La fresque et la phrase.

C'est l'histoire d'une nouvelle guerre d'édition. Mais qui se déplace cette fois du terrain habituel de Wikipédia à celui, plus inédit dans l'usage, de Facebook. 

Guerre d'édition.

Une guerre d'édition, c'est du caviardage délibéré et parfois industriel de pages Wikipédia à des fins d'intérêts partisans. Certaines guerres d'édition sont tout à fait anodines, futiles ou amusantes (comme lorsque s'opposent les absolutistes de l'endive face aux radicaux du chicon). D'autres sont tout à fait passionnantes et contribuent à faire de l'encyclopédie collaborative un écosystème informationnel bien plus équilibré et stable que ce que certains de ses éternels détracteurs voudraient faire croire.

Souvenez-vous par exemple de l'histoire du débat présidentiel entre Royal et Sarkozy sur l'EPR. Rappelez-vous qu'à chaque élection majeure ce sont des centaines ou des milliers de modifications chaque jour sur la page des futur(e)s candidat(e)s. Repensez en souriant à l'astuce consistant à modifier une page pour créer temporairement une réalité alternative qui vous permettra d'obtenir un accès VIP au concert de votre groupe préféré en vous faisant passer pour un cousin du chanteur. Enfin voilà déjà plus de 10 ans que chaque "affaire" plus ou moins médiatique fait l'objet d'une guerre d'édition en temps réel, comme à l'époque de l'affaire Bettencourt, au seul motif que le premier regard citoyen ou journalistique porté sur un sujet est bien souvent prioritairement médié par un passage sur l'article de l'encyclopédie collaborative lui correspondant. 

La fresque.

C'est celle en mémoire de Georges Floyd et d'Adama Traoré, morts sous le genou de policiers. "J'étouffe" pour l'un. "I Can't Breathe" pour l'autre. 

Fresque-stains-adama-traore-george-floyd-20118c-0@1x

Une fresque qui suscite la  colère d'un syndicat très (très) droitier de policiers, le syndicat Alliance. Non parce qu'elle est une fresque, mais parce qu'elle contient une phrase. Ou peut-être pas, c'est d'ailleurs toute la question. Et l'objet de cet article. 

La phrase.

La phrase de cette fresque c'est : "contre le racisme et les violences policières". Et le débat est à ce point vif que le préfet a demandé au maire de Stains de faire effacer le terme "policières" de la phrase de la fresque. 

A l'origine de cette demande d'effacement, il y a donc le syndicat Alliance. Accusé de vouloir faire effacer non simplement la phrase, ou le mot, mais la fresque toute entière. Et qui répond sur sa page Facebook le 21 Juin à 11h34

"A aucun moment nous n’avons suggérer de repeindre ou effacer la fresque de Stains dans son ensemble mais uniquement, et comme nous l’avons écrit, la phrase calomnieuse qui stigmatise l’ensemble des policiers que nous représentons, notamment en Seine St Denis.
Associer « racisme » et « violences policières » est lourd de sous entendus, créant amalgame et confusion."

La veille, le 20 Juin, sur un autre poste de la page Facebook du même syndicat Alliance, on pouvait en effet lire ceci (je souligne en gras) : 

"Alliance 93 dénonce la fresque nouvellement inaugurée à Stains par le Maire en personne en présence du collectif "Justice pour Adama".

⚠️Nous demandons que cette phrase soit repeinte ou supprimée car elle stigmatise la Police Républicaine.

➡️En conséquence, nous appelons les Policiers à se rassembler Lundi 22 Juin à 16h00 devant la fresque située place du colonel Fabien à Stains."

Capture d’écran 2020-06-23 à 09.32.18

Ce que le syndicat Alliance ne savait peut-être pas, c'est que depuis Septembre 2013, il est possible de modifier une publication et que l'historique de ces modifications est public. Et qu'il n'est pas possible d'effacer cet historique public, sauf à supprimer totalement la publication de départ. 

Or voici ce qui se passe lorsque l'on clique sur "afficher l'historique de modification" de leur publication : 

Capture d’écran 2020-06-23 à 09.41.40

"Nous demandons que cette fresque soit repeinte". 

Ce qui est actuellement affiché et horodaté comme publication du 20 Juin à 15h32 c'est bien une demande que "cette phrase soit repeinte ou supprimée". Mais la demande initiale du syndicat policier Alliance, comme le prouve l'historique de modification de leur publication, était bien que "cette fresque soit repeinte". Cette revendication n'est pas restée très longtemps en ligne puisque nombre de média s'en sont immédiatement fait le relai, déclenchant les réactions des soutiens de la fresque et de la lutte contre les violences policières, et la modification de la publication du syndicat Alliance pour cette nouvelle "demande" un peu moins choquante en termes d'appel explicite à la censure. La phrase plutôt que la fresque donc. Mais la phrase qui compte c'est celle de la demande initiale du syndicat qui était de repeindre la fresque. Donc de l'effacer. Et avec elle les deux visages d'Adama Traoré et de Georges Floyd. 

Les frasques d'un rendu public.

Tout ce débat sur une chronologie de publication et une tentative (avortée) de nier une réalité pourtant documentée, tout cela n'est bien sûr que peu de choses au regard des deux vies perdues qui en représentent hélas tant d'autres. Un épiphénomène d'un problème plus fondamental qui est celui du commandement et de la doctrine du "maintien de l'ordre" de la police républicaine, ainsi que du rôle joué par un syndicat très proche idéologiquement de l'extrême droite dans ce corps d'état. 

Mais puisque ce débat est aussi un débat public (et puisque je ne suis en rien un spécialiste des questions de police ou de l'extrême droite) il est important de souligner plusieurs points en phase avec mon terrain de recherche. 

D'abord que ces plateformes (de Facebook à Wikipédia même si les deux biotopes informationnels ont peu en commun) sont avant tout des plateformes de rendu public. Et qu'y compris aux policiers, il faudrait enseigner la publication, comme je le demande et le rappelle depuis looooongtemps. 

Ensuite qu'il est démocratiquement vital et nécessaire que sur les médias publics (comme Wikipédia) ou sur les plateformes privées à vocation ou à fonction publique (comme Facebook), chacun puisse disposer de la possibilité non pas de se dédire mais de se corriger. Et que puisque ces plateformes sont publiques par fonction ou par destination, cette possibilité fondamentale doit nécessairement s'accompagner de la possibilité pour le public d'accéder à l'historique de ces corrections et de ces modifications. 

Il ne peut sans cela y avoir de débat public réel et sincère ; il n'est pas possible, sans cela, de bâtir des heuristiques de preuve adaptées à la temporalité et aux spécificités de ces publications numériques ; et sans ces heuristiques de preuve il n'est pas possible d'installer une quelconque forme de sincérité ou de confiance dans la parole rendue publique de l'autre, que cet autre soit un individu, un syndicat, un collectif, une institution ou tout agencement collectif d'énonciation permanent, temporaire ou circonstanciel. 

Si le syndicat Alliance avait écrit la même chose sur Twitter, il n'aurait pas eu d'autre choix que de supprimer le tweet demandant à repeindre la fresque, sans aucune possibilité de le modifier. Et nous n'aurions alors pas eu d'autre possibilité que d'espérer un archivage – légitime selon moi mais s'effectuant à la hussarde – comme le pratique le compte "Fallait pas supprimer", pour pouvoir documenter clairement ce qui est la doctrine de négation et d'effacement de la réalité des violences policières de ce syndicat. 

Y compris dans le cadre des récentes polémiques autour de Trump et du Coronavirus, Jack Dorsey, CEO de Twitter, ne semble d'ailleurs pas vouloir revenir sur son refus de permettre de modifier des Tweets, refus qui est pour lui une garantie de sincérité dans l'architecture discursive de sa plateforme

De fait, Facebook et Twitter sont là encore deux biotopes informationnels radicalement différents dans les effets de narrativité et de discursivité qu'ils autorisent, permettent, contrôlent et légitiment. Il n'y a donc pas de manière unique et uniquement légitime d'envisager la façon dont une plateforme devrait permettre à chacun de rester maître de ce qu'il édite et publie. Mais dans une stricte logique de réception, et pour que ces formes nécessairement publiques d'expression puissent nourrir et non pourrir le débat démocratique, il est vital de pouvoir continuer à en documenter le fonctionnement. Et cette documentation passe, pour Facebook, par un accès transparent et public aux historiques de modification, et pour Twitter par des formes d'archivage à la fois classiques et opportunistes permettant d'accompagner le nombre important de suppressions liées à l'absence de possibilités de modifications. 

Rien de nouveau sous le soleil donc : ouvrir la partie algorithmique qui relève de formes classiques d'éditorialisation et surtout, surtout, surtout, enseigner la publication

La fresque ou la phrase. Ce que l'on veut garder. Ce que l'on veut effacer ou recouvrir. Ce dont on veut se souvenir. Ce qui reste et ceux qui ne sont plus là. Ce ne sont que des mots. Mais ils sont essentiels. Comme sont essentiels les noms de Georges Floyd et d'Adama Traoré. Comme est légitime et nécessaire l'interrogation sur les violences policières, deux autres maux. Effacer des mots c'est effacer des réalités. N'effaçons rien de ce que nous sommes. Parce que nous sommes la somme de nos mots. Et que chaque respiration est une humanité en devenir. La contraire de l'étouffement. We can breathe. Nous qui pouvons respirer librement le devons encore davantage en partage à celles et ceux pour qui chaque respiration est un risque. 

Et si la démocratie est en effet un exercice de rendu public, dans cette démocratie là, chaque publication est aussi une respiration. Et doit pouvoir le rester. 

Un commentaire pour “La fresque et la phrase.

  1. C’est un peu rude, quand même, l’historique public et pas modifiable. Il est humain de se tromper, ou de tenir des propos excessifs qu’on voudrait corriger par la suite, sans que l’historique ne le garde éternellement. D’autant plus que cela peut être une obligation légale (on dit des choses illégales, et on veut les supprimer.)
    (Je parle pour des individus ordinaires. Pour des politiques en campagne ou en poste, ou pour des organisations, c’est différent.)

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