Cet article est la suite de ceux déjà parus le 28 février 2022, "Ukraine. Para Bellum Numericum. Chronique du versant numérique d'une guerre au 21ème siècle", le 3 mars 2022, "Ukraine. Para Bellum Numericum (épisode 2)", le 8 Mars 2022, "La guerre sur TikTok : une tragédie musicale (Para Bellum épisode 3)", le 11 Mars 2022 "Il faut tuer Vladimir Poutine (Para Bellum Numericum épisode 4)", et le 13 Mars 2022 "Les consoles de nos consolations (guerre numérique en Ukraine : épisode 5)." Il continue d'explorer les enjeux et déclinaisons numériques, parfois poignantes, parfois anecdotiques, parfois vitales, du conflit en cours en Ukraine suite à l'invasion Russe.
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La Russie a envahi l'Ukraine et une journaliste russe a envahi le plateau du journal de la 1ère chaîne de télévision officielle russe (Pervi Kanal) pour dénoncer cette invasion.
Elle s'appelle Marina Ovsyannikova, on sait d'elle que son père est russe et sa mère ukrainienne, et qu'elle a 2 enfants. On sait d'elle qu'elle risque, selon la loi d'exception votée récemment en Russie, 15 ans de prison. On sait d'elle que l'on ne sait plus rien d'elle depuis son arrestation. Qu'elle a tout simplement "disparu". Et qu'elle risque hélas bien plus que 15 ans de prison.
La séquence tourne en boucle. On l'y voit arriver en courant sur le plateau avec son panneau où est inscrit "non à la guerre" en anglais suivi d'un texte en russe qui dit "Non à la guerre. Ne croyez pas à la propagande. On vous ment, ici. Les Russes sont contre la guerre." On l'y voit se placer d'abord derrière la présentatrice, cherchant la caméra sur elle, puis se replacer dans un autre axe pour que la caméra filme son panneau en entier. On y voit la présentatrice hausser la voix pour couvrir les mots de Marina Ovsyannikova, puis la coupure du direct au bout de 10 secondes, 10 interminables secondes pour le régime de Poutine, et le lancement d'un reportage sur les hôpitaux.
La scène s'est produite Lundi 14 Mars au soir dans le JT le plus regardé de Russie. La veille, le 13 mars à 17h53, Marina Ovsyannikova mettait à jour sa photo de profil Facebook avec un l'un de ces "décors" proposés par la plateforme.
Une colombe de la paix.
De son profil Facebook public, qui est en train depuis hier soir d'être "envahi" de témoignages de soutien (plus de 41 000 commentaires ce mardi matin à 9h sous sa photo "colombe"), on retient qu'elle apprend l'anglais, qu'elle aime la nage en eau libre et les expositions canines. On l'y voit comme tant d'autres êtres humains poster des photos d'elle, de ses vacances, de ses enfants, et de son chien. Sur son compte Instagram (privé), on a confirmation qu'elle aime plus particulièrement les Golden Retriever (celui que l'on voit souvent sur son Facebook public), la nage en eau libre, toujours, et qu'elle est une mère heureuse, smiley avec 2 coeurs à la place des yeux.
Quelques heures avant son irruption sur le plateau télé, Marina Ovsyannikova avait publié une vidéo sur le canal Telegram OVD-Info (une association qui défend les droits des manifestants), Telegram étant le seul réseau "grand public" encore assez "largement" disponible en Russie. Elle y disait ceci :
"Ce qui se passe en Ukraine est un crime. la Russie est le pays agresseur. Toute la responsabilité de cette agression repose sur la conscience d'un homme, Vladimir Poutine. Mon père est ukrainien, ma mère est russe, ils n'ont jamais été ennemis. (…) Malheureusement ces dernières années j'ai travaillé pour Channel 1, promouvant la propagande du Kremlin et j'en suis très honteuse maintenant. J'ai honte d'avoir laissé des mensonges être diffusés, d'avoir laissé le peuple russe être zombifié. Nous sommes restés calmes quand tout à commencé en 2014, nous n'avons rien dit quand le Kremlin a empoisonné Navalny. Nous avons continué à regarder tranquillement ce régime inhumain. Maintenant le monde entier nous tourne le dos. Dix générations de nos descendants n'arriveront pas à laver la honte de cette guerre fratricide. Nous sommes le peuple russe. Nous sommes intelligents et réfléchis. Prenez les rues. N'ayez pas peur. Ils ne peuvent pas tous nous arrêter." (Traduction via cette source)
Et puis elle est allée à son travail. Et puis elle a fait irruption sur le plateau télé de sa collègue. Et nous avons été témoins de cette nouvelle séquence, de ce nouveau moment, d'une résistance qui nous fascine autant qu'elle nous effraie en nous renvoyant en miroir la question de nos propres lâchetés.
La sociologie des médias dispose d'un certain nombre d'invariants. Dans nombre de pays, démocratiques ou non, et souvent indépendamment des cultures et des pouvoirs, les citadins et ceux des grandes métropoles notamment, et ceux les plus aisés bien sûr, sont particulièrement connectés et disposent à ce titre de sources et d'outils d'information assez larges. Plus l'on s'enfonce dans les campagnes, plus on s'éloigne des villes, plus on descend dans l'échelle des niveaux de vie, et moins les moyens d'information sont nombreux et diversifiés, et plus c'est la télévision qui occupe l'essentiel des usages.
Depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, les collègues chercheurs et chercheuses spécialistes des médias et de la Russie, rappellent cette réalité d'une écrasante domination de la télévision (d'état) qui règne presque sans partage sur l'ensemble du spectre informationnel à disposition de la population. Seule une infime partie de la population russe (éduquée, citadine, plutôt "aisée") parvenait jusqu'ici à jongler au travers de cette propagande grâce, entre autres, aux outils numériques, Instagram en tête, outils et applications qui sont désormais tous et toutes interdites. L'accès aux VPN étrangers, déjà depuis longtemps officiellement interdit mais en réalité pratiqué et là encore relativement courant dans les grandes métropoles, devient à son tour souvent impossible puisqu'il faut payer pour les installer, et que de Mastercard à Apple Pay, l'essentiel des solutions de paiement en ligne américaines sont bloquées en Russie.
Tomber dans le panneau.
Parmi les effrois et les vertiges de cette guerre en Ukraine et lorsqu'on a la chance comme moi de n'avoir comme principal souci que d'en mesurer les enjeux médiatiques et numériques, on se souviendra de l'envahissement du plateau télé de Marina Ovsyannikova. Et de sa pancarte. Le plus vieux media du monde. Un bout de carton, une feuille de papier, un texte, quelques mots. Le premier support. Sa voix derrière bien sûr mais la voix, on n'est jamais sûr qu'elle soit entendue, captée à la télé si l'on n'est loin du micro. Alors reste le texte sur ce bout de carton, sur ce bout de papier. L'image de ce texte brandi. A la télé ce qui compte c'est que l'on voit. Ce que l'on montre. La lutte constante entre le "branding" (la marque), et ce que l'on brandit (ce qui dé/marque).
Dans la presse Russe aujourd'hui, on ne verra pas le panneau de Marina Ovsyannikova. On ne verra, au mieux, que cela.
L'effacement. Comment d'ailleurs cette irruption en plein direct a-t-elle été possible dans la première chaîne de la propagande d'état à l'heure du JT le plus écouté ? D'autres pays pourtant bien plus démocratiques, ne pratiquent le direct qu'en "très léger différé", quelques secondes aux Etats-Unis, le temps de repérer et biper les 7 mots interdits. Pas une seule cérémonie qui soit diffusée en "vrai" direct.
Le fait que la télé russe n'ait pas recours à ce principe de léger différé, particulièrement dans le contexte actuel de son invasion de l'Ukraine, dit à quel point le pouvoir est sûr de ses forces et de la mainmise qu'il pense avoir sur les journalistes. Avant que Marina Ovsyannikova ne démontre qu'aucun contrôle n'est exempt de faille et qu'aucun pouvoir ne pourra jamais avoir le contrôle total des corps, au moins dans leur capacité de surgissement.
Il semble par contre difficile d'imaginer que le pouvoir en reste là et se contente de prendre acte. La vie de Marina Ovsyannikova est bien sûr en jeu. Il est semble certain que son acte de bravoure et de courage absolu restera, dans le cadre de la télévision d'état, le premier et le dernier. Car il semble certain que la diffusion passera désormais systématiquement en léger différé.
Faire irruption.
Faire irruption dans un cadre, dans une média, c'est faire rupture. C'est briser une linéarité. C'est une interruption. Interrompre c'est montrer, au-delà du message, la nécessité d'un désordre.
La télévision, fut-elle "d'état", demeure ce média de l'interruption toujours possible dès lors qu'elle pratique l'exercice – de plus en plus rare – du direct. Dans le champ de l'analyse des médias, y compris numériques, ont doit d'ailleurs toujours, on devrait en tout cas, se poser sans cesse cette question des moyens de l'interruption.
Ce qui fait la nature d'un média, parmi tant d'autres paramètres, d'un mass-media particulièrement, c'est sa capacité à être ou à n'être pas interrompu. Et il n'est que deux types d'interruptions possibles. Soit des interruptions techniques, qui jouent sur le canal de diffusion, et qui peuvent soit simplement le "couper", soit là aussi l'envahir comme le groupe Anonymous l'a fait aux premiers jours du conflit en "hackant" une télé russe pour y diffuser des "vraies" images de guerre et des berceuses ukrainiennes. Soit l'interruption des corps, des corps de citoyennes et de citoyens, de journalistes, de militants, d'activistes, qu'importe, mais des corps qui interfèrent, qui interviennent, qui interrompent, qui font irruption.
L'effet produit par ces ruptures est toujours considérable. Parce que ce que l'esprit retient, c'est précisément le fait de cette interruption dans une linéarité de récit, d'information ou de propagande auquel il finit par n'offrir qu'une attention seconde, celle d'une ritournelle, d'une berceuse justement.
La perturbation du cadre, du dispositif, par l'irruption d'un corps, demeure l'un des recours médiatiques les plus universels, les plus puissants, mais aussi les plus dangereux en dehors des démocraties.
La guerre des pancartes.
Le panneau. La pancarte.
Celle donc de Marina Ovsyannikova en plein direct.
Mais aussi dès les premiers jours du conflit, les pancartes de Yelena Osipova en Russie.
Photo Reuters.
Et puis il y a cette vieille blague entendue de loin en loin.
C'est l'histoire d'un homme qui distribue des tracts sur la place rouge. Un garde l'interpelle et lui demande, étonné, pourquoi il n'y a rien d'écrit dessus ? L'homme répond : "Qu'est-il besoin d'écrire ? C'est tellement évident".
La blague et la réalité. Réalité qui, c'est le propre des temps troublés, dépasse toujours la fiction. Dans la vidéo suivante (ici repostée par Roman Tregubov dont la bio twitter indique qu'il est l'ex-coordinateur de l'équipe de Navalny à Nizhny Novgorod), on voit une femme se faire arrêter à Nijni-Novgorod, une des principales villes de Russie, parce qu'elle tient une pancarte … vierge de toute inscription.
Il arrive que l'issue des guerres se joue sur une simple escarmouche, capable de renverser une dynamique. Il arrive que l'issue des guerres dépende d'autant d'actes de sabotages qui sont l'irruption des corps dans l'interruption d'un récit ou d'une infrastructure de transport, de communication. Il y a tant de récits de tant de guerres. Mais au final, il n'y a que le courage, que l'opposition et que la résistance des corps. Les récits, les mots, les images, les médias ne viennent qu'après. Toujours après. Parfois si près mais toujours après. Depuis des années en Russie, des corps devenus littéralement pancartes nous avertissent du danger, des Pussy Riot aux mouvements Femen.
2010. Sacha Chevtchenko coiffée d'une couronne florale ukrainienne,
seins nus avec le logo FEMEN peint sur la poitrine. (Source : Wikipedia)
Les corps pancartes de femmes situées et dont le moyen d'action est de faire irruption. Hier soir à la télévision Russe, Marina Ovsyannikova a fait corps. A bout de bras elle a brandi un panneau, une pancarte. Dans l'instant elle a attrapé au bout de ces mêmes bras des millions de ses concitoyens.
Quoi qu'il arrive et surtout, car l'inquiétude est grande, quoi qu'il lui arrive, dans l'instant où son corps a fait irruption sur ce plateau télé, Marina Ovsyannikova ne tenait pas qu'une pancarte dans ses mains, elle tenait Poutine par les couilles.
Apostille.
Il y a une citation de Bruno Latour qui m'accompagne depuis longtemps et que je vous ressers souvent. Cette phrase c'est celle-ci :
"Il n’y a rien que l’homme soit capable de vraiment dominer : tout est tout de suite trop grand ou trop petit pour lui, trop mélangé ou composé de couches successives qui dissimulent au regard ce qu’il voudrait observer. Si ! Pourtant, une chose et une seule se domine du regard : c’est une feuille de papier étalée sur une table ou punaisée sur un mur. L’histoire des sciences et des techniques est pour une large part celle des ruses permettant d’amener le monde sur cette surface de papier. Alors, oui, l’esprit le domine et le voit. Rien ne peut se cacher, s’obscurcir, se dissimuler." Bruno Latour, Culture technique, 14, 1985 (cité par Christian Jacob dans L’Empire des cartes, Albin Michel, 1992).
Il n'y a pas que "l'histoire des sciences et des techniques" qui soit celle des ruses permettant "d'amener le monde sur une surface de papier". L'histoire des guerres et des révolutions procède de la même manière. C'est ce morceau d'histoire que la ruse et le courage de Marina Ovsyannikova ont amené hier soir devant les yeux du monde. D'un monde. Alors oui, "Rien ne peut se cacher, s’obscurcir, se dissimuler."
[Edit de 15h47] Elle va bien. Elle est au tribunal avec son avocat, Anton Gashinsky, qui poste cette photo sur Telegram.
[Edit de 21h47] Elle est pour l'instant sortie libre, après, selon ses propres termes, "14h d'interrogatoire sans avocat". Elle risque toujours 15 ans de prison.