La question des couleurs est anthropologiquement et culturellement fascinante. Pourquoi les voyons-nous, comment les nommons-nous, pourquoi leur accorde-t-on telle ou telle signification, et comment ces significations évoluent-elles au cours des ans et des siècles. Mais ce n'est pas l'objet de cet article. Pas directement en tout cas.
A l'échelle de ce média qu'est le web, une (très très très) courte histoire des couleurs pourrait être celle-ci.
Bleu. Tout commence et tout s'arrête là. Par le bleu du lien hypertexte en attende d'être cliqué. Les mots bleus. Bleu c'est aussi la couleur choisie pour le logo et le design, de Facebook au regard du daltonisme de Zuckerberg (le bleu est la couleur qu'il voit le mieux). Et le bleu du "like" qui par bien des aspects marque la fin du lien. Quant à savoir pourquoi le bleu des liens :
"La réponse (…) tient aux premiers navigateurs Internet, comme Mosaïc. Dans ces navigateurs, le fond d’écran était gris, et le texte noir. Les couleurs claires n’étant pas très visibles sur un écran, il restait donc le rouge, le bleu et le vert. Or, le rouge et le vert sont détectés par les mêmes cellules de l’oeil. Et la forme la plus répandue de défaut dans la perception visuelle des couleurs consiste précisément à confondre le vert et le rouge (elle affecte 7% des hommes et 0,4% des femmes, mais ça fait au total une personne sur 25). Or, presque tout le monde distingue le bleu. C’était donc le bleu qui s’imposait. Comme il s’est imposé ensuite dans d’autres lieux de l’Internet (Facebook par exemple, Mark Zuckerberg étant daltonien).
Pour autant, cette décision de faire apparaître les liens hypertextes en bleu a-t-elle fait l’objet d’une réunion des pionniers de l’Internet, d’une décision commune ? Tim Berners-Lee, l’un des deux co-inventeurs du web dans le laboratoire du CERN au début des années 90 ne se souvient pas comment cela s’est fait. Pour lui, c’est arrivé comme ça. Par défaut."
Gris. C'est aussi là le commencement du web. Les premières pages web des premiers navigateurs (Netscape) s'affichaient souvent sur fond gris. Avec du texte noir. Et des liens bleus.
Noir. Le texte. L'encre noire fut première dans l'histoire de l'imprimerie, qui avait permis au peuple de lire. Noir le texte du web également. Qui permit au peuple d'écrire.
Primaires. Les 3 couleurs primaires du logo de Google, complétées par le vert (comme le carré de Microsoft avant lui mais dans d'autres nuances). Et qui dans son sillage donna lieu à une infinité de logos de services 2.0 tous aussi … chatoyants et primaires.
Jaune. La couleur des smileys. Ponctuation puis signe diacritique devenu un essentiel.
Orange. Celui de la technologie RSS. Autre essentiel d'un web "canal historique" dans lequel l'affiliation et la souscription n'équivalaient pas à des formes de soumission aux logiques algorithmiques déterministes. On pourrait aussi citer cette couleur, devenue marque d'un opérateur télécom après qu'il a missionné des linguistes pour trouver le mot qui avait le plus de chances d'être compris tel quel dans un maximum de langues, afin de décliner sa "marque" avec le maximum d'impact.
Blanc et noir. Qui sont métaphoriquement des couleurs "valeurs". Bien et mal. Dans le monde de l'informatique et des hackers on a les gentils (White Hat) et les méchants (Black Hat).
Pour le reste, chacun dispose de souvenirs en couleurs. Des couleurs en numérique, décrites par autant de codes hexadécimaux qu'il existe de nuances.
"A #000000, E #FFFFFF, I #FF0000, U #008000, O #0000FF : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes : (…)"
Et puis il y a les contrastes.
Non plus la couleur mais sa nuance. Un nouvel espace apparaît à côté et en-deçà du web et de l'internet et l'on parle de "Dark Web" et de "Dark Net". Qui sont aussi le Web et le Net mais en plus "sombre". Montre-moi ton côté sombre.
Comparativement à celle du web et de l'internet, la question du Dark Web et du Dark Net fut toujours – indépendamment de l'étendue réelle de ces espaces – limitée à des usages marginaux. Et ce pour plein de raisons (techniques, éthiques, culturelles et sociales …).
Aujourd'hui ces "contrastes" viennent désigner d'autres espaces. On parle de "Dark Patterns", de "Dark Posts", de "Dark Social", de "Dark Stores", de "Dark Kitchens". Le Dark est … partout.
Rassemblons d'abord quelques éléments de définition.
Les Dark Patterns sont des interfaces spécialement conçues pour tromper ou manipuler un utilisateur.
Les Dark Posts (technique d'influence utilisée notamment pour le Brexit et la campagne de Trump) désignent "une publication publicitaire faite sous forme de post sponsorisé qui est réalisée en spécifiant que la publication ne doit pas s'afficher sur la page de la marque et auprès des abonnés fans."
Le Dark Social c'est, comme je vous l'expliquais dans cet article :
"un terme utilisé notamment dans le domaine du marketing pour désigner l'ensemble de ces partages "invisibles" de contenus, partages qui s'effectuent dans les messageries instantanées, par mail, par textos ou bien encore … à l'oral. Partages qui ne peuvent donc être ni observés, ni mesurés, ni comptabilisés (ou en tout cas beaucoup plus difficilement)."
Les Dark Stores sont des supermarchés sans clients entièrement conçus pour la vente en ligne et/ou la livraison à domicile. Ils ont "la fonctionnalité d’un entrepôt mais l’organisation d’un véritable magasin, fermé au public." Un peu à la manière des librairies physiques ouvertes par Amazon et dans lesquelles on ne trouve que des ouvrages notés au moins 4 étoiles, c'est à dire une offre éditoriale très "ajustée" pour un écoulement direct et massif, ces Dark Stores, nous rappelle Thibault Prévost dans Arrêt sur images, s'appuient sur "1 500 à 2 000 produits de consommation courante plébiscités par les clients (contre environ 6 000 pour une supérette)" et permettent également de développement de services dits de "quick commerce" dans un périmètre également restreint (souvent environ 2km autour de l'entrepôt).
Enfin les Dark Kitchens désignent le plus souvent "les restaurants virtuels qui livrent les consommateurs à domicile grâce à des plateformes en ligne (aussi appelées « marketplace ») du type Deliveroo, Uber Eats, Just Eat, etc."
D'où vient cette obscurité ?
En 2008, il y a donc une éternité numérique, alors que Facebook était en train d'exploser, les questions d'identité numérique occupaient une large part du débat scientifique et médiatique autour de ces nouveaux écosystèmes en train de naître. Dominique Cardon y signait une publication déterminante : "Le design de la visibilité : un essai de cartographie du web 2.0". Il y proposait une cartographie dans laquelle le "clair-obscur" occupait une place prépondérante. Clair-obscur qu'il définissait comme suit :
"Dans le deuxième modèle de visibilité, celui du clair-obscur, les individus révèlent beaucoup de choses d’eux-mêmes, mais profitent de l’absence de moteur de recherche pour ne faire bénéficier que leur réseau relationnel d’une visibilité choisie. (…) Sur ces plateformes, la visibilité des personnes est relative : claire pour les proches, en pénombre pour les autres."
Quand on se retourne aujourd'hui sur l'histoire du web, tout se passe comme si ces zones d'ombre, ce clair-obscur dominant, auguraient d'un mode de sociabilité et de consommation préparant d'autres modalités "sombres".
La question importante est aujourd'hui celle de la qualification et de la massification de ces zones d'obscurité et de "noirceur". Parce que nous sommes aujourd'hui des milliards à utiliser les outils et fonctionnalités du "Dark Social" au quotidien. Et parce que nous sommes également des millions à utiliser quotidiennement les services de ces Dark Stores (et autres Dark Kitchens).
L'essor des "Dark" services (Stores, Kitchens, Social …) est le pendant du basculement paradigmatique de modalités d'expression et d'interaction dans un espace public (le web) vers des modalités d'interaction et de conversations dans des espaces privés eux-mêmes adossés à des écosystèmes massifs semi-privés (Facebook, Instagram, etc …).
Commander dans l'obscurité, discuter dans l'obscurité, acheter dans l'obscurité, se faire livrer dans l'obscurité, cuisiner dans l'obscurité … "Obscure, la force est noire."
Il est assez vertigineux de mesurer à quel point le rêve pionnier d'un écosystème informationnel et technique entièrement nouveau (internet et le web) conçu pour permettre de s'affranchir des frontières de l'espace et du temps, se transforme aujourd'hui en usages qui sont, en tout cas dans leur dénomination, essentiellement et uniquement des usages d'hyper-proximité dans lesquels les humains sont ramenés et réduits à la dimension fonctionnelle et infrastructurelle d'existence du service. Et de mesurer comment des promesses de l'automatisation s'incarnent dans la logistique algorithmique qui règle et contraint les déplacements et les tâches de ces nouveaux automates.
Sur le plan relationnel, conversationnel mais également marchand, et pour sortir de ces pénombres et obscurités, nous avons besoin de récits différents, comme peut l'être par exemple, celui de la "ville du quart d'heure" porté par Carlos Moreno. Des récits différents de notre urbanité et de nos proximités, discursives, sociales, économiques et marchandes.
Dark Ages ?
La question n'est pas de savoir si nous entrons dans un âge sombre (Dark Age) mais de comprendre pourquoi c'est l'image et la métaphore du sombre qui marque aujourd'hui sémantiquement un grand nombre d'usages désormais massifs et qui tend à s'imposer. Le Dark Web et le Dark Net avaient toujours été, tout au moins dans les médias grand public, présentés sous un angle sulfureux, interdit, transgressif (le plus souvent d'ailleurs de manière aussi inexacte et incomplète que caricaturale). Ces espaces étaient si "Dark", si sombres, que l'on ne pouvait qu'y croiser la lie de l'humanité connectée et l'ensemble des fantasmes pédonazis de Frédéric Lefebvre.
Mais que déduire aujourd'hui de l'acceptation sémantique du "Dark" dans la désignation d'usages massifs ? Sommes-nous tous et toutes devenus des ensauvagés du numérique ? Des Dark Vador de pacotille nous laissant aller à notre côté obscur ? Et que dit l'acceptation d'un fonctionnement dans lequel ce qui est un mode "dégradé" (de vente, de socialisation, d'achat, de consommation, de modèle social et de protection afférente, de conditions de travail) est perçu comme optimisé et efficient (à défaut d'être désirable) ?
Si le Dark s'étend ainsi aujourd'hui, permettez-moi de faire l'hypothèse qu'il soit – au moins en partie – une extension d'une autre métaphore sémantique qui est celle du Cloud. Le Cloud c'était le refus d'envisager la matérialité ; le Cloud c'était la désignation commode d'une vaporisation qui était avant tout celle de nos mécanismes de vigilance. Le Dark c'est l'acceptation cynique et rampante que nos modes de consommation, nos modes de socialisation et nos modes d'information ne peuvent plus être éclairés ni par des idéaux moraux, ni par des idéaux sociaux.
Métaphores en gueule.
Il y eût toujours des désignations métaphoriques d'internet et du web. Il fut tantôt une nouvelle "bibliothèque", tantôt une "jungle" (où l'on pouvait se perdre), tantôt un Far-West (supposément sans loi). Il fut aussi le rêve d'un "village global" dans lequel une nouvelle "intelligence collective" serait possible … Voilà pour les principales métaphores du "web". Quant au "Net", s'imposa très tôt à son sujet la métaphore des "autoroutes de l'information". "Effet diligence" où l'on ne pense le nouveau qu'à l'aune de l'ancien.
La troupe des Deschiens fut d'ailleurs, dans ce sketch, visionnaire à ce sujet.
Bibliothèque, jungle, Far-West, village, autoroute … Ces images et ces métaphores "diligences" convoquent des imaginaires explicites : chacun voit ce qu'est une bibliothèque, une jungle, un village, une autoroute, un Far-West (pour autant qu'il ait été nourri de Westerns). Pour penser un imaginaire, on en convoque d'autres, d'autres imaginés. La bibliothèque arrive avec son fantasme de complétude, la jungle et le Far-West avec leurs pionniers et leurs découvreurs de continents inexplorés, le village et l'autoroute sont des concepts mobilisateurs utilisés pour leur simplicité : cela ira plus vite, et nous serons plus près les uns des autres.
Les autoroutes de l'information du village global sont devenues les pistes cyclables de la précarité où s'entassent les livreurs exploités des autoroutes de la surconsommation rapide. La jungle est celle des droits des salariés qui n'en sont pas et n'aspireraient qu'à l'être avec les droits afférents. Le Far-West n'est plus celui de hors-la-loi ou de pédo-nazis squattant d'obscurs recoins du Web mais l'état de dérégulation mortifère sur lequel prospèrent tout un tas d'entreprises toxiques parmi lesquelles certaines parées du nom d'animaux bizarres, de ces chimères que l'on appelle "licornes". Imaginaire et métaphore, encore.
Alors de ces imaginaires épuisés, vinrent d'autres métaphores qui à leur tour s'imposèrent dans le grand public. Le "Cloud" et le "Dark". Or que voir dans les nuages hors nos singulières paréidolies ? Et de la lumière à l'obscurité totale, existe-t-il une marqueur précis de l'entrée dans le "sombre" ?
Dans le choix de ces "nuages" désormais "sombres", comment ne pas interroger la désignation métaphorique explicite de la dégradation constante d'usages et de services qui ne tentent même plus d'être respectueux des citoyens dans la gestion de leurs données, ni respectueux des collectifs dans le maintien d'une organisation sociale visant à autre chose que des formes d'exploitation et d'asservissement.
Des nuages noirs qui viennent du Nord.
(pardon … j'ai pas pu résister)
Comme souvent lorsque l'on observe des usages massifs, un des points essentiels est de faire la balance entre leurs externalités positives et négatives. Or pour un très grand nombre de services numériques actuels massifs dans les usages (des réseaux sociaux aux Dark Stores) les externalités négatives semblent l'emporter sur les externalités positives. D'autant que se définissent comme externalités négatives des points … que l'on n'imaginait pas au départ pouvoir en être.
J'ai déjà beaucoup écrit sur le sujet mais le langage, la langue elle-même, est devenue pour Facebook une externalité négative. Rappel :
"La langue est pour Facebook une externalité négative. La diversité linguistique est pour Facebook une externalité négative (…) Quand j'écris cela ce que je signifie c'est qu'à la différence de Google, pour qui elle est une matière première qu'il s'agit d'extraire et de raffiner pour la mettre sur un marché attentionnel où il organisera la spéculation (externalité positive donc), la langue est pour Facebook considérée et traitée comme une externalité négative : elle est non pas un atout mais un encombrement ; elle est non pas une fluidité dans l'échange mais une friction qu'il s'agit de résorber et de résoudre.
(…) Mais redisons-le, Facebook ne spécule pas sur la langue, Facebook ne spécule pas sur le marché linguistique, Facebook ne raffine ou n'extrait nul gisement linguistique ; Facebook spécule sur les interactions sociales dont la langue n'est que le support ; Facebook travaille à l'extraction de comportements stéréotypiques qu'il affine et "raffine" pour organiser ensuite la spéculation sur et autour de ces comportements.
Ces comportements, ces interactions reposent bien sûr initialement sur un matériau linguistique mais celui-ci, s'il demeure essentiel, n'est pas, n'est plus, pour Facebook, un essentiel. L'essentiel pour Facebook c'est cette grammaire émotionnelle, pulsionnelle.(…) ; une grammaire dans laquelle "une réaction "en colère" ou "j'adore" vaut 5 points, quand un "j'aime" classique n'en vaut qu'un."
Il s'agit bien pour Facebook, même si cela apparaît contre-intuitif, de limiter l'usage de la langue au profit d'économies relationnelles et d'agencements sémiotiques construits toutes entiers sur des icônes comme le like (et ses 6 compagnons émotions primaires, 7 cavaliers de l'apocalypse interactionnelle) ou sur des dynamiques comme le partage. La première langue de Facebook, son premier idiome, ne repose sur aucun signifiant et n'articule que des signifiés : la joie, la colère, la tristesse, la surprise, la peur, le dégoût."
Voilà pour une large part du Dark Web et ce qui s'y dit, ce qui s'y déploie, ce qui s'y négocie.
Concernant le modèle des Dark Stores, on trouve aussi une forme de causalité dans laquelle c'est l'interaction humaine qui devient une externalité négative. Qui est en tout cas perçue comme telle. Oui l'interaction humaine (avec certains humains en tout cas et dans certains contextes comme la livraison à domicile ou avec les employés de Fast Food) est pour toute une génération devenue une externalité négative.
"Millennials like not seeing people," Puzder said. "I've been inside restaurants where we've installed ordering kiosks … and I've actually seen young people waiting in line to use the kiosk where there's a person standing behind the counter, waiting on nobody."
En n'attendant personne. A part peut-être Godot.
La virtualisation ultime du métavers, si le métavers advient réellement et s'il se massifie significativement, ouvrira peut-être un autre chapitre du sombre, dans lequel après nos mots, après nos interactions humaines, ce seront peut-être simplement nos corps les prochaines externalités négatives.
Alors sans mots, sans corps et sans interactions humaines directes, alors on ira dans le métavers. Faire nos courses. Faire nos mots. Faire nos relations sociales. Et puis un homme un jour il créera un lien. "Et alors tout recommencera."
merci pour cet excellent article.
Je pense que le net qui a été créé pour être un espace de liberté et de partage a été parasité par des entreprises à but commercial. Internet est également, censuré et orienté par plusieurs pays au monde. il est possible de parler de la Chine ou de la Russie. Israël utilise également les technologies numériques pour contrôler son peuple. Il y a également un gros problème de protection des données. À ce sujet, lire l’article : https://www.journaldufreenaute.fr/un-trou-noir-de-donnees-europol-est-somme-deffacer-un-vaste-stock-de-donnees-personnelles/
Merci
En complément, internet en ses couleurs : vert, bleu, rouge, blanc et noir : https://reallifemag.com/vivid-hues/