C'est l'histoire d'un groupe Facebook à l'audience phénoménale, construite en à peine un mois, autour d'une figure perçue et présentée comme quasi-christique, celle de Didier Raoult et de sa potion présentée comme magique, la Chloroquine.
(copie d'écran du groupe réalisée le 26 octobre à 19h00)
500 000.
Le groupe "Didier Raoult vs Coronavirus" a été "désactivé" samedi par Facebook ("désactivé" ne signifie pas "supprimé" mais rendu inaccessible en lecture et en écriture côté utilisateur alors que Facebook garde – bien sûr – l'ensemble des données à sa disposition et à sa discrétion).
Groupe désactivé avant d'être réactivé ce Lundi, sans que l'on ne puisse ni savoir ni comprendre la raison de cette suspension qui déclencha un émoi proportionnel à la communauté qu'il fédère et rassemble. 500 000 membres. Un demi million de personnes. Il est permis d'imaginer que la suspension ait eu lieu suite à des signalements et/ou un durcissement de la politique de modération de la firme concernant les faits relatifs à l'épidémie de Coronavirus, notamment sur le versant qui concerne les médications possibles. Donald Trump lui-même et sa page aux 30 millions d'abonné.e.s ayant été "fact-checké" par la plateforme quand il avait diffusé une vidéo (également retirée ou "désactivée") expliquant que les enfants étaient "probablement immunisés" contre le Covid-19. Il est permis de l'imaginer, mais on ne peut faire que l'imaginer puisque Facebook se contente d'affirmer que cette désactivation / réactivation est simplement … une erreur. Un bug. Le fameux. L'invérifiable.
Ce groupe "Didier Raoult vs Coronavirus", comptait, et compte donc encore, près de 500 000 membres. Un nombre qui va probablement encore grimper suite à cet épisode de la suspension / désactivation, lequel agrègera mécaniquement de nouveaux curieux happés autant par les médias qui se feront le relai de cette information que par sa propre résonance à l'intérieur des murs d'enceinte du réseau social. Un demi-million de personnes. Soit l'équivalent d'une métropole comme Toulouse ou Lyon. Sortie de terre numérique en à peine quelques mois (le groupe créé en Mars disposait le 9 avril de 430 000 membres), à la faveur d'une panique sanitaire mondiale, d'une errance thérapeutique internationale, et d'une figure médiatique hyper-locale (laquelle figure agrège à elle seule des centaines d'autres groupes dont certains ont des audiences de plus de 10 000 personnes …).
Les réseaux sociaux ont l'habitude des grands nombres dont ils ne nous laissent souvent que l'hébétude, et des formes de sidération. Pour autant, ces nombres disent quelque chose de la capacité d'adressage et même littéralement de "dressage" d'une audience captive à qui la plateforme ne fait que suggérer un mode d'enfermement cognitif qui sera d'apparence librement consenti. Personne ne vous oblige à vous abonner à ce groupe ou à vous y inscrire, mais toute l'architecture technique qui fait résonance de la pression sociale et de notre légitime besoin d'appartenance (et de notre curiosité attisée), ne vous laisse, ne nous laisse, en définitive, que peu de choix.
L'algorithme qui regroupe.
Du côté des "groupes" dont on sait et dont on a pu mesurer, notamment avec le mouvement des Gilets Jaunes, à quel point l'algorithme de la plateforme les "favorise" comme pôle de centralité interactionnelle et comme autant d'étranges attracteurs, ceux disposant d'une audience de plus d'un demi-million de personnes sont assez rares pour être signalés même s'il est toujours complexe de savoir exactement combien la plateforme compte de tels groupes, et même si la taille en nombre de membres n'est pas le seul critère permettant de déterminer leur influence. Parmi les autres critères déterminants autant que déterministes, on peut notamment citer le volume des interactions et de l'engagement (le "reach"), mais aussi la nature des contenus y circulant.
Le groupe "Didier Raoult vs Coronavirus", comme d'ailleurs d'autres groupes à la densité bien moindre, dépasse son simple intitulé qui n'est souvent qu'un prétexte premier. On y parle, bien sûr, de Didier Raoult, de choroquine et de coronavirus, mais aussi d'un ensemble d'autres sujets qui sont le coeur des interactions les plus vivaces et saillantes. On y parle, essentiellement, de politique. Car ces groupes sont des espaces politiques, mais détachés, détachables d'une "polis", d'une cité unique. Appartenir à l'un de ces groupes, c'est acquérir une forme de double nationalité. Dans l'espace discursif particulier de cet espace groupal, grégaire, je me détache d'une appartenance physique territorialisée pour me fondre dans une appartenance numérique souvent faussement affinitaire et tout aussi souvent principalement revendicative et essentialisante : je n'y exprime que mes déterminismes, mes croyances et mes certitudes. Et s'il existe, dans ces groupes mêmes, de temporaires mais authentiques et sincères espaces délibératifs, ils sont souvent masqués ou enfouis dans les replis des strates infinies de commentaires sous une publication, les rendant, pour les participants aux groupes eux-mêmes, souvent totalement imperscrutables.
Nous partîmes 500, mais par un prompt renfort algorithmique …
Et pour paraphraser Zeynep Tufekci lorsqu'elle explique qu' "Internet a facilité l'organisation des révolutions sociales mais en a compromis la victoire", les groupes Facebook permettent de construire des revendications mais ne permettront jamais de les faire triompher. Non pas que certaines de ces revendications ne le méritent pas, non pas qu'elles ne soient pas légitimes, mais parce que la cité-plateforme qu'est Facebook n'a pas pour objet de permettre à des revendications d'être discutées pour pouvoir ensuite s'inscrire légitimement dans l'espace public du champ social et politique, mais tout au contraire de garder hors du champ social et politique ces espaces revendicatifs qui permettent d'abord à la plateforme d'alimenter une base de donnée des opinions qui à son tour permet d'affiner et "d'optimiser" le modèle économique de la plateforme.
Pour le dire plus abruptement, il ne s'agit pas de faire société mais de constituer une rente attentionnelle. Il ne s'agit pas d'aboutir à un effet de consensus à partir d'opinions initialement divergentes, il s'agit d'aboutir à des effets de dissensus à partir d'opinions initialement convergentes. Faites discuter dans un espace public politique des gens qui ont des opinions différentes et il parviendront à établir une forme de vérité communément acceptable qui n'oblige pas chacun à se séparer de ses croyances privées quelles qu'elles soient (politiques, culturelles, religieuses, etc.), précisément parce que le champ de l'acceptation publique qui ne peut être que celui du compromis, ne vient pas concurrencer celui de la croyance privée qui peut, alors, rester étanche au compromis tant qu'elle demeure – justement – privée. En revanche, mettez ensemble dans un espace privé des gens choisis parce qu'ils pensent la même chose, et ils finiront immanquablement par hystériser leurs propres croyances et par définir ce qui leur est étranger comme nécessairement hostile. Et le groupe "Didier Raoult vs Coronavirus" est là aussi exemplaire : on y vient parce que l'on idéalise ou que l'on idôlatre le professeur Didier Raoult, on y parvient parce que l'on condamne, suspecte ou vomit la politique sanitaire décidée par le gouvernement en place, mais l'interaction coeur qui maintient l'activité du groupe au-delà du simple partage-relai d'articles plus ou moins orientés est d'abord celle du dissensus entre pairs sur les meilleurs moyens de sauver le soldat Raoult ou celle, jumelle, de la défense du dissensus fondamental l'opposant au reste du monde médical, politique et sanitaire de la nation.
Ces groupes sont donc des espaces discursifs littéralement vitaux puisqu'ils permettent à des paroles et à des revendications de s'initialiser derrière les murs d'une plateforme privée par fonction et publique par destination ; mais ils sont également terriblement mortifères puisqu'en terme de "dispositif" et d'architecture coupée de tout espace public authentique, ils ne servent qu'à fabriquer et à reproduire des formes d'essentialisations dévitalisées, qui ne sont maintenues comme possible que tant qu'elles servent en premier la finalité marchande de l'espace qui les abrite.
Le groupe comme membrane.
Ces "groupes" sont une strate sédimentaire essentielle dans l'architecture de la plateforme : à l'interface entre la surface des "murs" et "feeds" publics personnels et la profondeur inobservable des échanges par messagerie relevant du Dark Social. Cette "couche" de groupes, cette membrane à l'image de celle d'une cellule, assure à la fois la remontée par capillarité d'éléments circulant dans le Dark Social en leur garantissant une audience et une visibilité cette fois "assumées", tout comme elle permet aussi – toujours par capillarité – d'enfouir des contenus et opinions tout en maintenant (et en augmentant parfois) leur potentiel de circulation virale entre pairs.
Or si les groupes sont autant de membranes, il semble que la seule cellule souche de la plateforme aux 2,7 milliards d'utilisateurs soit celle d'un seul homme. Mark Zuckerberg.
Tout ou presque est contenu dans cet échange de tweets entre le signalement de Vincent Glad, la réaction de Guillaume Champeau, et le commentaire de Louis Calvero.
Il est d'abord stupéfiant qu'un groupe "public" puisse, dans une plateforme "privée", regrouper en l'espace de quelques mois l'équivalent de la population d'une métropole comme Toulouse ou Lyon. Près d'un demi-million de personnes. "Une audience phénoménale", qui appelle, réclame et nécessite une phénoménologie dédiée.
Il est ensuite en effet "vertigineux", qu'un seul homme (Mark Zuckerberg) ou une seule entité (le dispositif calculatoire algorithmique représentant les intérêts de cet homme) puisse, "en un clic" et "sans décision de justice" d'une part, mais aussi et surtout sans jamais aucune explication d'autre part, réduire au silence un collectif de 500 000 personnes tenant estrade publique dans l'enceinte d'une plateforme privée. Même si ce n'est que le temps d'un week-end.
Et enfin, bien sûr, "les mecs n'ont qu'à se monter un forum. FB n'est pas un service public". Bien sûr. Pas "encore" un service public serai-je tenté d'ajouter malicieusement. Indépendamment de l'énergie, des compétences et du temps nécessaire pour monter un tel forum (énergie, temps et compétences quasi-nulle dans le cadre de Facebook), le problème (et la solution) étant qu'aucun forum "public" n'aurait pu rassembler un demi-million de personnes comme a permis de le faire Facebook, c'est à dire "simplement" par publicitarisation et par effet de percolation entre communautés d'opinions affinitaires établies par la statistique calculatoire et l'analyse linguistique algorithmique. Et quand bien même un tel forum aurait pu exister, il n'aurait pas pu, là encore, "entraîner" et en permanence remettre cognitivement et émotionnellement à la tâche, tout ou partie de ce demi-million de personnes, avec la constance d'un contremaître algorithmique entièrement dédié.
Portés (algorithmiquement) disparus.
Samedi, un groupe Facebook de 500 000 personnes a disparu. Lundi matin ce groupe Facebook d'un demi-million de personnes est réapparu. Sans que personne n'ait d'explication claire ni au motif de sa suspension ni à celui de sa réactivation. Ce n'est pas rien. Ce n'est pas anodin. A chaque fois que Mark Zuckerberg vous expliquera qu'il fait oeuvre de démocratie et que le projet politique de sa plateforme est de construire, notamment au travers de ces groupes, ce qu'il nomme lui-même "une infrastructure sociale", rappelez-lui que la démocratie ne peut ni ne doit s'accommoder de tels escamotages permanents. Que la démocratie et ses "infrastructures sociales" ne doivent être l'objet d'aucune prestidigitation, même si la digitalisation de la démocratie en autorise de nouvelles et de permanentes. Que la démocratie est une affaire de rendu public, et que ce qui est démocratiquement rendu public ne peut être repris. Que la démocratie connaît des heurts, qu'elle connaît des drames, qu'elle est faite de renoncements souvent et parfois même de reniements, mais qu'elle ne peut ni ne doit être soumise à un simple régime de "bugs" ou "d'erreurs". Sauf à accepter de se dissoudre dans une technostructure. Et à s'y perdre.
Rester groupé. Rester dans des groupes. Ou faire corps social. Les deux n'étant pas nécessairement exclusifs l'un de l'autre tant qu'ils se pensent et se vivent dans des espaces sincèrement publics ou authentiquement privés, des espaces dont la nature n'est pas entièrement soumise au régime de visibilité que décidera de leur appliquer un homme seul ou seulement le dispositif algorithmique agissant en son nom.
Rester groupé pour faire corps social. Non pour le défaire. Ou pour se désigner comme cible d'un attroupement calculable uniquement pour d'autres que ceux qui le composent.
Ou accepter que l'espace d'un week-end ou peut-être pour toujours, et avec la constance de ne fournir jamais aucune explication raisonnable au phénomène, l'équivalent d'une métropole comme Toulouse et l'ensemble de ses habitants puissent être simplement escamotés de l'infrastructure sociale que le patron d'une cité-état de 2,7 milliards de mobilités pendulaires prétend déployer comme horizon de son projet politique. Un projet de société dans lequel un groupe social, qu'il soit de 50 ou de 500 000 personnes, n'est qu'un clignotement dans la nuit algorithmique, escamotable à tout moment.
It's not a bug. It's not a failure. It's a fucking feature. Et surtout … It's not a future.
[Si cet article vous a plu …]
Et que vous êtes tombé ici un peu par hasard sans connaître ni mon blog ni mes travaux, alors sachez que je viens d'écrire un [petit et pas trop cher] livre, Le monde selon Zuckerberg : portraits et préjudices, qui traite de questions numériques et de démocratie. Et que je profite donc de votre passage pour vous en recommander la lecture et l'achat.
Je comprends les attraits de ce type de rézos. Maintenant il ne fait aucun doute que les « dominants » s’entendent pour garder leur domination. Ainsi il ne fait aucun doute que tout groupe social sur les plates-formes des gafams seront sans aucun état d’âmes supprimées même sans avoir à fournir de raisons dès lors qu’ils mettront en danger (même de loin) les pouvoirs en place.
La solution est de ne pas utiliser ses produits commerciaux pour faire autre chose que du stalking lorsque l’on s’ennuie. Toute autre opération, que ce soit publicitaire, de contact, de mobilisation est vouée à l’échec parce que structurellement ce type de rézos ne cherchent qu’à faire perdurer le système et en tirer des revenus.
Même en faire du marketing peut peut être au tout début attirer un peu de clients, mais cela permet surtout de « scorer » des individus qui seront revendus ensuite à plus argentés, à plus gros.
Il a été montré que amazon surveillait les tendances sur ses cloud (ce qui fait du trafic) pour décider de lancer des produits ‘concurrents’. Il n’y a aucun moyen de les utiliser à bon escient. Dire le contraire est de l’aveuglement. Ils devraient être tout bonnement interdits, car je rappelle que le « capitalisme » et la « main invisible » ne marche plus avec des oligopoles et monopoles.
google est le mal, googleapis est son premier disciple.