Google Books on le sait, ne laisse personne indifférent. Dernier épisode en date, celui opposant par voie de presse interposée, un professeur nommé Guy Laflèche (département des littératures de langue française de l’Université de Montréal) à Lise Bissonnette (Présidente-directrice générale, Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), l’équivalent de notre chère BnF).
Dans un premier article publié dans le journal Le Devoir, Guy Laflèche regrette que ladite BAnQ ne participe pas au projet Google Books. Je vous invite à lire cet article, non pas tant pour la nature des propos qui y sont tenus mais pour le langage fleuri du sieur Laflèche (qui traite notamment Europeana de "petit pet informatique"). La réponse, non moins fleurie de Lise Bissonnette ne se fit pas attendre. Là encore la lecture vaut le détour.
Ah la belle province … En la matière le sieur Guy Laflèche n’en est pas à son coup d’essai. Je m’étais moi-même joyeusement emplumé avec lui sur la liste Litor (Littérature et Ordinateur), après qu’il m’ait traité de "petit nono sans intérêt" (sans savoir que j’étais abonné à la liste). Je vous restitue le message simplement pour mieux vous permettre de cerner le personnage au nom décidemment programmatique :
- (le débat portait sur le signalement de mon billet à propos des comptes bidons de Google Books) : "Il s’agit, si je ne me trompe pas, d’un site anonyme où l’auteur, manifestement, ne sait pas de quoi il parle, ni d’ailleurs ce qu’il fait, nous décrivant ses «actions» sur Google Print en
découvrant l’affaire, en grand novice. On ne devrait jamais renvoyer à un
site anonyme. Sauf, évidemment, si l’anonymat est justifié. Ici, il s’agit
tout simplement du blogue d’un petit nono, sans aucun intérêt. Son
intervention bloguiste d’un ou deux soirs s’intitule «Les comptes bidons de
Google ou la bogbliothèque universelle». Le contenu en est navrant." Pour celles et ceux qui souhaitent se marrer 5 minutes, tous nos échanges sont archivés ici.
Mais revenons-en au débat et à la réponse de Lise Bissonnette :
- "Le roman qu’il raconte aux lecteurs du Devoir à propos de la générosité
du moteur de recherche américain mérite le prix du conte de fées.
Google, dit-il sommairement, numérise gratuitement tous les livres des
bibliothèques participantes et pousse la générosité jusqu’à leur
permettre de mettre en ligne sur leur propre site les fichiers ainsi
«scannés» (le terme anglais est de lui).
(…) Les fichiers numérisés demeurent en effet la propriété du moteur
américain, qui exige d’en devenir l’unique diffuseur commercial, d’en
bloquer l’accès à d’autres moteurs de recherche et d’ériger diverses
barrières à la circulation des fichiers, qui sont pourtant des biens
collectifs."
Raccourci réclamé par le medium, mais qui décrit bien la réalité plus complexe connue sous le nom d’eugénisme documentaire. Voilà donc pour ceux qui sont "contre".
Du côté des bibliothèques contractantes, le discours est naturellement tout autre. Ainsi, Paul Courant, doyendes Bibliothèques de l’université du Michigan, vient d’ouvrir un blog pour défendre son engagement, et publie le 4 Novembre un billet titré "On being in bed with Google". Bien qu’invariant, l’argumentaire des pro-google mérite d’être rappelé.
Tout d’abord les coûts et l’étendue annoncée : pour l’université du Michigan, 7 millions de volumes en 6 ans, gratuitement. Ensuite … et bien précisément … il n’y a pas vraiment de suite. Cet argument est le seul avancé. Paul Courant se contente ensuite de rappeler (répondant en cela aux dernières critiques de Brewster Khale dans le NYTimes) qu’il n’y a pas de risque qu’une firme commerciale contrôle un jour l’ensemble de ces biens communs de l’humanité puisqu’un exemplaire est remis à la bibliothèque. Ce qui me semble un peu léger comme argument … Il faudra attendre un second billet pour voir apparaître l’argument du classement des oeuvres dans les résultats de recherche (prime à l’accès, pas de roulement du fonds), mais ce sera pour rester sur notre faim, Paul Courant n’en sachant pas davantage que nous là-dessus. Quant à la préservation à long terme des copies numériques et leur conformité au niveau d’exigence souhaité par les bibliothèque, c’est là encore très (trop) flou.
Du coup je suis perplexe. Nulle part de ce côté-ci de l’atlantique ou de l’autre, aussi bien du côté des "pros"
que des "antis", dans aucune publication scientifique ni dans aucun média grand public (je préfère passer sous silence les dernières émissions de France Culture consacrées à la question …), nulle part donc, sauf, de manière claire mais encore allusive, dans les propos de Lise Bissonnette, on ne retrouve les arguments pourtant rédigés noir sur blanc qui figurent dans les derniers contrats signés par Google avec des bibliothèques et qui relèvent de ce que j’ai appelé un eugénisme documentaire. Si vous avez une explication (ou si j’ai manqué la mention de ces arguments quelque part, je suis preneur 🙂
Autre bibliothèque contractante, la BCU (Lausanne) nous offre sur son site, quelques éléments du calendrier de numérisation. A noter que sur le catalogue de la BCU on a rajouté un "statut" aux oeuvres qui en plus d’être "empruntées", "exclues du prêt" ou "disponibles", peuvent également désormais apparaître avec le label "googelisés".
Dans un autre genre, mais sur le même sujet, on consultera utilement l’entrevue vidéo réalisée avec Francis Pisani et portant sur l’avenir du livre. Si je devais résumer, Francis Pisani rappelle une nouvelle fois que ceci (le numérique) ne tuera pas ceux-là (les livres) mais amènera probablement à penser différemment cela (le "papier"). J’aime bien également sa citation à propos des "Newspaper" dans lesquels c’est le côté "News" et non le côté "paper" qui fait la spécificité du media. Il faut effectivement penser différemment le livre, du côté de ses usages et des modalités d’appropriation qu’il permet. Mon idée (rapidement … pour une version plus longue, voir ici ou là) c’est que le numérique va permettre de développer des formes inédites pour les dimensions de l’accompagnement et de la génétique textuelle. On va voir exploser (et on va pouvoir explorer différemment) les dimensions du para-texte et autres péri-textes (auctoriaux, éditoriaux). Et on va également, grâce au numérique, pouvoir créer une nouvelle discipline, celle d’une génétique des usages textuels, comme il y eût avant elle une génétique textuelle s’intéressant à la génèse des oeuvres. Bref, tout cela (google books, les usages, les e-books, le nouveau marketing du livre, les flux, l’organisation de ces flux …), tout cela ne fera que contribuer "à illuminer le livre plutôt qu’à l’éliminer". Et ça, c’est Anthony Grafton qui le dit a-d-m-i-r-a-b-l-e-m-e-n-t dans un texte magnifique et lumineux (pour les fainéants – mais ce serait dommage – un court extrait traduit est disponible chez Bibliothécaire)
Pendant ce temps, les avancées les plus significatives des bibliothèques ne semblent porter que sur l’un des éléments du catalogue. Une vision qui bien qu’importante et centrée sur leur coeur de métier, ne peut être seule à la hauteur du défi numérique à relever.
(Sources : MonMemex, BiblioFrance, François Bon, Bibliothécaire)
Merci d’avoir attiré notre attention sur cet échange québécois acéré.
Décidément, je constate que vous tenez à votre concept bidon d’«eugénisme documentaire» même si la plupart des commentaires sur le billet consacré à cette question n’abondent pas dans votre sens.
Avec ses connotations nazies, le concept est forgé pour exciter les foules contre le méchant Google. Vous voir ainsi emboîter la croisade jeannenienne me consterne. Je ne me serais pas attendu à ce qu’en 2007, un universitaire s’insurge contre le fait que Google permette maintenant de télécharger le pdf des livres numérisés sur son site. Et la raison que vous invoquez pourrait bien avoir été formulée par un bibliothécaire à visière issu d’une pièce de Courteline: «Les bibliothèques ont du souci à se faire concernant la fréquentation de leurs sites».
Mais où donc est le souci du lecteur dans tout cela ? Les bibliothèques sont-elles engagés dans une course au hit-parade du nombre de visiteurs ? En quoi sont-elles perdantes si je consulte tel ouvrage sur le site de Google plutôt que sur celui de la bibliothèque Gallica ?
Mme Bissonnette peut bien se moquer de M. Laflèche. N’empêche que ses arguments sont peu convaincants et ont des relents de chauvinisme démodé. Par endroits, on croirait entendre Harpagon assis sur sa cassette.
Qu’a donc fait Google qui lui mérite tant de hargne? N’est-il pas normal que le travail de numérisation effectué par Google soit réservé au site de Google? Rien n’empêche par contre la bibliothèque de numériser à son tour l’ouvrage en question et de l’offrir sur son site web. Par ces restrictions, Google veut s’assurer que son travail de numérisation ne profitera pas à Microsoft ou à Yahoo. Où est le mal ? Et seul un délire paranoïaque permet de penser que Google pourrait «s’approprier» le bien universel des livres ainsi numérisés. Son modèle d’affaire consiste précisément à rendre disponible au public le plus d’information possible.
Quant à Europeana, le résultat est minable et il faut être aveugle ou partial pour ne pas le reconnaître avec M. Laflèche. Avez-vous déjà essayé de trouver un mot dans un livre numérisé par Gallica en mode image (comme le sont 80% des titres)? Avez-vous patiemment parcouru les pages d’un livre en utilisant l’interface dite «chemin de fer» ? Savoureuse métaphore qui ramène la consultation à l’époque des machines à vapeur alors que le reste du monde se déplace en avion! Pour qui aime lire, l’interface de GoogleBooks est infiniment plus efficace, plus sophistiquée et plus agréable à manipuler.
Bref, cessez donc de diaboliser Google !
Sysiphe> A vous lire, je ne pense pas pouvoir vous convaincre et je ne vais donc même pas essayer. Disons simplement que j’essaie non pas de diaboliser mais d’attirer l’attention sur un risque à mon avis réel de préemption par une firme commerciale d’un certain nombre de biens communs de l’humanité, au rang desquels les oeuvres numérisées. Je ne prétends (et je n’espère) pas avoir nécessairement raison, mais si lisez les contrats indiqués dans mon billet, vous verrez que le notion d’eugénisme documentaire n’est pas bidon, même si la formule me sert avant tout à grossir le trait pour les besoins de ma démonstration.
Cordialement
(et pourquoi cet anonymat ? On peut discuter de tout cela sans masque de carnaval non ?)
“ceci (le numérique) ne tuera pas ceux-là (les livres)” ça m’avait échappé ça, excellent 😉
J-M
Je vais poursuivre l’intervention de mon alter ego Sisyphe (vous avez raison, Olivier, bas les masques!) en touchant un autre point de votre billet: la question du livre imprimé par rapport au numérique. Pour ma part, je crois que les éditeurs et libraires se leurrent s’ils pensent pouvoir maintenir leur position encore longtemps. Sans avoir en mains de chiffres précis, je dirais que la plupart des gens dans nos sociétés effectuent déjà sur écran la plus grande partie de leurs activités de lecture, probablement autour de 80%. Et ce chiffre pourrait bien être encore plus élevé dans la jeune génération.
Si le livre s’est maintenu malgré tout, c’est parce qu’on n’a pas encore mis au point une interface qui permette de recréer en format numérique toutes les «affordances» du codex, en y combinant les atouts spécifiques de l’ordinateur et du web — et ceux-ci sont nombreux, comme vous le savez pertinemment.
Le Kindle lancé aujourd’hui par Amazon inaugure une nouvelle ère du ebook, parce qu’il est à base de papier électronique — comme Iliad et Sony Reader –, mais avec en plus clavier, moteur de recherche, connectivité, etc.
Cette machine n’est pas en vente en dehors des États-Unis pour des raisons de «licensing» selon Amazon: et il est vrai que le système de droits d’auteur géré au cas par cas, pays par pays, constitue un obstacle majeur pour une entreprise qui veut vendre des livres numériques à tous les lecteurs de la planète, où qu’ils se trouvent. J’imagine que ce bon vieux système du droit d’auteur hérité de l’âge de Gutenberg doit conforter les esprits attachés au maintien du statu quo. Mais pour combien de temps encore ?