etat sur nos pages Facebook. Vous ne vous en privez pas. A dire vrai, nous nous réjouissons que vous puissiez le faire. C’est le signe d’une démocratie forte que de critiquer ses élus.
Non, nous parlons d’appels au meurtre explicites, de commentaires ouvertement antisémites et racistes, des "Heil Hitler", des "sale juif " ou "sales juifs", qu’ils s’adressent à Emmanuel Macron ou aux représentants de la communauté juive."
Tout cela est bien évidemment navrant et, comme les journalistes le rappellent, cela n'est le fait que d'une minorité qui bénéficie d'un effet parfaitement documenté dans la littérature scientifique et que Dominique Cardon appelle la "tyrannie des agissants". Dans les modes de distribution de la parole et des discours tels que les réseaux sociaux et les moteurs de recherche les portent et les rendent visibles, il y a toujours une prime donnée à celles et ceux qui font, agissent, disent, publient. Et ce quoi qu'il fassent, disent et publient.
On a beaucoup parlé, ces derniers temps, de la question de la levée de l'anonymat et l'on a vu ressurgir toute la panoplie des discours faussement scientifiques établissant un lien de causalité entre anonymat et discours de haine alors qu'il est déjà compliqué d'établir un simple effet de corrélation entre les deux. J'étais revenu en détail sur ce sujet dans mon article consacré aux insultes subies par Bilal Hassani.
N'en déplaise à Emmanuel Macron et à certain(e)s de ses ministres et affidés, l'histoire de ce Facebook Live avorté est une nouvelle fois la preuve que la levée de l'anonymat ne permettra en aucune manière de lutter contre les discours de haine. Comme le rappelle en effet le journaliste Aymeric Robert dans son article :
"Ces internautes, pas toujours anonymes à en juger par leur patronyme, savent-ils que ces écrits sont un délit ? Qu’on peut faire de la prison ferme pour un simple commentaire sur Facebook ? A quel moment, est-il devenu normal d’appeler publiquement à tuer quelqu’un, qu’il soit chef de l’Etat ou simple habitant d’un village alsacien ?"
Les journalistes de France 3 auraient en effet pu laisser tourner leur Facebook Live, puis enregistrer, signaler et transmettre à la justice les noms et les comptes s'étant rendus coupable de délit d'antisémitisme ou d'appel au meurtre. Mais c'est aussi ce démon là qu'il nous faut collectivement accepter d'affronter et de reconnaître : on ne sauvera pas une démocratie vérolée par la haine au moyen d'une démocratie vérolée par la dénonciation.
La Shoah signifie "catastrophe" en Hébreu. En mathématiques, la "théorie des catastrophes" fondée par René Thom désigne "le lieu où une fonction change brutalement de forme". Le numérique, a fortiori dans sa manière de cristalliser la parole et les audiences au sein des grandes plateformes, est à lui seul une théorie des catastrophes qui inverse et renverse constamment la charge de la preuve. L'irruption de ces commentaires néo-nazis, antisémites, pour la plupart non anonymes, lors d'un Facebook Live couvrant la visite du chef de l'état suite à la profanation d'un cimetière Juif est au sens premier "exemplaire" de ce lieu – car l'espace discursif qui entoure un Facebook Live est bien un lieu, une marge – où une fonction (médiatique en l'occurence) change brutalement de forme.
Si l'on veut pouvoir réellement lutter contre les discours de haine, la garantie de l'anonymat est la meilleure solution puisqu'il oblige les authentiques haineux à s'exprimer sous leur vrai nom où depuis des pseudonymats aisément identifiables s'ils veulent assouvir la part narcissique qui renforcera leur sentiment d'appartenance à la meute. Car il faut pouvoir se reconnaître et se nommer pour exister dans ce troupeau.
Si l'on veut pouvoir réellement lutter contre les discours de haine il faut, simplement, obliger les plateformes à appliquer leurs propres règles.
Si l'on veut pouvoir réellement lutter contre les discours de haine il faut lutter et réguler non pas les plateformes en tant que surfaces sociales mais les architectures techniques toxiques sur lesquelles elles reposent.