Une nouvelle décennie qui s'ouvre. Et qui reste à penser. A articuler. Et bien sûr à panser. Pas de prédictions ici mais la rencontre de trois textes qui au moment d'écrire ces lignes semblent dire beaucoup de nos avenirs communs en lien avec ce qui reste l'objet de pré-occupation de ce blog, à savoir "le numérique", ou plus exactement ce qu'une certaine approche par les nombres fait à notre libre-arbitre.
1990. Deleuze. Post-scriptum sur les sociétés de contrôle.
Texte disponible (notamment) à ces deux adresses :
- http://1libertaire.free.fr/DeleuzePostScriptum.html,
- et http://aejcpp.free.fr/articles/controle_deleuze.htm
Le web avait un an lorsque ce texte paraît. Un an. Il en a aujourd'hui trente-et-un. Et le post-scriptum sur les sociétés de contrôle est la préface d'une acuité rarement atteinte de nos sociétés actuelles dans leur dimension de surveillance bien sûr, mais plus essentiellement dans l'aboutissement et le construit social d'un enfermement consenti et du dessein politique qui l'accompagne et le précède. Si les textes "classiques" sont intemporels, ce texte là dit tout, absolument tout de nos sociétés actuelles. Il y a ce paragraphe, notamment, d'un texte qui n'en comporte que sept :
"Les différents internats ou milieux d'enfermement par lesquels l'individu passe sont des variables indépendantes : on est censé chaque fois recommencer à zéro, et le langage commun de tous ces milieux existe, mais est analogique. Tandis que les différents contrôlats sont des variations inséparables, formant un système à géométrie variable dont le langage est numérique (ce qui ne veut pas dire nécessairement binaire). Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d'un instant à l'autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d'un point à un autre. On le voit bien dans la question des salaires : l'usine était un corps qui portait ses forces intérieures à un point d'équilibre, le plus haut possible pour la production, le plus bas possible pour les salaires ; mais, dans une société de contrôle, l'entreprise a remplacé l'usine, et l'entreprise est une âme, un gaz. Sans doute l'usine connaissait déjà le système des primes, mais l'entreprise s'efforce plus profondément d'imposer une modulation de chaque salaire, dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques**. Si les jeux télévisés les plus idiots ont tant de succès, c'est parce qu'ils expriment adéquatement la situation d'entreprise. L'usine constituait les individus en corps, pour le double avantage du patronat qui surveillait chaque élément dans la masse, et des syndicats qui mobilisaient une masse de résistance ; mais l'entreprise ne cesse d'introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même. Le principe modulateur du « salaire au mérite » n'est pas sans tenter l'Éducation nationale elle-même : en effet, de même que l'entreprise remplace l'usine, la formation permanente tend à remplacer l'école, et le contrôle continu remplacer l'examen. Ce qui est le plus sûr moyen de livrer l'école à l'entreprise."
** Insérez ici les concours de pitchs à la con.
Le réseau social (Facebook en tout cas) est finalement le stade ultime de ces contrôlats métastables. De la morphotechnèse (oui j'invente des mots si je veux) qui nous a mené de l'usine à l'entreprise puis à l'auto-entreprise comme ultime division de l'individu en lui-même, dans son propre "antre-soi".
Le paragraphe suivant aussi :
"Dans les sociétés de discipline, on n'arrêtait pas de recommencer (de l'école à la caserne, de la caserne à l'usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n'en finit jamais avec rien, l'entreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants d'une même modulation, comme d'un déformateur universel. (…)"
Se le répéter, se l'écrire pour le voir devant soi : "Dans les sociétés de discipline, on n'arrêtait pas de recommencer tandis que dans les sociétés de contrôle on n'en finit jamais avec rien". Relisez cette phrase. Pensez ensuite non pas à votre travail, non pas à ce que vous faites, mais à ce que l'on tend à vous faire faire, dans la totalité des services publics y compris. Et vous aurez la peinture absolument exacte de la fabrique du vide qui conduit à tant de situations de souffrances psychologiques et qui n'ont que comme dessein de nous préparer à enchaîner les résignations comme autant de signes nécessitant nos signatures d'acceptation, des signatures transformées, transfigurées dans l'infigurable du chiffre, des "indicateurs" présentés comme au service de la construction du sens mais qui n'en sont que les "sé(ns)-cateurs" (oui je joue avec les néologismes approximatifs si je veux).
Et Deleuze de poursuivre :
"Les sociétés disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique l'individu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. (…) Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l'essentiel n'est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d'ordre (aussi bien du point de vue de l'intégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l'accès à l'information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques »."
Tout est là des instanciations de nos vies numériques. A un point tel que l'on se prend à croire que la subversion de l'idée originale du web en ce qu'elle est aujourd'hui devenu ce capitalisme de plateformes n'avait finalement pour fonction que d'illustrer et de donner forme à ce texte visionnaire de 1990.
Vient enfin le passage sur la machine et le capitalisme :
"Les vieilles sociétés de souveraineté maniaient des machines simples, leviers, poulies, horloges ; mais les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec le danger passif de l'entropie, et le danger actif du sabotage ; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l'actif, le piratage et l'introduction de virus. Ce n'est pas une évolution technologique sans être plus profondément une mutation du capitalisme. (…) dans la situation actuelle, le capitalisme n'est plus pour la production, qu'il relègue souvent dans la périphérie du tiers monde, même sous les formes complexes du textile, de la métallurgie ou du pétrole. C'est un capitalisme de surproduction. (…) Ce qu'il veut vendre, c'est des services, et ce qu'il veut acheter, ce sont des actions. Ce n'est plus un capitalisme pour la production, mais pour le produit, c'est-à-dire pour la vente ou pour le marché. Aussi est-il essentiellement dispersif, et l'usine a cédé la place à l'entreprise. La famille, l'école, l'armée, l'usine ne sont plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire, État ou puissance privée, mais les figures chiffrées, déformables et transformables, d'une même entreprise qui n'a plus que des gestionnaires. La corruption y gagne une nouvelle puissance. Le service de vente est devenu le centre ou l'« âme » de l'entreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est maintenant l'instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée, infinie et discontinue. L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante l'extrême misère des trois quarts de l'humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour l'enfermement : le contrôle n'aura pas seulement à affronter les dissipations de frontières, mais les explosions de bidonvilles ou de ghettos."
Difficile d'être plus juste. Quand nous sommes nombreux à nous alarmer du rôle politique joué par les réseaux sociaux c'est précisément au nom de cette nouvelle puissance de la corruption imperscrutable qu'organise, que légitime et dont fait marché l'architecture technique toxique de ces réseaux, réseaux toujours plus co-rruptifs que dis-ruptifs.
Le texte de Deleuze se clôt sur "l'installation progressive et dispersée d'un nouveau régime de domination" dans différents milieux, dont deux qui ont en commun d'être les plus attaqués aujourd'hui par le néo-libéralisme, et auxquels je suis particulièrement sensible : le premier parce qu'il est professionnellement le mien (l'école) et le second (les hôpitaux et la médecine) parce qu'il tient à l'autre essentiel du soin, de l'attention à l'autre, et qu'il me semble être le meilleur point d'observation possible de la nature processionnaire "dividuelle" de ce que l'on nomme "numérique" ou "digital" et qui n'est que du social encrypté, du social mis en chiffres.
"Dans le régime des écoles : les formes de contrôle continu, et l'action de la formation permanente sur l'école, l'abandon correspondant de toute recherche à l'Université, l'introduction de l' « entreprise » à tous les niveaux de scolarité.
Dans le régime des hôpitaux : la nouvelle médecine « sans médecin ni malade » qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque, qui ne témoigne nullement d'un progrès vers l'individuation, comme on le dit, mais substitue au corps individuel ou numérique le chiffre d'une matière « dividuelle » à contrôler."
1926. Paul Valéry. Propos sur l'intelligence.
Si le post-scriptum sur les sociétés de contrôle m'était connu, j'ai en revanche découvert via le compte Twitter d'Olivier Tesquet, les "Propos sur l'intelligence" publiés en 1926 par Paul Valéry. Propos que je partage donc avec vous et qui là aussi devraient être lus et connus de toutes celles et ceux travaillant autour du numérique et des questions liés au contrôle, à la surveillance, et à l'intelligence artificielle. J'ignore sur Deleuze avait lu ce texte de Valéry. C'est très probable. En tout cas les effets d'écho sont évidents et saisissants.
Le texte est notamment disponible à ces deux adresses :
- http://www.bmlisieux.com/curiosa/valery01.htm
- http://www.dundivanlautre.fr/divers/paul-valery-propos-sur-lintelligence/2
Il est assez stupéfiant de voir comment, en 1926, le rapport à ce que Valéry nomme "la machine" et qui serait aujourd'hui l'ordinateur ou "le numérique", comment donc les rapports personnels, sociaux, intimes, réflexifs, et prescriptifs ou addictifs fonctionnent comme autant d'invariants toujours opérants presqu'un siècle plus tard. Il y a cette idée d'abord, si magnifiquement formulée, d'une "dépression du sentiment de maîtrise".
"Il arrive à l’homme moderne d’être quelquefois accablé par le nombre et la grandeur de ses moyens. (…) C’est pourquoi les problèmes politiques, militaires, économiques deviennent si difficiles à résoudre, les chefs si rares, les erreurs de détail si peu négligeables. On assiste à la disparition de l’homme qui pouvait être complet comme de l’homme qui pouvait matériellement se suffire. Diminution considérable de l’autonomie, dépression du sentiment de maîtrise, accroissement correspondant de la confiance dans la collaboration, etc."
Il y a ensuite la question de la gouvernance que l'on dit aujourd'hui algorithmique (voir notamment les remarquables analyses d'Antoinette Rouvroy) et qui était donc à l'époque de Valéry, "machinique".
"La machine gouverne. (…) Il y a une sorte de pacte entre la machine et nous-mêmes, pacte comparable à ces terribles engagements que contracte le système nerveux avec les démons subtils de la classe des toxiques. Plus la machine nous semble utile, plus elle le devient ; plus elle le devient, plus nous devenons incomplets, incapables de nous en priver. La réciproque de l’utile existe.
(…) Les plus redoutables des machines ne sont point peut-être celles qui tournent, qui roulent, qui transportent ou qui transforment la matière ou l’énergie. Il est d’autres engins, non de cuivre ou d’acier bâtis, mais d’individus étroitement spécialisés : organisations, machines administratives, construites à l’imitation d’un esprit en ce qu’il a d’impersonnel.
La civilisation se mesure par la multiplication et la croissance de ces espèces. On peut les assimiler à des êtres énormes, grossièrement sensibles, à peine conscients, mais excessivement pourvus de toutes les fonctions élémentaires et permanentes d’un système nerveux démesurément grossi. Tout ce qui est relation, transmission, convention, correspondance, se voit en eux à l’échelle monstrueuse d’un homme par cellule. Ils sont doués d’une mémoire sans limites, quoique aussi fragile que la fibre du papier. Ils y puisent tous leurs réflexes dont la table est loi, règlements, statuts, précédents. (…)
L’homme, donc, s’enivre de dissipation. Abus de vitesse ; abus de lumière ; abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants ; abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonances ; abus de facilités ; abus de merveilles, abus de ces prodigieux moyens de décrochage ou de déclanchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant."
"D'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant" qui deviendra un homme "s'énivrant de dissipation". Plus loin dans son texte Valéry utilise aussi la magnifique expression d'une "intoxication par la hâte". Alors que l'iPhone ne sera inventé que 80 ans plus tard … 🙂 Cela n'est-il pas infiniment plus beau et plus juste que tous nos actuels verbiages pour désigner la dimension addictogène de ces technologies ? S'énivrer de dissipation et s'intoxiquer par la hâte plutôt que la simple "Fear Of Missing Out" (peur de manquer quelque chose).
Le passage qui fait le plus écho au texte de Deleuze vient après la réflexion globale de Valéry sur l'usage du temps et le rapport à l'intelligence. Il s'agit, à mon sens en tout cas, de celui-ci :
"Notre civilisation prend, ou tend à prendre, la structure et les qualités d’une machine, comme je l’ai indiqué tout à l’heure. La machine ne souffre pas que son empire ne soit pas universel et que des êtres subsistent, étrangers à son acte, extérieurs à son fonctionnement. Elle ne peut, d’autre part, s’accommoder d’existences indéterminées dans sa sphère d’action. Son exactitude, qui lui est essentielle, ne peut tolérer le vague ni le caprice social ; sa bonne marche est incompatible avec les situations irrégulières. Elle ne peut admettre que personne demeure, de qui le rôle et les conditions d’existence ne soient précisément définis. Elle tend à éliminer les individus imprécis à son point de vue, et à reclasser les autres, sans égard au passé — ni même à l’avenir de l’espèce."
C'est ici toute la capacité des systèmes technique à produire de la norme que Valéry anticipe parfaitement, y compris dans la logique de "contrôlats" qui est au centre du texte de Deleuze. Cette production de norme ne se fait pas dans une perspective téléologique interrogeable (ce qui rendrait cette norme moralement et collectivement discutable) mais dans une unique perspective de métastabilité auto-référentielle : sans cette norme, sans cette normalisation et cette sédimentation du "vague" et du "caprice social", sans l'élimination (c'est à dire la mise sous contrôle, au moins discursif) d'individus "imprécis", la machine ne peut se maintenir à l'état d'équilibre qui garantit sa survie au sens cybernétique.
Valéry poursuit :
"Nous assistons donc à l’attaque de la masse indéfinissable, par la volonté ou la nécessité de définition. Lois fiscales, lois économiques, réglementation du travail, et surtout modifications profondes de la technique générale, tout s’emploie à dénombrer, à assimiler, à niveler, à ordonner cette population interne d’indéfinissables et d’isolés par nature, qui constitue une partie des intellectuels, — l’autre partie, plus aisément absorbable, devant être, d’ailleurs, redéfinie et reclassée."
C'est la lutte des classes reclassés et le mensonge néo-libéral de l'universalisme par points des régimes de retraite avec un siècle d'avance 😉
Valéry évoque aussi ce qu'est aujourd'hui la réalité de nombre de débats autour de la médecine 2.0 et du diagnostic assisté par l'intelligence artificielle :
"Il y a des activités intellectuelles qui peuvent changer de rang par le progrès des procédés techniques. Quand ces procédés deviennent plus précis, quand la profession se ramène peu à peu à l’application de moyens énumérables, exactement indiqués par l’examen du cas particulier, la valeur personnelle du professionnel perd de plus en plus d’importance. On sait quel rôle jouent l’habileté individuelle et les procédés secrets dans une quantité de domaines. Mais le progrès dont je parlais tend à rendre les résultats indépendants de ces qualités singulières.
Si la médecine, par exemple, arrivait quelque jour, dans les diagnostics et dans la thérapeutique correspondante, à un degré de précision qui réduisît l’intervention du praticien à une série d’actes définis et bien ordonnés, le médecin deviendrait un agent impersonnel de la science de guérir, il perdrait tout ce charme qui tient à l’incertitude de son art et à ce qu’on suppose invinciblement qu’il y ajoute de magie individuelle ; il se rangerait désormais tout auprès du pharmacien qui est placé un peu plus bas que lui, jusqu’ici, parce que ses opérations sont plus scientifiques et se font sur une balance."
Oublions la "magie" et le "charme" d'une conception datée de la médecine (nous sommes en 1926) pour retenir ce que Valéry nomme "le changement de rang" et la dimension de moyens "énumérables" qui, du fait d'une accélération technique que Valéry ne pouvait entièrement anticiper sont justement devenus des moyens non-énumérables autrement que par la machine elle-même ; machine qui fait aujourd'hui fonction de soignant dans sa capacité à établir des scénarios et des diagnostics "dits agnostiques" car précisément ils ne relèvent plus d'aucune croyance autre que celle du calcul, ils sont cette nouvelle "magie", ce nouveau "charme" d'une activité de soin qui a, littéralement, changé de rang pour devenir une activité de chiffre.
1973. Guattari. Le fascisme moléculaire.
Le troisième texte est en fait un concept. Celui du fascisme moléculaire développé par Guattari. Il me semble particulièrement juste pour dire l'inquiétude devant ce qu'est en train de devenir la politique, de Trump à Bolsonaro dans un milieu perméable à d'imperscrutables ingénieries sociales. Il y a, je l'ai écrit et je me suis efforcé de le documenter, dans nos sociétés, le risque d'un chemin vers une forme de fascisme documentaire. Vous pouvez notamment vous référer à ce texte, "Undocumented Men", ou bien encore au support de mon intervention dans le séminaire "Etudier les cultures du numérique" d'Antonio Casilli, notamment les dernières slides.
En 1973 donc, Guattari va forger le concept d'un fascisme moléculaire. Comme expliqué dans cet article d'Antonio Pele :
"Pour Guattari, "à côté du fascisme des camps de concentration" se développent de "nouvelles formes de fascisme moléculaire" qui naissent "dans le familialisme, dans l’école, dans le racisme, dans les ghettos de toute nature". Ce fascisme vise à "capter le désir pour le mettre au service de l’économie du profit". Le fascisme moléculaire agit donc sur les désirs individuels et collectifs afin de maintenir les rapports de domination."
Si l'on souhaite se plonger davantage dans les approches du fascisme de Guattari, et en l'absence du texte original de la conférence prononcée en 1973 (en tout cas je ne l'ai pas trouvé – en ligne), l'article de Gary Genosco, "Les trous noirs de la politique : résonances du microfascisme" (.pdf) ouvre de remarquables perspectives.
"Capter le désir pour le mettre au service de l'économie du profit". Là encore les grandes plateformes capitalistes actuelles qui règnent sur l'économie et l'économétrie du désir, qu'elles soient ou non "numériques", ne font aucun mystère de leur finalité. Il nous reste à la qualifier pour ce qu'elle est : une forme renouvelée de fascisme moléculaire.
Et puis il y a un 4ème texte.
2019. Barbara Stiegler. Sur l'idée de retraite.
Ce gouvernement plus qu'aucun autre avant lui, plus qu'aucun autre avant lui, est passé maître dans l'art de travestir le langage pour tenter de faire capituler les esprits. Mais il le fait si petitement, si mesquinement, si misérablement, qu'il démasque lui-même l'imbécilité crasse qui le meut.
Souvenez-vous de l'individu au nom à la fois programmatique et métonymique, ancien ministre de l'intérieur, qui appelait "éloignement" la réalité des expulsions. Souvenez-vous de son successeur, osant qualifier les éborgnements suite à des tirs de LBD "d'atteintes graves à la vision". La langue comme premier ennemi, par le plus haut personnage de l'état qui n'en est que le plus petit marquis : Emmanuel Macron en personne expliquant qu'il est des mots inacceptables dans un état de droit, et que ces mots sont : "violences policières". La langue encore creuset de toutes les pires ignominies du cynisme à la morgue imbécile qui ose nommer "Bienvenue en France" un plan visant à multiplier par 16 les droits d'inscription à l'université pour les étudiants extra-communautaires et donc à priver la plupart d'entre eux (notamment en provenance des pays du Maghreb) de la possibilité d'étudier et de s'émanciper.
Jamais un gouvernement n'aura autant pris la langue comme ennemi. Jamais. Jamais il ne lui avait fait aussi mal.
Alors justement les mots sont le premier et le dernier des territoires de nos luttes. Et la lutte actuelle porte sur un mot magnifique. La retraite. Les retraites. Nos retraites.
La retraite c'est l'action de se retirer d'un lieu dans un autre. C'est une déterritorialisation puis une reterritorialisation féconde, pour en revenir à Deleuze. Je n'ai pas encore lu l'essai intitulé "Il faut s'adapter. Sue un nouvel impératif politique" de Barbara Stiegler. Mais j'ai lu l'interview qu'elle a donné à Libération le 20 décembre 2019. Et chaque mot, chaque ligne, chaque phrase est éclairante sur les enjeux de notre monde, de notre lutte, de nos retraites. Je souligne.
" "il faut s’adapter" à un nouvel environnement, désormais régi par une compétition mondiale aux rythmes accélérés. Selon ce grand récit inventé par le néolibéralisme dans les années 1930 et qui a gagné la bataille politique et culturelle à partir des années 1970, tel serait en effet le sens inéluctable de l’histoire, conférant à l’Etat une mission révolutionnaire : celle de faire table rase de tous les héritages du passé et de réquisitionner tous les temps de la vie pour les inclure dans ce grand jeu de la compétition mondiale.
Or, ce sont très exactement les conséquences de cette politique que les professionnels d’éducation et de recherche, mais aussi de soin et de santé éprouvent aujourd’hui de plus en plus durement, et c’est ce qui explique l’ampleur de leur mobilisation dans ce mouvement. Enfants, élèves, étudiants, chercheurs, mais aussi chômeurs, précaires, malades chroniques, handicapés ou personnes âgées : tous ceux que l’on encourageait jusque-là à vivre selon d’autres rythmes, que l’on mettait à l’abri derrière la clôture des institutions et que l’on plaçait sous la protection de certains statuts doivent désormais prendre, comme tous les autres, le train de la compétition mondiale, qui défait toutes les clôtures et qui refuse tous les statuts. C’est une question de justice, nous dit-on. Et c’est cela aussi que tout le monde entend désormais derrière l’injonction à travailler toujours plus, toujours plus tard et toujours plus longtemps. (…)
Puisque chacun est soumis aux mêmes règles du jeu, les inégalités s’en trouvent automatiquement légitimées. (…)
Le sens même de la «retraite» se trouve alors intégralement inversé. Au lieu de permettre de se retirer du jeu, d’inventer un nouveau rapport au travail, au temps ou à la vie en général, elle intensifie le jeu de la compétition mondiale sur le marché. Rien d’étonnant dès lors si le pilotage du système est confié à un dispositif automatique, et pourquoi pas algorithmique, dont le but est de mettre hors circuit la conflictualité sociale en même temps que l’intelligence collective des sociétés, pour lui substituer une «gouvernance» par le haut, connaissant par avance «le cap», c’est-à-dire la fin de l’histoire. (…)
Pour le néolibéralisme, c’est l’idée même que l’on puisse se retirer du jeu, c’est la notion même de retraite au sens le plus général du mot – d’un retrait pour se soigner, pour s’éduquer, pour chercher, pour travailler autrement, pour se reposer, ou pour faire tout cela à la fois et à sa guise – qui est un archaïsme. (…)
L’idée est en effet d’imposer un certain récit sur l’avenir de nos vies : celle d’une espérance de vie toujours plus longue, dans laquelle le travail et la compétition feront indéfiniment reculer la mort et toujours plus triompher la justice. Mais cette vision prophétique se fracasse aujourd’hui sur une tout autre réalité : celle de l’explosion des inégalités, qui se décuple à la fin de nos vies, quand les plus défavorisés cumulent une fin de carrière au chômage et l’irruption précoce de la maladie et de la dépendance. A l’aune de la crise écologique et de la dégradation de nos modes de vie, tous les rapports internationaux en santé publique nous annoncent une explosion des maladies chroniques qui contredit violemment le récit néolibéral sur la vie et la santé. C’est certainement ce contre-diagnostic qui explique la puissante contestation qu’il affronte aujourd’hui. Plutôt que d’adapter nos vies aux exigences d’un environnement dégradé par la mondialisation, c’est aux ressources de nos écosystèmes, de nos corps et de nos psychismes, bref c’est à nos conditions de vie que l’ancien monde doit désormais s’adapter."
Le mot retraite dis-tu.
Deleuze. Les sociétés de contrôle sont des sociétés de la traite par le chiffre. Une mal traitance.
Valéry. Les machines et leur "intelligence" définissent l'ordre du traitable et de l'intraitable par la fixité des normes qui nassent et cadenassent l'expression des sentiments et des pulsions.
Guattari. Et le fascisme moléculaire a pour objet la traite de nos désirs érigés en pulsions pour rendre acceptable le retrait des plus élémentaires de nos droits.
Le combat pour la retraite est aussi, et peut-être essentiellement, celui d'une société, de femmes et d'hommes qui aspirent à d'autres traitements.