Jesus revient. Mais pas parmi les siens.

C'est un échange comme Twitter en voit passer des milliers. Et qui se met à tourner, à être repris, moqué, détourné. Jusqu'à finir par tomber dans notre TL alors que rien initialement, ne l'y prédisposait. Et que nous nous mettons à faire tourner à notre tour. Pour entretenir une dynamique que nous savons artificielle mais qui demeure pourtant si forte que l'on suppose que notre contribution est nécessaire pour éviter qu'elle ne s'effondre. 

Cet échange le voici : 

Boutin

Une question, deux répliques, trois tweets.

  • Lui : Mais vraiment à quoi sert Jesus ? Faut penser à aller se faire voir à un moment donné
  • Elle : Et vous ? Qu'avez-vous fait pour stopper les désastres ?Jesus nous laisse Libres et c'est un immense cadeau. Tout cela n'est le résultat que de nos lâchetés, négligences, paresses …
  • Lui : Je parle du joueur de Manchester City lâchez ma veste et passez une bonne journée. 

Ce simple échange de 3 tweets est assez exemplaire des logiques qui structurent nos échanges sur les plateformes ; logiques discursives (on parle tout le temps), logiques éditoriales (on répond à tout le monde) et logiques émotionnelles (on ne parle que de ses sentiments propres ou de ses propres centres d'intérêts, à tout le moins nos centres d'intérêt et nos sentiments structurent la totalité de nos échanges quels qu'en soient le sujet).

En regardant cet échange, je repensais à d'autres échanges à la suite de la lecture des bonnes feuilles du dernier ouvrage de Samuel Laurent, "J'ai vu naître le monstre : Twitter va-t-il tuer la démocratie ?", dans lequel il raconte notamment comment son expérience du réseau social s'est transformée de paradis en purgatoire puis en enfer. Réseau et forme de pulsion où il indique : 

"(…) je dois encore me faire violence pour ne pas me contenter de réagir"

Mais aussi : 

"Sur un réseau social, la meute, la foule, n’a jamais conscience qu’elle en est une. Chacun pratique sa propre indignation individuelle, sans prendre en compte le caractère collectif qu’elle finit par revêtir."

Il évoque également "l'effet de cadrage" : 

"Combien de fois ai-je vu monter des campagnes d’indignation collective ayant pour base un message tronqué ou mal compris ? (…) Chaque fois, le même processus est à l’œuvre : il suffit d’un titre, d’un extrait vidéo de quelques secondes, pour provoquer l’indignation, l’émotion. Mais une fois l’indignation éprouvée puis exprimée, difficile de revenir à la raison. C’est ce qu’on appelle l’effet de cadrage : lorsque l’on a posé un cadre de signification, il est très difficile d’en sortir. (…) Sur Twitter, cette tyrannie morale, cette indignation au nom du bien ne s’accompagne pas de massacres physiques, mais d’autres formes de punition, par l’ostracisme et le harcèlement. (…)"

Plus que ce simple biais cognitif qu'est l'effet de cadrage et que Twitter (comme d'autres interactions sur d'autres médias sociaux) ne convoque jamais seul, il me semble qu'il faut ici, de manière complémentaire, aller chercher du côté de ce que le sociologie Erving Goffman appelle les cadres de l'expérience. Comme rappelé ici :

"Quand nous nous engageons dans une activité sociale, une situation professionnelle, une relation amoureuse ou une partie d’échecs, nous mobilisons des cadres pour donner du sens et accorder un degré de réalité à la situation présente. Au fur et à mesure de notre engagement dans l’activité, à travers nos interactions, nous nous assurons que nous partageons le même cadre, la même interprétation, nous nous conformons à des conventions et ajustons nos comportements et nos rôles en fonction du cadre que nous supposons."

Goffman écrit alors :

"A partir du moment où nous comprenons ce qui se passe, nous y conformons nos actions et nous pouvons constater en général que le cours des choses confirme cette conformité. Ce sont des prémisses organisationnelles – que nous confirmons en même temps mentalement et par notre activité – que j’appelle le cadre de l’activité."

Parce qu'ils mobilisent ce "cadre de l'activité" en permanence, de manière à la fois explicite mais aussi souterraine, et à des niveaux systémiques différents dans les prémisses organisationnelles, les médias sociaux fabriquent des interactions qui nous leurrent souvent sur la nature du cadre supposé. 

De manière plus prosaïque, Twitter (comme tant de médias sociaux) est le seul média où des individus antagonistes dans leurs croyances vont se trouver en situation de parole frontale désirée, provoquée ou alors totalement accidentelle et stochastique. Les cadres habituels de nos expériences sociales font que l'on ne parle jamais à des néo-nazis si l’on est militant des droits humains. On les affronte dans des espaces idéologiques (ou parfois physiques).

La question de l'affrontement est toujours celle de la frontière. La question de la frontière est toujours celle des tiers. La question des tiers est toujours celle que l’on pose aux autres plutôt qu’à soi-même. La question du même est celle que les médias sociaux permettent d’adresser paradoxalement, contre l’ordre du discours même. Nous ne cherchons que le même (et le mème), que d’autres soi-même, et la reconnaissance que cela procure, mais nous savons que cette recherche du même et la reconnaissance qui l'accompagne, passera nécessairement par l’affrontement ou la dénonciation (ou la moquerie) de l’autre. La bulle de filtre et les effets de polarisation sont avant tout des concrétions discursives, des agglomérats dynamiques de ce que nous ne supportons pas chez l’autre et qui nous permet de nous rattacher aux nôtres. La cadre de l'attachement qui est ainsi fabriqué par nos interactions renouvelées, est une condition de la reconnaissance sociale qui elle-même vient renforcer le cadre initial. 

Mais il faut aussi imaginer Twitter heureux. Parce qu'il n'est de cadre qui ne puisse être déconstruit ou renégocié. C'est d'ailleurs pour cela que Jesus revient. Mais pas nécessairement parmi les siens. 

4 commentaires pour “Jesus revient. Mais pas parmi les siens.

  1. > De manière plus prosaïque, Twitter (comme tant de médias sociaux) est le seul média où des individus antagonistes dans leurs croyances vont se trouver en situation de parole frontale désirée, provoquée ou alors totalement accidentelle et stochastique. Les cadres habituels de nos expériences sociales font que l’on ne parle jamais à des néo-nazis si l’on est militant des droits humains. On les affronte dans des espaces idéologiques (ou parfois physiques).
    Il me semble que ce billet de blog est intéressant en complément: https://uneheuredepeine.blogspot.com/2014/01/elements-pour-une-sociologie-des-social.html

  2. Très juste de considérer l’idée de frontière, alors que les nouvelles technologies de l’expression court-circuitent les espaces sociaux. Poursuivant, plutôt que de placer l’individu au centre (l’aspect libéral du texte), on peut penser que la confrontation vient d’une cause structurelle : précisément de ce contact direct et sans médiation – contrairement au réel – entre les différents espaces sociaux – non pas le fait de la « foule », ou la recherche du même.
    Dès lors ce phénomène n’appartient pas à twitter, mais à l’ensemble de la société de l’information – les medias ne se privent pas, c’est même une stratégie économique -, qui relaie en permanence des éléments socio-culturels sortis de leurs milieux et donc en confrontation directe.
    C’est donc ce type de technologie (privative, intrusive et concentrant des gains économiques gigantesques, rappelons-le) qui participe pleinement du problème de polarisation.

  3. Se souvenir que les outils dits sociaux ne le sont qu’en référence à des horizons culturels partagés: une langue commune, des connaissances plus ou moins partagées. Imaginez le même échange en anglais et nous serions proches d’un dialogue oulipien. Ce qui ramène aux limites que nous ne souhaitons pas tant que ça reconnaître à ces outils.

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