La distance sociale. Voilà ce qui restera de la crise au lendemain de la crise. La distance qui devient distanciation, suffixe qui marque l'action, l'action de prendre ses distances, de les garder, d'en prendre soin de ces distances, puisqu'elles seules semblent prendre soin de nous.
Il y a un livre, un chapitre, que je relis beaucoup en ce moment. Ce livre c'est celui de Edward T. Hall. La dimension cachée. Le chapitre 10 notamment. Celui de la proxémie. La proxémie, dont je vous ai souvent parlé ici. "L'ensemble des observations et théories que l'Homme fait de l'espace en tant que produit culturel spécifique."
Dès le deuxième article de ma série sur le Coronavirus, je rappelais pourquoi il y avait urgence de réfléchir à une proxémie de la pandémie.
Aujourd'hui cette proxémie de la pandémie est partout. Et à l'heure où plusieurs pays annoncent ou amorcent leur déconfinement progressif, c'est l'ensemble de nos distances sociales et des espaces afférents qui vont devoir être revus, repensés, imaginés de nouveau : restaurants, cafés, cantines scolaires, files d'attente, salle de classe, examens et concours, mais aussi manifestations. Quelle est la bonne distance ? Et surtout, surtout, la distance est-elle bonne ? Et que dire des occasions qui n'existent que tant qu'elles sont des célébrations plus ou moins sincères de la socialisation et de l'abolition des distances ? Festivals, voyages, anniversaires, mariages, enterrements …
Organisation d'examens dans un stade en Corée du Sud.
Modifier l'espace, modifier le rapport à l'espace à l'échelle d'un peuple, d'une nation, d'un continent, d'un groupe d'élèves, des salariés d'une entreprise, des clients d'un supermarché, c'est nécessairement modifier leur rapport au temps. Les choses sont plus longues. Plus redondantes car il faut les répéter à chaque groupe. Etaler les distances c'est aussi étirer le temps.
Et si le temps c'est de l'argent – ce qui pose le cadre d'un polémique déconfinement subordonné aux intérêts économiques – si le temps c'est de l'argent, l'espace c'est de l'or. L'espace est un trésor. L'espace social est un trésor de proximités possibles qui ne sont pas condamnées à autant de promiscuités subies. L'espace personnel et intime est un trésor d'autre nature, d'autre fonction, mais tout autant précieux.
Et il en va des espaces, dans leurs trivialités, comme des temporalités. Comme certains temps, comme certains moments, certains espaces ont plus de valeur que d'autres. Et certains espaces sont aussi plus facilement régulables quand d'autres sont principalement l'activation et l'instanciation d'une résistance à la régulation.
Les espaces sont souvent doubles. Envers et revers. A l'école, l'espace de la classe n'est pas celui de la cour. Dans nos vies citoyennes, l'espace du travail n'est pas celui de la rue. Au travail l'espace du bureau n'est pas celui de la machine à café. L'espace des tribunes n'est pas celui du stade ou de la piste. Et ainsi de suite. Pourtant chacun de ces espaces n'existe pas sans son revers, sans son envers. Un stade sans tribune n'est qu'un champ. Une cour d'école sans classes autour n'est qu'un bout de bitume. Et ainsi de suite.
Un envers et un revers. Y compris dans les dimensions sociopètes (qui isolent les individus) ou sociofuges (qui favorisent la rencontre et les échanges) de ces mêmes espaces, dimensions qui peuvent être, à tout moment, transcendées ou transfigurées par l'exercice de la libre circulation et du libre arbitre. Chacun d'entre nous peut "choisir" de se maintenir isolé dans un espace sociofuge, ou à l'inverse de s'affranchir des situations d'isolement postulées par l'occupation d'un type d'espace particulier. On peut se mettre à hurler dans un confessionnal.
Et le numérique comme milieu et non uniquement comme technologie, est l'occasion naturelle d'abolir ou en tout cas de "troubler" certains éléments différenciant les espaces sociaux et les dimensions interpersonnelles de la communication.
Ce qui est nouveau et qui risque d'être durable dans cette catastrophe sanitaire mondiale, c'est que l'articulation nécessaire pour chacun de nous entre des espaces d'isolement et des espaces de socialisation, cette articulation là pourrait devenir temporairement ou durablement caduque. Et de produire des effets de schizophrénie sociale à la manière dont les injonctions contradictoires ou les doubles contraintes produisent des effets de schizophrénie mentale (comme l'ont montré les travaux de l'école de Palo Alto après guerre). Même ensemble nous serons contraints de vivre dans des espaces isolés, ou à tout le moins isolants. Et même isolés, nous serons contraints d'être ensemble dans une physicalité distanciée qui rend l'expérience même de la physicalité d'un corps social presque impossible car presqu'intangible. "Sans contact". Les technologies "sans contact". Les promesses des technologies d'hier pour abolir tout contact et toute distance nous permettent aujourd'hui de viscéralement ressentir la nécessité du contact et l'importance de distances qui n'existent que parce qu'elles peuvent être franchies. Et que ce franchissement détermine l'ensemble de nos sociabilités. Un franchissement aujourd'hui impossible. Du fait de la distanciation sociale.
Le dernier kilomètre.
Dans les études sur le numérique et notamment sur le Digital Labor, il est une notion particulière à la croisée de l'économie, de la logistique et – donc – du numérique : celle du "dernier kilomètre". Dans une économie qui fait de la livraison à domicile un Graal, le dernier kilomètre, la livraison sur le dernier kilomètre, est la partie de la chaîne logistique la plus lourde financièrement et la plus complexe en termes de distribution. C'est pour cela qu'Amazon avait lancé en 2015 le service "Flex", pour "uberiser" ce dernier bastion, cette dernière proximité, pour nous permettre de récupérer des colis et de les livrer sur le trajet nous (r)amenant chez nous ou à notre travail, sans nous obliger à dévier de notre trajet.
Tous les clignotants de la sophistique du Digital Labor y clignotaient et y clignotent toujours en rouge : "gains considérables", "horaires flexibles", "Soyez votre propre patron". Enjoy your Slavery.
Comme je l'analysais à l'époque, "il ne s'agit plus de nous rapprocher ou de nous placer à proximité de notre lieu de travail, il s'agit de faire de n'importe quel transport, de n'importe quel itinéraire, un trajet de travail, une trajectoire employable."
Le premier mètre.
Si le dernier kilomètre est essentiel dans la maîtrise de la chaîne logistique et s'il est, pour Amazon et les Big Tech, une manière de faire de notre lieu de vie et de résidence une simple et supplémentaire "facilité" au service d'une employabilité toujours plus précaire, la pandémie actuelle fait apparaître un nouveau critère déterminant du contrôle social : celui du premier mètre de la distance sociale interpersonnelle.
Voici à quoi ressemble un système de "détection automatique de distance sociale" reposant sur du Machine Learning, tel que nous le décrit cet article de la Technology Review du MIT.
En temps réel, "on" (l'outil de machine learning) détecte votre distance. Entourés d'un rectangle rouge, les irrespectueux. Et entourés d'un rectangle vert, les respectueux (au moins 6 pieds, c'est à dire 1,8 mètres de distance interpersonnelle).
Ces technologies ont d'abord été développées à l'initiative de grandes firmes pour analyser, réguler, observer et discipliner les flux de circulation sur des postes de travail. Elles ont en outre la capacité d'être facilement couplées et intégrées aux dispositifs déjà existants de vidéo-surveillance. Et déjà on sent que ça pue. Que ça pue bien dru et bien velu.
Et devinez qui est l'une des toutes premières entreprises à utiliser et à systématiser ces systèmes de "détection automatique de distance sociale" ? Bingo. Amazon bien sûr.
"The company will also use machine-learning software to monitor building cameras and determine whether employees are staying at safe distances during their shifts, or whether they are often huddled too close together." Source : Reuters.
Tout cela est en train de virer au cauchemar dystopique le plus abouti : la traque permanente des corps au travail dans chacun de leurs déplacements, par vidéo-surveillance et par le "traçage" fin de leurs moindres interactions verbales ou non-verbales (posturales et gestuelles), l'ajout de mesures de bio-surveillance au moyen de caméras thermiques … What's next ? Comment pouvoir encore oser prétendre que tout cela est "contrôlable", que tout cela est "nécessaire", que tout cela "offre des garanties" ? Que tout cela ne débordera pas dans l'espace public ? Que le rapport bénéfices-risques reste en faveur du bénéfice ?
Mesurer et punir.
Et une fois tout cela mesuré, observé, traqué, calculé, numérisé, que faire du mouvement brownien de ces corps ? Qu'en faire dans l'instant qui suit immédiatement la traque ? Avertir les trop proches ? Par une notification ? Un choc électrique ? Et qu'en faire le soir ou le lendemain de la traque ? Réaménager les espaces de circulation ? Séparer les binômes ou trinômes transgressant trop souvent la distanciation ? Les punir ? Les mettre à l'amende ? Et puis, enfin, qu'en faire politiquement et socialement ? Que faire de la traque de ces corps obligés au travail ou aux circulations déjà contraintes ? Car il ne s'agit pas que de corps mais de sujets, de citoyens, d'individus, de communautés, d'affinités électives ou aléatoires, de trajectoires fonctionnelles ou circonstancielles. Que faire de la traque de tous ces corps déjà souvent pris, qu'ils soient au travail ou dans la rue, dans les rêts d'environnements et d'architectures socio-techniques de "sur" ou de "sous"-veillance ?
La réponse est bien sûr dans la capacité politique de traitement de ces informations. Et elle est plus essentiellement dans la nature du pouvoir et du projet politique qui se trouvera face à sa propre capacité à traiter ces informations, ou à son incapacité, sincère ou feinte, qui l'amènera dans les deux cas à préférer en déléguer la sous-traitance.
Car derrière la question des "dé-placements", la seule question qui vaille pour le pouvoir politique en allié de la puissance entrepreunariale, c'est le "placement". Placement produit. Placement financier. Et désormais placement inter-individuel. Il ne s'agit pas de permettre à chacun de pouvoir trouver sa place dans la société, mais de s'assurer que chacun y restera, à sa place. Et que cette place privée de sens ne sera alors plus qu'un signe. Une assignation. "L'agilité" que vante la sophistique du néo-management depuis les années 2000 est un faux-ami. Il ne s'agit pas d'être "agile" mais d'être toujours dé-plaçable. Et immédiatement efficient, efficace, productif, à chaque nouveau dé-placement, à chaque nouvelle place que l'on nous aura assigné. Ecoutez bien ce qui suit.
"Notre civilisation prend, ou tend à prendre, la structure et les qualités d’une machine (…). La machine ne souffre pas que son empire ne soit pas universel et que des êtres subsistent, étrangers à son acte, extérieurs à son fonctionnement. Elle ne peut, d’autre part, s’accommoder d’existences indéterminées dans sa sphère d’action. Son exactitude, qui lui est essentielle, ne peut tolérer le vague ni le caprice social ; sa bonne marche est incompatible avec les situations irrégulières. Elle ne peut admettre que personne demeure, de qui le rôle et les conditions d’existence ne soient précisément définis. Elle tend à éliminer les individus imprécis à son point de vue, et à reclasser les autres, sans égard au passé — ni même à l’avenir de l’espèce."
La citation ci-dessus est extraite d'un texte de Paul Valéry. De 1926. De 1926. Il y a presque un siècle. "Propos sur l'intelligence".
Le dernier (kilomètre) sera le premier (mètre).
Du dernier kilomètre de livraison au premier mètre de distanciation sociale, ce qui frappe aujourd'hui, à l'estomac, c'est que ce sont peu ou prou les mêmes acteurs techno-industriels qui sont à la fois prescripteurs, utilisateurs, concepteurs et fournisseurs de ces technologies de contrôle des corps en mouvement, de contrôle des sociabilités.
Et comme pour le dernier kilomètre, la question que pose la surveillance et le contrôle du premier mètre est celle de l'annihilation de toute possibilité de déviance, celle de la normalisation du contrôle, et celle de l'asservissement à la trace déjà laissée.
Du premier mètre au dernier kilomètre, une automatisation de la surveillance. Qui comme toutes les autres est également et d'abord l'automatisation de la surveillance des inégalités. Une surveillance, une mise à leur place, un contrôle des déplacements qui touche en priorité les plus pauvres, les plus exposés, les plus démunis, les plus asservis ; nous en faisons déjà l'observation quotidienne.
"La crise sanitaire ne fait qu’aggraver les inégalités et les violations des droits des personnes les plus vulnérables."
Comme le rappelait Cécile Coudriou, présidente d’Amnesty international France, au journal Le Monde. Et la revoilà, la boucle de rétroaction de l'injustice que pointe Virginia Eubanks :
"Eubanks souligne que ce contrôle s’exerce sur des membres de groupes sociaux plus que des individus : gens de couleurs, migrants, groupes religieux spécifiques, minorités sexuelles, pauvres et toutes populations oppressées et exploitées. Les groupes les plus marginalisés sont ceux sur lesquels le plus de données sont collectées. Et le problème, souligne Virginia Eubanks, c’est que « cette collecte de données renforce leur marginalité » en créant « une boucle de rétroaction de l’injustice » qui renforce à son tour la surveillance et le soupçon. (…)
En enquêtant sur une poignée de systèmes automatisés développés pour optimiser les programmes sociaux américains, elle dénonce une politique devenue performative … c’est-à-dire qui réalise ce qu’elle énonce. Selon elle, les programmes sociaux n’ont pas pour objectif de fonctionner, mais ont pour objectif d’accumuler de la stigmatisation sur les programmes sociaux et renforcer le discours montrant que ceux qui bénéficient de l’assistance sociale sont, au choix, des criminels, des paresseux ou des profiteurs. La rationalisation des programmes d’aide publics du fait de la crise et des coupes budgétaires les contraint à toujours plus de performance et d’efficacité. Or cette performance et cette efficacité s’incarnent dans des outils numériques qui n’ont rien de neutre, pointe la chercheuse."
Dis-moi qui tu surveilles, et je te dirai qui tu es.
Dis-moi par qui tu es surveillé et je te dirai à quoi tu es assigné.
Voilà où nous en sommes pour l'instant, du monde d'après.
Urbi et Orbi et pandémie.
(et non pas pain de mie)
Epidémie. Etymologiquement "sur" le peuple. Pandémie. Etymologiquement "tout" le peuple. Et – pardon pour le néologisme – peut-être aujourd'hui une sorte "d'ubiquidémie". Etymologiquement "partout" le peuple. C'est à dire l'idée d'un peuple ou de l'humanité dans son entier, qui devrait ou pourrait être tracée, suivie partout à la fois, de son premier mètre à son dernier kilomètre.
Se souvenir que 1984 n'était pas supposé être un manuel. Et que le post-scriptum sur les sociétés de contrôle n'était pas supposé être un programme politique.
Ne surtout pas reprendre le contrôle. Surtout pas.
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Rappel des épisodes précédents.
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- La peste et le Corona. Episode 1. "La peste et le Corona." 04/03/2020
- La peste et le Corona. Episode 2. "L'humanité malade du Corona : ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés." 20/03/2020
- La peste et le Corona. Episode 3. "Coronavirus : les premiers désaccordés." 25/03/2020
- La peste et le Corona. Episode 4. "Il y a eu du retard sur les mesures de confinement. Laisser dire est essentiel." 01/04/2020
- La peste et le Corona. Episode 5. "Aux héros anonymes et aux connards reconnus. A commencer par Christophe Lannelongue." 05/04/2020
- La peste et le Corona. Episode 6. "Du choc au stock : chronique d'une disruption virale." 06/04/2020.
- La peste et le Corona. Episode 7. "Masque. Nom masculin." 09/04/2020.
- La peste et le Corona. Episode 8. "L'immunité numérique collective n'existe pas." 16/04/2020.
Et aussi pour se souvenir.