Entre ces deux-là me direz-vous, rien de commun. Bien sûr. Sauf que.
A ma gauche donc, Tim Berners Lee
Pionnier et père fondateur du web tel que nous le connaiss(i)ons. Pourfendeur des "jardins fermés" et défenseur d'un web plus libre, plus ouvert, plus décentralisé, moins aliéné aux grandes plateformes qui régulent et qui scrutent l'essentiel de nos pratiques connectées. Tim Berners Lee qui vient de s'exprimer récemment pour une nouvelle fois dénoncer cette emprise géopolitique des plateformes, notamment dans cet article du New-York Times parfaitement résumé dans Numérama.
Et à ma droite, Paul Pogba.
(Nota-Bene : cet article a été rédigé jeudi, alors que "l'affaire Pogba" venait de se produire)
Milieu de terrain (je crois) de l'équipe de France de football. Lequel est au centre d'une polémique qui fait le buzz construite sur un bras d'honneur adressé à la tribune des journalistes (?) à l'issue du dernier match contre l'Albanie (après le second but très exactement). Voilà l'histoire : pendant le match, plusieurs caméras sont "dédiées" à quelques joueurs stars pour faire de belles images et du storytelling permettant d'alimenter les médias spécialisés. Donc l'une de ces caméras capte un geste qui semble être un bras d'honneur adressé aux journalistes qui avaient eu des mots assez durs après le premier match et la première prestation dudit Paul Pogba.
Et l'image fuite d'abord sur Twitter. Or il faut savoir que l'UEFA (les gentils organisateurs de l'Euro qui n'ont pas jugé utile de faire respecter une minute de silence en mémoires des victimes d'Orlando parce que le Foot c'est pas un sport de tafioles mais ça c'est une autre histoire), l'UEFA donc "fournit" les images aux diffuseurs avec lesquelles elle travaille, parmi lesquels beIN Sports a cette année raflée la mise.
Donc l'UEFA a l'image. Mais beIN Sports doit avoir la permission de l'UEFA pour pouvoir la diffuser. Et beIN Sports ne diffusera pas cette vidéo parce que c'est pas trop prévu dans le plan de comm et de sponsors de Paul Pogba et de l'UEFA (et de l'ensemble des abrutis qui n'ont pas jugé utile de faire respecter une minute de silence en mémoires des victimes d'Orlando parce que le Foot c'est pas un sport de tafioles mais ça c'est une autre histoire). Donc embargo sur la vidéo. Du journalisme oui, mais du sponsoring d'abord. Je cite le directeur de la rédaction du marketing de beIN Sports :
"J’ai pris la décision hier soir dans le feu de l’action de ne pas diffuser cette séquence dans notre magazine d’après-match, se justifie Florent Houzot. C’est une décision personnelle que j’assume entièrement. Nous sommes supporters de l’équipe de France et ce n’est pas le moment de créer une polémique inutile. beIN Sports est une chaîne premium qui n’a pas besoin de créer le buzz pour exister (sic). Je préfère rester positif".
Le même article de l'Equipe explique qu'ils ont aussi contacté TF1, co-diffuseur de la rencontre et qui aurait donc pu également diffuser cette vidéo, mais là ils sont tombés sur le champion du monde en titre de l'excuse en bois, lequel leur a répondu que "les équipes de TF1 n'avaient pas eu le temps de dérusher toutes les images reçues". Voilà voilà voilà. En bois. Nous sommes alors le 16 Janvier (aujourd'hui) à 15h22.
Bon heureusement dans la vie, y'a aussi des médias qui font juste leur boulot de média, que n'essaient pas de "rester positif", qui ont des équipes capables de dérusher, et qui ont donc décidé de diffuser la vidéo en question. Et à 16h46, l'Equipe nous apprend que la RTBF (co-diffuseur belge) a balancé la vidéo en ligne. Donc je clique sur le lien fourni et je tombe là-dessus :
Oui c'est énervant. Donc quitte à être pris pour un gogo je fais appel à un expert informatique spécialiste du Dark Web pour mettre en place un code de tracking embarqué me permettant de retrouver et d'acheter la vidéo en bitcoins. Bon non en fait je vais sur Twitter et je tape "Paul Pogba bras honneur". Et la vidéo est là bien sûr. Et tourne en boucle. Dans toutes les langues et dans tous les formats. Du Gif animé jusqu'à la séquence de 30 secondes du "bras d'honneur". Vidéo bien sûr également disponible sur YouTube.
Vous jugerez vous-même hein mais bon l'hypothèse du mouvement de "danse avec ses amis et ses frères à la sortie du terrain" semble assez hardie. La dernière fois que j'ai vu un type danser comme ça en boîte de nuit, ça s'est fini par une bagarre générale. M'enfin.
Et donc Tim Berners Lee.
Parce que oui, l'histoire du "bras d'honneur qui est en fait une danse et que on peut pas le voir mais en fait on peut le voir", cette histoire là n'est pas simplement une nouvelle illustration de l'effet Streisand (qui risque bien de faire école vu la tournure que prend actuellement la ligne de défense dudit Paul Pogba), cette histoire illustre parfaitement la quasi-totalité de la dernière tribune de Tim Berners Lee.
La preuve par Pogba.
Tim Berners Lee dénonce en effet un web "centralisé" et dans lequel quelques plateformes ont tous les pouvoirs de contrôle et de filtrage, avec un modèle de financement actuellement intenable. Et le résultat c'est ça.
Du bon gros geo-blocking. Ou comment réinstaller des frontières du non-sens dans le cyberpespace.
Tim Berners Lee milite également pour un système de paiement (de micro-paiement en fait) fluide et décentralisé. Moi pour accéder à tous les articles dont je vous ai parlé dans ce billet, ceux de l'Equipe, celui de la RTBF je n'ai naturellement pas déboursé un centime. Ne pas débourser un centime c'est bien, mais cela implique aussi que dans le cadre d'accords commerciaux limites crapuleux entre des organisateurs (UEFA) et des diffuseurs (beIN Sports, TF1, M6, etc) on s'expose naturellement à toutes les formes de bras d'honneur adressés à la déontologie journalistique. Et à toutes une série de situations plus ubuesques les unes que les autres en termes de droits (des usagers).
Les platebandes des plateformes.
N'importe quoi me direz-vous, puisque justement la vidéo censurée par l'UEFA et ses partenaires médias est disponible sur ces plateformes que dénonce Tim Berners Lee. C'est vrai. En partie. En partie seulement. Car je rappelle que niveau censure, beIN Sports fait figure d'amateur au regard de la "régulation" mise en place par YouTube via ses partenariats avec le petit monde des très grands éditeurs / producteurs. Il faudra d'ailleurs voir jusqu'à quand la vidéo de Pogba restera disponible sur YouTube (Edit : j'ai déjà changé deux fois l'adresse YouTube de la vidéo, les 2 premières ayant été supprimées ou désactivées). Ou, si elle y reste, se poser la question de savoir si elle aurait pu s'y retrouver dans le cas ou YouTube aurait disposé de droits de diffusion en partenariat avec l'UEFA.
Reste Twitter me direz-vous. Effectivement plus difficilement contrôlable parce que plus "hétérarchique". Mais là encore c'est en train de changer. Parce que Twitter s'installe à son tour dans des logiques d'éditorialisation de plus en plus classiques et restrictives (notamment mais pas uniquement sous l'effet des contraintes de régulation autour des discours de haine ou d'incitation à la haine), et parce que Twitter est lui aussi de plus en plus dépendant d'autres plateformes plus grosses que lui. Twitter se nourrit encore d'externalités mais la plupart de ces externalités documentaires sont issues des internalités que fabriquent, construisent et entretiennent des plateformes comme YouTube ou Facebook. Exemple concret : la vidéo du bras d'honneur qui circule le plus sur Twitter est insérée directement depuis … YouTube.
Du Freemium au Merdium
Si vous voulez aller lire l'article du New-York Times dans lequel Tim Berners Lee est interviewé, celui-ci est désormais derrière un Paywall. Sauf si vous tapez son titre dans Google ("The Web's Creator Looks To Reinvent It"), lequel vous y donnera alors accès gratuitement en vertu d'un accord passé avec des éditeurs et des diffuseurs presse.
La "gratuité" dans laquelle nous vivons est artificielle, cela nous le savions déjà en partie. Mais telle qu'elle est mise en place aujourd'hui à l'échelle des grandes plateformes et des grands médias, elle est surtout devenue un leurre, un attrape gogo. Les grandes plateformes jouent sur la supposée "peur du payant" dans un milieu (le web) où tout est supposé être disponible gratuitement, pour mieux ferrer les gros poissons des sites médias et réaliser ainsi le coup du chapeau :
- les priver d'une source de revenus importante,
- capter l'ensemble de nos données de navigation et d'intérêt (= centres d'intérêt),
- et les contraindre à publier de plus en plus nativement "dans" leurs plateformes propriétaires.
Le tout afin naturellement de remporter la bataille de l'économie de l'attention, mais aussi, de manière plus perverse, d'aliéner, de phagocyter l'ensemble des logiques de publication et leurs vecteurs.
Pour le dire autrement – et aller dans le sens de Tim Berners Lee – la "gratuité" offerte par les grandes plateformes dénature totalement le concept même de gratuité, et ce bien au-delà de la devise connue "si c'est gratuit c'est toi le produit". Elle opère en effet par contamination, elle rend artificiellement gratuits des contenus éditorialisés et produits pour être consultés dans un modèle payant, d'abonnement ou de souscription, et elle pénalise (dans l'indexation, dans l'affichage et dans l'accès) les sites médias "pure-players" qui assument leurs coûts et leur modèle payant (je pense notamment à Arrêt sur Images ou à Mediapart).
Le problème est que les plateformes se tournent, elles, de plus en plus vers des logiques – inéluctables – de micro-paiement (YouTube Red en est l'exemple le plus frappant). Et que lorsque les sites médias qui auront ainsi accepté de "clickbaiter" leurs contenus se réveilleront et voudront reprendre leur autonomie et installer leur propre modèle d'abonnement, l'essentiel du virage des usages sera derrière eux.
En d'autres termes, le modèle du Merdium est en train de supplanter le modèle du Freemium.
Problème technologique ou problème social ?
Tim Berners Lee déclare :
"Le problème c’est la domination d’un moteur de recherche, d’un grand réseau social, d’un Twitter pour le microblogging. Nous n’avons pas un problème technologique, nous avons un problème social."
Tim Berners Lee étant ingénieur de formation, il est assez peu surprenant qu'il oppose ainsi la technique et le social. Mais le bras d'honneur de Paul Pogba, le fait qu'il s'agisse d'une danse ou d'une insulte, le fait de savoir à qui elle est adressée, le fait qu'il soit tantôt visible tantôt invisible, le choix de le montrer de le dissimuler ou de le taire, bref, l'ensemble des logiques d'éditorialisation et de diffusion de ce contenu relèvent à la fois de dimensions et de problèmes technologiques ET sociaux.
Le diagnostic précis du problème (à défaut d'en constituer une solution) a pourtant été posé il y a longtemps déjà notamment dans les travaux de Simondon. Lequel écrivait :
"Un objet technique est produit quand il est détachable (…)".
La vidéo du bras d'honneur de Paul Pogba devrait être "détachable" en tant qu'objet technique s'inscrivant dans un horizon de débat social. On "devrait" pouvoir y accéder et la traiter, la "redocumentariser", en l'insérant dans de nouveaux systèmes techniques, dans d'autres plateformes.
Or les grandes plateformes se caractérisent aujourd'hui précisément par le fait que non seulement nous avons de plus en plus de mal à nous en détacher, mais surtout par le fait qu'elles comportent de moins en moins d'éléments "détachables".
Après la transition du web 2.0 et de ses logiques de souscription, les logiques "embedded" (contenus "insérés / intriqués") ont complètement annihilé l'esprit et la lettre du lien hypertexte comme première "technologie du détachable", comme dernière technique du détachement plus que de la liaison. Un lien hypertexte c'est en effet la capacité offerte de détacher un contenu pour le relier à un autre. A l'inverse du like qui construit et favorise avant tout des logiques émotionnelles d'attachement et de rattachement, une technologie du sentiment. Soit l'opposition de deux modèles : l'affect, l'attachement, comme principal régime discursif des plateformes ; et le lien, la capacité de détachement comme vecteur principal de l'expansion et du déploiement d'un web décentralisé.
Dans le glissement actuel d'une économie de l'attention vers une économie de l'occupation reposant – notamment – sur des régimes et des routines cognitives de l'aliénation par les notifications, la capacité à se détacher, à produire du détachement, devient chaque jour plus essentielle. Ne plus être capable de "détacher" un objet technique de l'environnement, de la plateforme ou du contexte éditorial qui a permis de le produire équivaut à limiter considérablement le champ de ses affordances (relire "les voleurs d'affordances"). Car si l'affordance est définie comme la capacité d'un objet à suggérer sa propre utilisation, les régimes de design si bien décrits (et combattus) par Tristan Harris, l'incapacité de "détacher" un objet technique de son contexte pour le relier à d'autre ou pour permettre sa diffusion par percolation dans d'autres univers de discours ou d'autres biotopes informationnels renforce son affordance principale (= être "vu" et "compris" dans le champ très circonscrit des interactions permises par la plateforme hôte) au détriment de ses affordances secondaires, produisant ainsi un monde de représentations le plus souvent binaires ou univoques, plus difficiles à "tracer", à documenter, à dé-centraliser, mais naturellement plus efficaces en termes de fixation de l'attention.
Un revenu universel de la donnée ?
La citation de Simondon se poursuit ainsi :
"Un objet technique est produit quand il est détachable ; il y a, dans d'autres cultures, des formes de cette séparation entre l'homme et l'objet autres que la condition de vénalité ; la transmission héréditaire, nécessitant apprentissage et continuité du savoir sous peine d'évacuation du sens fonctionnel de l'outil, en est une. Mais, dans note culture, la vénalité est la forme la plus répandue de cette libération qui intervient lorsque l'objet a été produit (…)."
C'est cette "vénalité" qui est au coeur des logiques d'éditorialisation (merdium VS freemium), des logiques de monétisation (accords de diffusion UEFA) et du nouveau modèle de micro-paiement que Tim Berners Lee appelle de ses voeux afin de redonner du sens (et de la valeur) à l'activité de publication.
A titre personnel il me semble que la voie défendue depuis quelques années par Tim Berners Lee autour de la fin du modèle de la gratuité pose un certain nombre de problèmes, notamment depuis l'annonce de l'insertion "native" d'une reconnaissance des DRM au sein d'HTML 5 par le consortium W3 (j'y étais revenu dans ce billet : "Tarir le flux et vérouiller le code : Web is Dead").
Je crois davantage à la combinaison de deux approches : celle d'une "licence globale" permettant de financer un certain nombre d'écosystèmes publics et/ou indépendants, et surtout à l'approche défendue par Jaron Lanier (mais aussi dans une moindre mesure par le rapport Colin sur la fiscalité numérique) qui, en plus d'éventuellement ré-installer des logiques de micro-paiement, permettrait à chacun d'être rémunéré (notamment par les grandes plateformes) à la hauteur de la valeur réelle des données qu'il accepte de laisser à leur disposition. Une sorte de revenu universel de la donnée qui seul pourrait permettre la sortie d'une servitude volontaire 😉
Sur ces enjeux cruciaux pour l'avenir d'un web rongé par les plateformes et les applications et qui n'est plus que la survivance de ce qu'il fut à ses débuts, il nous faudra, là aussi, faire preuve de détachement et s'efforcer de penser une alternative à ces logiques de vénalité si l'on veut réellement "libérer" des "objets techniques" pour la plupart d'entre eux au coeur de processus et d'habitus sociaux qui fondent, depuis déjà plus d'un quart de siècle, nos sociétés et nos manières de vivre ensemble et hors lesquels nous avons déjà fait montre de notre capacité à construire de gigantesques communs détachables et non-vénaux.
Je vais être un peu hors sujet mais bon …
Franchement on en fait toute histoire de ce pseudo bras d’honneur de Pogba.
Alors que le peuple a plus besoin que jamais d’unité, l’Euro étant une occasion de nous réunir – Je parle évidemment de la coupe de football et non de la monnaie où un autre débat pourrait s’ouvrir – les médias s’empresse de monter en épingle des petites histoires de ce type : « regardez comme notre équipe n’est pas respectueuse ».
Et quand bien même il aurait fait un bras d’honneur aux médias, et bien je répondrais : tant mieux !
@Derreck
Le probleme n est pas tant le bras d honneur d un footeux que le fait qu il a ete cache car justement il faisait tache pour les sponsors, l UEFA, les TV qui ont achete les droits ….
PS:
1) les joueurs de foot actuels ne sont pas vraiment des modeles de vertu (et un bras d honneur c est pas grand chose par rapport a une operation de chantage). De toute facon, etre verteux c est pas ce qu on leur demande
2) je ne crois pas que le peuple ait besoin d une unite factice (car les probleme sous jacents sont toujours la). Je sais que pour gouverner, on en est toujours a « du pain et des jeux » mais c est quand meme navrant qu un president de la republique met tout ses espoir de reelection dans une victoire d une equipe de foot