Guerre du faux et guerre B’nB (Ukraine : Para Bellum Numericum épisode 7)

Cet article est la suite de ceux déjà parus :

Il continue d'explorer les enjeux et déclinaisons numériques, parfois poignantes, parfois anecdotiques, parfois vitales, du conflit en cours en Ukraine suite à l'invasion Russe.
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Dans un article précédent je vous ai parlé de la vidéo "fake" qui avait été réalisée puis diffusée par l'ambassade d'Ukraine imaginant et montrant un Paris sous les bombardements russes et j'écrivais : 

"On peut produire des "Fake News" pour informer. On peut utiliser des "Deep Fake" et des trucages pour interpeller l'opinion. D'autres guerres avant celle-ci ont eu recours à ces outils et armes de propagande. Mais jamais l'effet de proximité ne fut aussi saisissant."

Le message de fin de la vidéo, en "révélant" le dispositif, ne laissait bien sûr aucun doute possible sur son objectif qui était d'interpeller les opinions et, en partie par leur biais, les décideurs politiques. Cela n'empêcha pas des comptes officiels russes de prendre motif de cette vidéo (en ôtant le message de fin) pour dénoncer les "Fake News" du gouvernement Ukrainien.

Prendre prétexte du réel pour y installer une fiction qui finit par explicitement se révéler comme telle, relève davantage de l'information que de la propagande puisque les audiences destinataires sont informées des effets de trucage et guidées pour en comprendre le sens. C'est tout à fait autre chose lorsque l'on prend prétexte d'une fiction pour la présenter comme réelle. Cela, est une stratégie de désinformation et de propagande.

Quand à prendre une fiction comme valeur de preuve de la démonstration d'un mensonge alors même que la fiction révèle la nature et l'enjeu du dispositif dont elle joue, c'est tout simplement dingue. Dingue mais d'une certaine manière aussi, révélateur de la dynamique particulière des conflits où le temps de latence pendant lequel une information peut-être considérée et se révéler comme vraie (ou fausse) est tout à fait différent de celui d'un contexte informationnel "normal". 

Or donc après que l'Ukraine a diffusé une vidéo explicitement "fake" pour dénoncer une réalité, après que le gouvernement russe a pris (ou fait semblant de prendre) au premier degré cette vidéo en la dénonçant comme la preuve d'une "fake news", voici ce qui était attendu : le premier Deep Fake du président Zelenski en train d'appeler à la reddition. 

My Body is a Cage Fake.

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J'ai déjà beaucoup écrit autour du danger que représentaient des Deep Fake. Je vous invite à relire quelques-uns de mes différents articles, des tout premiers de 2018 ("Fifty Shades Of Fake", "Faut pas confondre échanger nos visages et l'avoir dans le Janus") à l'un des derniers de 2021 ("Le ventriloque et les Deep Fakes").

La question centrale des Deep Fake, a fortiori en cas de guerre, et davantage encore en cas de guerre "totale" où l'image, les images, et la communication directe tiennent un rôle déterminant, c'est à la fois la capacité de vraisemblance technique mais également celle de la vraisemblance virale. Je m'explique. 

Du côté de la vraisemblance technique, le Deep Fake présentant Zelenski appelant à la reddition reste encore assez facilement détectable. Il y a, lorsqu'on le visionne, ce côté vallée de l'étrange, où l'oeil et l'esprit perçoivent à tout le moins une tentative de trucage. Mais j'écris cela depuis mon bureau à l'université en France, avec une connexion internet puissante qui me permet d'avoir une netteté et une fluidité d'image qui facilitent ma détection du trucage. Qui la renforcent même. Ce qu'il faut se demander c'est ce qu'une telle vidéo peut produire comme effet pour les ukrianien.ne.s qui vivent sous les bombes, dans des abris ou des souterrains où la connexion internet est souvent faible et hachée, et qui ont d'autres soucis et d'autres urgences que la netteté de l'image ou l'absence de lag du flux vidéo. Quel effet cette vidéo peut-elle produire sur elles et eux ? Voilà pour la vraisemblance technique. Si elle nous apparaît comme assez faible en étant très loin de la zone de guerre, il serait idiot d'imaginer qu'elle ne puisse pas être forte ou très forte dans les conditions que je viens de décrire. 

La vraisemblance virale, je vous propose de la définir comme la capacité que cette vidéo puisse être considérée comme vraie par la capacité de l'amplitude de sa circulation et de son partage à créer un effet de réel. Plus cette vidéo (ou d'autres Deep Fakes) dans le même genre, circulent, y compris sans être vues mais simplement pour en parler et en faire état, et plus le risque de la considérer comme vraie est essentielle. 

Là encore on peut réfléchir de deux manières. La première en considérant qu'il n'y a là rien de très nouveau et que le fait de lancer des rumeurs (de reddition, de démission, d'opérations militaires victorieuses) a toujours fait parti intégrante d'une certaine forme "d'art de la guerre". Du côté ukrainien on avait d'ailleurs eu le fameux "fantôme de Kiev", cet aviateur dont on racontait qu'il avait abattu six avions ennemis les premiers jours du conflit, ce qui relève, à ce jour, de la légende urbaine. Mais avec d'autres éléments narratifs, celui-ci a bien sûr "joué un rôle" dans la dynamique de la résistance ukrainienne.

L'autre manière de réfléchir est de considérer ces Deep Fakes comme partie d'un ensemble de "technologies de l'artefact" qui changent en profondeur les tactiques et stratégies d'information ou de désinformation. Parce qu'elles sont plus compliquées et plus longues à démentir, à documenter parfois, parce qu'elles sont plus compliquées aussi à détecter ou à stopper. Et parce que, plus profondément, ce sont nos sociétés tout entières, autoritaires ou non, démocratiques ou pas, en guerre ou en paix, qui sont depuis longtemps déjà traversées par ces nouvelles heuristiques de preuve, par ces nouveaux régimes de vérité s'organisant autour des questions de popularité, de vérifiabilité, et d'engagement. 

Il puis il demeure une dernière question. Dans un avenir proche, ces technologies de création de Deep Fake deviendront des technologies tout à fait "grand public" et leur résultat sera la plupart du temps indétectable au simple visionnage. C'est à ce moment-là ou plus exactement c'est pour ce moment-là qu'il nous faut être dès aujourd'hui capables de bâtir de nouvelles heuristiques de preuve, mais aussi de réfléchir aux cadres juridiques, économiques et éthiques des conditions de production de ces Deep Fakes. On a récemment "découvert" que les Fake News répondant à une actualité nationale ou internationale majeure (par exemple la première campagne et élection de Trump) pouvaient être dans leur immense majorité produites par très peu de personnes dans très peu de pays à l'économie défaillante et au cadre politique idoine. Il y a toujours une économie de la propagande et de la désinformation qui en définit les conditions de production et sur laquelle, sans prétendre l'éradiquer, il est possible d'agir en amont.

Vidéo drame.

Par-delà les vidéos en temps réel produites sur diverses plateformes par les ukrainiennes et les ukrainiens, et qui sont l'un des terrains de la guerre de l'image, il est un autre terrain, occupé par d'autres vidéos. Celles "produites", montées, fabriquées et diffusées. Soit par les équipes professionnelles de journalistes présents sur place, mais aussi celles où s'expriment les présidents des états belligérants.

La vidéo de Zelenski appelant à se rendre était donc un Fake. Un Deep Fake. Celle de Poutine en revanche, est authentique. Elle est la vidéo authentiquement flippante d'un coupable de crimes de guerre tenant un discours fasciste halluciné. 

Il y a aussi la vidéo que Zelensky montra le mardi 16 Mars en préambule à son audition devant les élu.e.s du congrès américain, cette séance lors de laquelle il reçut une standing ovation. La vidéo présente sur un mode "avant / après", différents lieux, mais aussi différentes victimes, avec des images parfois très dures, et sur une musique d'illustration faite pour accroître l'affliction et le sentiment dramatique.

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Il y a aussi la vidéo produite par Associated Press (voir aussi sur leur page), qui documente ce qui s'est passé dans les bombardements de Marioupol. Ici pas de petite musique. Les images d'une horreur, l'horreur des corps entrant dans la mort après avoir été bombardés, des hommes, des femmes, des enfants et des nouveaux-nés. Les images sont, comme on dit, "insoutenables". Ce sont pourtant précisément ces images qu'il faut être capable de soutenir. La guerre n'est rien d'autre que cet insoutenable.

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La guerre B'nB.

A chaque guerre, à chaque attentat, à chaque crise, se distinguent souvent et par l'effet qu'ils produisent ou la dynamique qu'ils lancent, tantôt un hashtag Twitter (#MeToo), tantôt un groupe Facebook (Gilets Jaunes), tantôt une fonctionnalité ("Safety Check") ou bien un simple site web. Ce mot, ce groupe, cette fonctionnalité ou cette page deviennent alors une ressource incontournable.

L'offre et la demande. Et l'exil.

L'un des sites qui bénéficie d'une très forte exposition actuellement est celui créé par deux jeunes étudiants d'Harvard, Avi Schiffmann et Marco Burstein, qui permet à des réfugiés ukrainiens de trouver des hôtes en capacité de les loger chez eux ou dans des biens immobiliers dont ils disposent mais qu'il n'occupent pas.

Le site est baptisé : ukrainetakeshelter.com. Une sorte d'AirBnB de l'exil.

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Disponible en une vingtaine de langues, il s'agit d'un site "classique" de plateforme de mise en relation. L'un de ses intérêts est que la ou les langues parlées par les hôtes font parti des critères de recherche disponibles même si on imagine que dans l'exil, l'essentiel est de trouver un toit. 

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Pour le reste, on y trouve donc des annonces, avec la possibilité d'une mise en relation directe avec "l'hôte", notamment par Telegram ou Whatsapp. L'intérêt est a priori évident, il répond en tout cas à une situation d'urgence où 3 millions de réfugiés ont déjà quitté l'Ukraine depuis le début du conflit et où d'autres s'ajoutent chaque jour. 

Refugies

 

Mais ce site de mise en relation n'a pas, il le dit lui-même, vocation à "vérifier" les annonces. Alors on y trouve … de tout. 

Capture d’écran 2022-03-18 à 11.18.43Un exemple d'annonce très … sobre. 

Capture d’écran 2022-03-18 à 11.18.16Une autre annonce un peu plus détaillée et aussi plus "humaine" dans le contexte. 


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Et puis du Spam, beaucoup de Spam, vraiment beaucoup de Spam.

 

Par-delà la bonne volonté et la "bonne idée" des créateurs de cette plateforme, elle démontre aussi et peut-être surtout que la question de l'accueil de réfugiés, particulièrement en temps de guerre, s'accommode assez mal d'une "simple" plateformisation qui propose de faire correspondre une offre à une demande. Il est besoin de médiations humaines, seules capables de protéger les réfugié.e.s d'un ensemble de dérives, mai aussi de déployer une intelligence du lien, de l'orientation et de l'accueil. Mettre une chambre à disposition pour une personne, "animaux refusés", 4ème étage sans ascenseur est une chose. C'est déjà une bonne chose. Mais une chose différente d'un accueil. Mon sujet n'est naturellement pas de produire un jugement "moral" sur cette personne prête à accueillir "une seule personne sans animal au 4ème sans ascenseur", mais de pointer le rôle fondamental, déterminant que jouent les associations et les individus présents sur place pour garantir une médiation hors laquelle rien n'est possible. Sans cette médiation, la solution technique de mise en relation entre des "offreurs" et des "demandeurs" peut très vite tourner à vide et produire l'inverse de ce qu'elle était supposée réparer ou faciliter.

AirBnB offre des logements et gagne … des clients.

Dans les premiers jours de cette "guerre B'nB" c'est d'ailleurs la plateforme AirBnB qui avait dès le 3 mars annoncé vouloir "offrir un logement temporaire gratuit à 100 000 réfugiés ukrainiens." Enfin, plus exactement, AirBnB a annoncé qu'il n'avait rien à offrir à 100 000 réfugiés Ukrainiens. Mais vous, oui. Depuis votre compte AirBnB.

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Là encore par-delà ce qui reste une forme de cynisme malvenu dans la communication, cette "stratégie" d'AirBnB produit des effets. La plateforme indique quelques chiffres

  • "Depuis le lancement de l'action d'Airbnb.org pour soutenir les réfugiés fuyant l'Ukraine, plus de 1 000 personnes s'inscrivent chaque jour pour partager leur maison avec des réfugiés.
  • Au 14 mars, plus de 36 800 hôtes se sont inscrits sur Airbnb.org pour offrir leur maison aux réfugiés du monde entier.
  • Ce chiffre inclut plus de 22 300 nouveaux hôtes Airbnb.org, qui se sont inscrits au cours des deux dernières semaines (du 28 février au 14 mars)."

Et là encore je tiens à être clair. Il ne s'agit pas de condamner a priori ce que fait et propose AirBnB. Il s'agit de s'interroger sur ce que deviennent les politiques publiques d'accueil des exilés, dont on voit bien qu'elles vont devenir un point central de l'avenir du monde, que deviennent ces politiques publiques lorsque des plateformes privées disposent (sans qu'elles leur appartiennent) du principal parc locatif mobilisable de particuliers.

"36 800 hôtes se sont inscrits sur Airbnb.org pour offrir leur maison aux réfugiés du monde entier" nous dit AirBnB.

Mais combien de ces 36 800 hôtes ont effectivement accueilli des réfugiés ?  

"22 300 nouveaux hôtes Airbnb.org, qui se sont inscrits au cours des deux dernières semaines (du 28 février au 14 mars)." 

Voilà longtemps que la base des nouveaux clients AirBnB n'avait pas connu une telle croissance. Augmenter son fichier client. Le nerf de la guerre. De la guerre B'nB.

"Au cours des cinq dernières années, Airbnb et Airbnb.org ont mis en relation environ 55 000 réfugiés et demandeurs d'asile avec des logements temporaires par l'intermédiaire de partenaires Airbnb.org. Depuis août, environ 24 000 réfugiés afghans ont reçu un logement temporaire gratuit par l'intermédiaire d'Airbnb.org et, en 2020, les hôtes Airbnb du monde entier ont ouvert leurs portes à des dizaines de milliers de travailleurs de première ligne luttant contre la propagation du COVID-19."

Que fera AirBnB pour les 10 prochaines années lorsque ces flots de réfugiés ou d'exilés continueront de croître ? L'accueil d'urgence semble difficilement compatible à court ou moyen terme avec le modèle de ces plateformes, y compris dans leur versant humanitaire. Et aucun algorithme de mise en relation ne remplacera jamais une politique publique de l'accueil.

Même s'il est vrai qu'à regarder ce qui se passe encore aujourd'hui à Calais, on se dit qu'il y a plus d'humanité dans n'importe quel algorithme que dans les décisions politiques qui sont prises là-bas.

Les locataires fantômes de Kyiv.

Dernier exemple de cette "guerre B'nB", mais cette fois du côté des utilisateurs d'AirBnB, qui là aussi dès les premiers jours du conflit, et alors que les images d'immeubles, de maisons et de bâtiments civils détruits ou en flamme ne saturaient pas encore l'espace médiatique, ont eu l'idée de réserver des logements en Ukraine (disponible sur AirBnB), sans y aller mais en envoyant quand même l'argent aux propriétaires ukrainiens. Pay not Stay.

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(Source)

Argent sur lequel la plateforme AirBnB s'était engagée à ne pas percevoir sa commission habituelle. Cela c'était bien sûr avant les bombardements massifs sur l'Ukraine. La proposition avait déjà quelque chose de baroque : les faux locataires en terrain de guerre. 

Mais avec les exemples précédents, cette dimension baroque documente aussi le rôle si particulier qu'occupent ces plateformes qui sont la centralité de nombre de nos vies connectées, et qui ne demandent qu'à s'étendre jusqu'à la périphérie de chaque conflit.  

One More Thing.

Le 14 Mars 2022 à 12h09, depuis son compte Twitter, Elon Musk a défié Vladimir Poutine en combat singulier avec comme enjeu : l'Ukraine. Le même Elon Musk qui dès le 28 février répondait à la demande du vice-premier ministre Ukrainien en déployant son réseau Starlink au dessus de l'Ukraine.

Baroque.

Définitivement baroque. 

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