Les mouvements sociaux (a fortiori s'ils sont ou se prétendent insurrectionnels) sont toujours imprévisibles. Imprévisibles au moins dans leur ampleur et dans le succès qu'ils rencontreront dans l'opinion. On peut, à rebours et en se retournant, gloser à l'infini sur les signes qui auraient potentiellement permis de prévoir le succès et l'ampleur du mouvement des Gilets Jaunes mais la réalité c'est que l'ampleur et le succès des mouvements sociaux demeurent fondamentalement imprévisibles.
Depuis maintenant quelques semaines est en train de se structurer, en France, l'équivalent transposé du mouvement des routiers canadiens autour du "convoi de la liberté", avec un point d'orgue annoncé pour ce week-end autour de Paris.
Ce mouvement peut-il, en France, avoir le même succès et le même impact que celui des Gilets Jaunes ? Voici quelques réflexions en deux temps. D'abord sur les points de convergence entre le mouvement des Gilets Jaunes et celui du convoi de la liberté en France. Puis sur leurs différences.
Points de convergence : pourquoi ça pourrait marcher.
Le premier est à l'évidence celui des revendications. On y trouve (mais en vrac et avec des hiérarchies différentes) la question des libertés individuelles et celle du pouvoir d'achat, notamment corrélé au coût de l'énergie (et de l'essence). Mais à regarder les discours qui circulent dans les espaces sociaux en ligne investis par ce mouvement on a l'impression (je dis bien "l'impression") qu'il s'agit de revendications fonctionnant en paravent pour mettre à l'agenda des revendications plus radicales autour du diptyque antivax / antipass et d'une forme de haine de l'état et de ses représentants, qui est, c'est certain, tout à fait structurante et mobilisatrice. Mais le coeur du mouvement semble être celui des libertés individuelles avec en corrélat la question du pouvoir d'achat. Dans le cadre du mouvement des Gilets Jaunes la dynamique était inverse : c'était d'abord la question du pouvoir d'achat (et du prix de l'essence) qui était mobilisatrice et qui convoquait en corrélat celle de l'impact occasionné sur les libertés individuelles (à commencer par celle de pouvoir aller simplement travailler).
L'autre point commun avec les Gilets Jaunes tient bien sûr à la place que jouent les médias sociaux dans l'agenda et l'intendance du convoi de la liberté. On y retrouve la place prépondérante de Facebook en tête de cortège, point d'ancrage s'articulant autour de quelques pages et groupes, qui à leur tour infusent dans les espaces de l'application Télégram. Un réseau extrêmement dense et maillé de pages et de groupes régionaux, départementaux, nationaux. Et un effet de contamination qui dès que vous avez mis le pied dedans, transforme radicalement votre fil Facebook comme à l'époque le fait de mettre un pied dans un groupe de Gilets Jaunes le colorait entièrement de jaune.
Enfin on retrouve la question des leaders d'opinion, figures qui émergent et garantissent à la fois l'organisation du mouvement autour de leurs pages, de leurs comptes ou des groupes qu'ils créent et administrent mais qui vont aussi "incarner" les valeurs et les revendications du mouvement. Pour l'instant le principal leader est "Rémi Monde", dont l'historique des publications Facebook laisse clairement entrevoir un profil a minima complotiste ou en tout cas attiré par un grand nombre de thèses et de productions complotistes. D'autres figures émergent progressivement et ce thread de PimpOl est le plus complet à ce jour les concernant. Sur Facebook, Rémi Monde publie des vidéos depuis longtemps et il y mêle, tout comme le faisaient les leaders du mouvement des gilets jaunes, des discours et des revendications politiques généraux et des témoignages de sa vie et de ses colères personnelles. "L'engagement" est encore très variable mais l'évolution du format, de la durée et la structuration du discours qu'il y tient atteste qu'il a acquis une expertise qui lui permet aujourd'hui d'être largement relayé et soutenu. Dans l'une de ses vidéos les plus vues pour préparer le convoi de ce week-end il appelle notamment à aller chercher et à réactiver les réseaux Gilets Jaunes, mais aussi à prévoir de quoi tenir 3 ou 4 jours avec de l'essence, de l'eau et de la nourriture, et appelle celles et ceux qui craindraient de perdre leur salaire ou d'être mis en difficulté par leur hiérarchie à simplement … se déclarer cas contacts.
Voilà pour les principales ressemblances qui, je le rappelle, ne sont en rien des équivalences.
Points de divergence : pourquoi ça pourrait ne pas marcher.
D'abord les mouvements sociaux s'exportent mal d'un pays à l'autre. Il existe bien sûr des propagations résiduelles mais le mouvement des Gilets Jaunes n'a jamais pris aux Etats-Unis, au Canada ou dans certains pays d'Amérique du Sud malgré les efforts et tentatives d'activistes et de militants d'y opérer des boutures. Même si les revendications peuvent s'exporter (pouvoir d'achat, niveau de vie, coût de l'énergie, sentiment de dépossession ou d'oppression …) les conditions locales de démocratie, d'organisation des pouvoirs, la place des corps intermédiaires et les conditions de vie et de travail sont tout simplement souvent trop différentes pour permettre un décalque à l'identique.
Ensuite, la transposition du mouvement des routiers canadiens est difficilement exportable car les situations, salaires et organisations des routiers canadiens et français sont tout à fait différentes. Et l'obligation vaccinale n'existe pas (encore) pour les routiers en France à la différence du Canada. Le convoi de la liberté français ne s'adresse d'ailleurs pas principalement aux chauffeurs routiers en espérant dans un deuxième temps entraîner d'autres strates de population, mais il s'adresse à une base beaucoup plus large en espérant obtenir le soutien et l'appui des routiers (il est à ce jour acquis qu'il n'aura en tout cas pas le soutien des principaux syndicats du transport). C'est à la fois sa grande force et sa grande fragilité.
Enfin, beaucoup des revendications ont déjà été inscrites à l'agenda politique, social et médiatique (pass sanitaire, obligation vaccinale, pouvoir d'achat, augmentation des prix de l'énergie …). Or sur les médias sociaux comme en-dehors d'eux, les sentiments de colère et d'injustice ne s'accommodent que très peu du sentiment de réchauffé. Cela ne veut pas dire qu'il est impossible de raviver des braises encore présentes, mais qu'il est difficile de capitaliser objectivement sur des colères passées et déjà exprimées (et réprimées).
Pourquoi c'est plus compliqué que la simple addition de convergences ou de divergences.
Le mouvement des Gilets Jaunes partait d'une colère et d'un épuisement sincère, et s'appuyait sur des gens qui étaient experts de leurs conditions de vie et qui pour beaucoup d'entre eux n'étaient pas politisés et n'avaient jamais participé à des manifestations. Et il n'avait aucune antériorité métabolisée dans le corps social. Il était tout à fait inédit et tout à fait imprévisible.
Le mouvement du convoi de la liberté naît dans des conditions différentes. D'abord il va explicitement et proactivement aller chercher les groupes et réseaux Gilets Jaunes en sommeil. C'est ce que réclame et qu'assume Rémi Monde dans beaucoup de ses publications et de ses vidéos. Et de fait il existe tout un ensemble de percolations possibles sur les questions de pouvoir d'achat, de libertés individuelles, mais aussi de haine de l'état, sans parler des thématiques antipass et antivax. Mais à ce titre le mouvement du convoi de la liberté est en quelque sorte, déjà préconstruit. Or les gilets jaunes restant aujourd'hui les plus actifs (en tout cas en ligne) sont aussi les plus éloignés des revendications initiales du mouvement et pour beaucoup des militants de la mouvance antivax et/ou antipass avec une frange complotiste très présente. Quand je dis très "présente" cela ne veut pas dire qu'elle est statistiquement la plus nombreuse mais que c'est celle qui mobilise et monopolise l'essentiel des espaces discursifs résiduels du mouvement. Dès lors, "aller chercher les gilets jaunes" équivaut à radicaliser d'entrée un mouvement – celui du convoi de la liberté – dont les revendications principales sont par ailleurs déjà très propices à des récupérations radicales et extrémistes.
Et la récupération politique, ou plus exactement l'infiltration politique, est un autre problème pour la caractérisation du mouvement du convoi pour la liberté en France. Là où les Gilets Jaunes revendiquaient (parfois de manière paradoxale) un refus de la représentativité qui était structurant pour leur mouvement, le convoi de la liberté, même s'il "s'affiche" comme apolitique, est dès le départ, porté par des intérêts politisés sur les questions de santé publique et de libertés individuelles. Il est donc simplement "possible" (difficile d'être plus affirmatif aujourd'hui) que ce marquage et cette historicité le range et le maintienne dans la frange et la marge des populations antivax radicales et l'empêche de trouver une résonance et une audience plus large et réellement "populaire".
Mais. Mais nous sommes dans un contexte épidémique toujours très prégnant et à quelques mois d'une élection présidentielle inédite dans sa configuration aux extrêmes, et dans la double polarisation inédite à l'extrême-droite, extrême-droite qui "travaille" les mêmes thématiques antivax et antipass sous l'alibi de la défense des libertés individuelles. Il y a donc des intérêts convergents, dans la classe politique (et aussi médiatique) à ce que ce mouvement … prenne. Ne serait-ce que pour le brandir comme totem.
Et puis. Et puis il existe depuis plusieurs années en France (mais à l'étranger aussi) une sorte d'horizon d'attente insurrectionnel qui se marie très bien avec une haine (j'emploie le mot à dessein) de plus en plus explicite du pouvoir et de l'action politique. Cette haine et cet horizon d'attente insurrectionnel s'expliquent rationnellement ; parce que les corps intermédiaires se sont effondrés (et que l'état libéral à largement orchestré cet effondrement), parce que l'appauvrissement de la population et la paupérisation des classes moyennes et populaires est une réalité non-négociable, parce qu'enfin il existe un discours médiatique et politique que le présente comme raisonnable, possible et souhaitable (avec l'envahissement du Capitole qui fut son acte fondateur), cet horizon d'attente insurrectionnel peut à tout moment basculer et nous entraîner dans le registre de l'actualité.
Personne n'est aujourd'hui capable de dire si le convoi de la liberté prendra racine en France et s'il deviendra l'acte II du mouvement des Gilets Jaunes. Personnellement je ne le crois pas. Mais j'ai commencé cet article en rappelant que les mouvement sociaux étaient fondamentalement imprévisibles.
Ce week-end sera dans tous les cas un indicateur important. Au démarrage du mouvement des Gilets Jaunes c'est parce que quelques ronds-points étaient occupés et parce que cette occupation de quelques-uns avait été partagée et préparée par d'autres dans des espaces en ligne devenus mobilisateurs et prescripteurs à la faveur d'une modification incidentelle de l'algorithme, qu'en quelques semaines ce mouvement était devenu un mouvement de masse.
Il faudra regarder attentivement ce qu'il en est ce week-end de la mobilisation effective du convoi de la liberté. Se rappeler aussi que sa surface et son traitement médiatique jouera un rôle déterminant dans son inflammation ou dans son extinction.
(BFMTV et CNews sont en tête de pont sur la couverture médiatique de ce mouvement
mais CNews jouit d'une grande popularité dans les groupes affiliés au convoi de la liberté)
Et puisque le registre linguistique épidémique est à l'ordre du jour depuis deux ans, alors convenons que ce mouvement du convoi de la liberté est incontestablement un nouveau "variant" d'une pandémie de colère et d'appauvrissement des classes moyennes et populaires. Un variant qui coche beaucoup de cases des invariants des mouvements populaires. Mais dont personne n'a encore décortiqué suffisamment le génome pour connaître sa virulence, sa contagiosité et sa dangerosité.
Bonjour,
S’il est vrai que « le succès des mouvements sociaux demeurent fondamentalement imprévisibles », je ne peux m’empêcher de penser à la grève des camionneurs chiliens en octobre 1972 : https://youtu.be/Jp87m2xFibc?t=3569
Au terme du conflit qui accentua le chaos et « coûta dans divers secteurs quelque 100 millions de dollars, voir plus », Allende désigne un nouveau cabinet comportant trois chefs militaires de haut rang…
Source : Une grève insurrectionnelle à front renversé.
https://www.researchgate.net/publication/313861112_Une_greve_insurrectionnelle_a_front_renverse_La_rebellion_de_la_bourgeoisie_chilienne_contre_le_gouvernement_de_Salvador_Allende_en_octobre_1972