Algos à fleur de peau. La gêne du gynécée.

Une nouvelle fois. Le corps des femmes. Sa représentation. Notre tolérance à la représentation du corps des femmes. Et la tolérance des algorithmes, plus exactement de ceux (oui, ceux) qui les font à la représentation du corps des femmes dans les plateformes numériques. 

C'est l'épisode 1000 de la saison 40 d'une série commencée avec les algorithmes eux-mêmes, et avec ceux qui leur assignent comme programme de construire une norme sociale des discours et des corps qui soit compatible avec le modèle économique des firmes qui supportent et déploient ces algorithmes et ces programmes.

Norme sociale des discours. Souvenez-vous du mot "lesbienne" que l'on tape. Et de celles que l'on frappe pour l'être ou pour l'avoir dit. 

Norme publicitaire. Souvenez-vous de l'histoire et de la lettre terrible de Gillian Brockell qu'elle adressait aux patrons des GAFAM, qui continuaient de l'inonder de publicités pour des produits de naissance alors que son enfant était mort-né. 

Norme du genre. Souvenez-vous que les petits garçons qui ont les cheveux longs sont pour les algorithmes d'Instagram des petites filles

Norme comportementale. Des femmes qui ne se montrent plus seins nus à la plage, non pas par souci du cancer de la peau mais parce qu'elles ont intégré la norme qui fait qu'elle ne pourront alors pas tranquillement partager leurs photos de vacances sur Instagram.

Le corps. Le corps féminin. Dans le corps féminin la poitrine. Et dans la poitrine féminine le mamelon. Dont la monstration définit à elle seule et à rebours la bascule dans la pornographie. Ne pas montrer le mamelon. 

Au commencement du web étaient les boobs. Depuis qu'il existe des plateformes, la grande bleue notamment et sa fille aînée, l'impression que toute l'histoire de représentation du corps féminin en terre numérique s'inscrit en permanence entre deux interdits fondateurs : le vagin et la pointe des seins. L'origine du monde, tableau de Courbet chaque fois interdit et qu'aucun "algorithme", qu'aucune intelligence artificielle pourtant capable de tant de miracles ne semble être capable de mémoriser comme art plutôt que comme pornographie, et donc le mamelon, la pointe des seins. Le commencement de la pornographie. Et que mon psy Lacanien m'excuse d'avance, mais qu'il s'agisse de vagins ou de pointe des seins, ce sont à chaque fois des bit(e)s qui décident. 

Et la manière dont chaque fois Instagram cristallise tout cela. Parce que c'est une plateforme de l'image. Parce que c'est une plateforme à l'audience principalement féminine. Parce qu'alors, la femme pour y être vue, doit intégrer à l'objectif de son smartphone l'ensemble des règles mouvantes de la subjectivité algorithmique qui l'autorise ou lui interdit de se montrer. De montrer tout ou partie de son corps. De sa féminité. Pas de poils. Pas de grosses. Pas de règles. Pas de mamelon. Entre autres. Entre elles. Dans la gêne même au sein du gynécée numérique. De la cellule photographique à l'autre cellule, celle de l'enfermement, celle de l'habillement ou de la dénudation sans cesse entravée. Cellule du malconfort, à chaque fois guidé et circonscrit par une mâle assurance que l'on nomme un algorithme sur une plateforme. Pour que le masculin, cette fois encore, l'emporte sur le féminin. 

Et puis la statistique comptable qui est d'abord une statistique coupable. Il y a un pourcentage, un ratio, une proportion idéale de corps dénudé qui vous fera remonter dans l'algorithme, qui vous sur-visibilisera. Mais qui si vous la dépassez, si vous en montrez trop, ou pas assez, vous invisibilisera. Ce nombre n'est pas le nombre ou la proportion dorée mais le nombre ou la proportion normative de la honte, de ce qu'il faut cacher car elle en montre trop, de ce qu'il faut invisibiliser car elle n'en montre pas assez. 

Mais même la limite iconographique de la monstration du mamelon souffrait trop d'exceptions : allaitement, campagnes pour la détection du cancer du sein. Trop d'exceptions qui furent et sont encore aujourd'hui le fruit de luttes féministes constantes. Mais même cela n'était pas suffisant. 

Le corps féminin manquait encore de corset. De corset. De corps-set. "Set", la commande en programmation qui affiche "les variables d'environnement". 

Alors non pas les algorithmes qui ne sont rien, mais les gens qui les fabriquent et les déploient, qui eux, oui, eux, sont tout, alors les gens qui déploient les algorithmes ont eu une nouvelle idée. Une nouvelle "variable d'environnement". Ils l'ont appelé le "squeezing". Et ils en ont profité pour mettre à jour la politique sur la nudité d'Instagram. Car oui, la nudité, c'est politique. 

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Seront donc, dans cette mise à jour rentrant en fonction aujourd'hui (mercredi 28 Octobre 2020), autorisées :

  • "les images de personnes [en vrai, de femmes] cachant leur poitrine en la tenant, la couvrant ou en croisant les bras".

Mais. 

  • "Instagram continuera d'interdire le squeezing (à cause de son association au contenu pornographique) – mais nous définissons la notion de "squeezing" plus explicitement (sic). Il faudra plier les doigts en un mouvement de pression, ce qui entraînera un changement de forme des seins."

Et enfin : 

  • "s'il y a le moindre doute [bah oui du coup des doutes il risque d'y en avoir et pas des moindres …] ou si ce n'est pas clair pour les modérateurs Instagram, il leur sera demandé de laisser le contenu."

Toute cette histoire m'aura appris plusieurs choses. D'abord que Squeezie (le Youtubeur), qui était jusqu'ici la seule occurence du "squeezing" déclenchant chez moi un vague écho, s'appelait ainsi en référence à un morceau de musique de DJ Tiesto intitulé "Squeeze It"

Ensuite que le Squeezing était en effet, et j'en eus la confirmation après une éprouvante recherche sur Google Images, une pratique à caractère sexuel, consistant à pincer différentes régions anatomiques.  

Enfin, et c'est l'enjeu de cette courte réflexion, que si le diable était dans les détails, ces mêmes détails poussaient le génie algorithmique à caractériser comme contenu pornographique non plus un vagin, non plus un sein, non plus même la pointe d'un sein, mais le fait de plier les doigts en un mouvement de pression sur un sein (féminin) dès lors que cela "entraînera un changement de forme des seins". 

Un changement de forme.

Les algorithmes, c'est le cas de ceux que l'on dit linguistiques mais aussi de recherche d'images, et tant d'autres encore, sont entraînés et construits pour reconnaître des motifs, des "patterns", des formes donc. "Pattern recognition". Entraînés et construits pour faire de ces motifs, de ces "patterns", de ces formes, autant "d'informations" leur permettant alors d'accomplir leur fonction, c'est à dire reconnaître, identifier, et donc classer, hiérarchiser, chercher et retrouver. Reconnaître des formes pour les mettre "en forme". In-formation. 

Et puis donc désormais, transposé aux formes des corps féminins, si mouvantes, si complexes à circonscrire algorithmiquement parce que ces corps féminins sont déjà tellement chargés, informés et contrôlés culturellement, politiquement, historiquement, normativement, que pour ces corps féminins là, même la forme ne suffit plus. Il faut encore réguler, normaliser, contrôler leur déformation même. Jusqu'à celle de leurs seins. Il est possible de cacher sa poitrine d'un mouvement de main qui est aussi paravent. Mais si ce mouvement devient pincement ou suspect de pincement, si cette main qui cache devient autant de doigts qui font pression, si la forme d'un sein se dé-forme alors l'in-formation qu'en tirera l'algorithme est qu'il s'agit de pornographie. 

Le plus triste, le plus terrible, le plus cynique peut-être dans cette affaire, dans cette mise à jour de la "politique de nudité", est qu'elle répond à une autre discrimination grossophobe féminine, notamment via l'histoire de Nyome Nicholas-Williams, "top-model grande taille" comme le rappelle Chloé Woitier dans le thread où j'ai découvert cette histoire. Qu'il s'agit, via cette ahurissante mise à jour, de permettre à des femmes plus grosses que la "norme" de ne plus s'exposer à une censure de photos sur lesquelles elles se cachent les seins au motif que leur surface corporelle dénudée par rapport au cadre dépasserait la norme autorisée. Quand réglementer la forme d'un corps devient légitimement suspect et discriminatoire, alors on se réfugie dans la réglementation de ses déformations possibles. Ce qui est d'une infinie tristesse autant que d'une infinie bêtise. 

Capture d’écran 2020-10-28 à 16.31.43Nyome Nicholas-Williams (via son Instagram)

Depuis que j'ai la chance de fréquenter comme voisin de bureau un certain Marc Jahjah, les questions d'intersectionnalité, que je regardais jusque là d'assez loin, occupent un prisme assez essentiel de mes pensées, et nous les abordons parfois entre deux fulgurances islamo-gauchistes. Les questions d'intersectionnalité donc – qui sont, rappellons-le à nos lecteurs, l'exact inverse de ce que l'imbécile superfétatoire Blanquer prétend qu'elles sont – notamment dans leur "précipitation" (au sens chimique) algorithmique, me semblent essentielles et particulièrement fécondes. Essentielles et fécondes pour comprendre comment les gens, des hommes souvent, qui développent les algorithmes et les programmes, créent de manière tout à fait consciente ou par pure conformité sociale et culturelle, de nouveaux espaces de contrôle qui instancient et documentent des formes croisées d'oppression normative. [trop] Femme. [trop] Nue. [trop] Noire. [trop] Grosse. Ou la même mais cette fois [pas assez] femme, [pas assez] nue, [pas assez] noire, [pas assez] grosse. 

I Can't Breathe. Si vous êtes un homme noir arrêté par la police. I Can't Squeeze. Si vous êtes une femme voulant simplement se montrer tout en se montrant soucieuse d'intégrer et de respecter ce qu'elle pensait être l'ensemble des normes pesant déjà sur elle pour autoriser sa propre monstration.  

Femme des années 2020, mais femme se pinçant les seins, ayant réussi l'amalgame, de l'algorithme et du charme.

Pincez-moi, je rêve.

[Bonus Track]

Je me suis amusé à vous faire une petite version podcast ce cet billet. Avantage : vous y entendrez ma douce (?) voix. Inconvénient : vous n'aurez pas la joie de cliquer sur les liens et donc de profiter tant auditivement que visuellement de cette archive de l'INA sur le titre de Michel Sardou qui clôture cet article.

 

 

[Cet article vous a plu ?]

Et vous êtes tombé ici un peu par hasard sans connaître ni mon blog ni mes travaux ? Alors sachez que je viens d'écrire un [petit et pas trop cher] livre, Le monde selon Zuckerberg : portraits et préjudices, qui traite de questions numériques et de démocratie. Et que je profite donc de votre passage pour vous en recommander la lecture et l'achat.

 

2 commentaires pour “Algos à fleur de peau. La gêne du gynécée.

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