Meta Verified : c’était gratuit et cela ne le sera plus jamais.

Et si la prochaine grande révolution ou à tout le moins la prochaine grande évolution du web ce n’était ni l’IA, ni le web 3, ni les voitures autonomes ni les frigos qui parlent ? Et si c’était tout simplement … la fin de la gratuité ?

Au frontispice de ce qui reste à ce jour le plus grand réseau – devenu média – social de la planète il était écrit : « It’s free and always will be. » En français : « C’est gratuit et ça le restera toujours. »

 

Une devise remplacée depuis quelques temps par la plus triviale « C’est rapide et facile. »

 

« Meta Verified »

Et donc en ce dimanche 19 Février 2023, l’annonce faite par Mark Zuckerberg et déclinée dans ce communiqué de presse de Méta :

 

Facebook devient payant.

Instagram également. Payant « si l’on veut », payant « pas pour tout le monde », payant « pour l’instant seulement dans quelques pays pendant la phase de déploiement » mais quand même pour la première fois historiquement et assez certainement définitivement … payant.

Pour 11,99 dollars par mois (version web) ou 14,99 dollars (version iOS comprenant la taxe prélevée par les magasins d’application) on pourra donc acheter un compte « vérifié » et avoir son petit badge bleu pour :

  • être mieux protégé contre les usurpations d’identité (ce qui impliquera de donner sa carte d’identité, de s’afficher sous son vrai nom, et de ne pouvoir plus rien changer à son état civil ainsi affiché)
  • bénéficier de davantage de visibilité algorithmique à la fois dans ses propres publications mais aussi dans les résultats de recherche (bon courage pour le vérifier …)
  • « avoir un accès direct au service client (sic) » avec la possibilité de contacter un opérateur humain.

Cette somme mensuelle vous permettra également de bénéficier :

  • des stickers exclusifs pour les Stories et les Reels (sic)
  • de 100 « étoiles » par mois, une monnaie virtuelle pour récompenser ses créateurs préférés sur Instagram ou Facebook.

La certification est (pour l’instant) réservée aux individus (les entreprise n’y ont pas accès) et celles et ceux qui en bénéficiaient déjà (d’une certification via un badge bleu) pourront la garder sans bourse délier. Cette certification payante marchera sur Facebook et Instagram mais sera indépendante (c’est à dire que si vous voulez certifier vos deux comptes, bah il faudra payer deux fois).

Notez qu’à aucun moment il n’est précisé que pour cette somme relativement conséquente on pourra s’éviter le tracking publicitaire et les annonces le plus souvent moisies qui en découlent.

Anciennement, la certification de compte sur Facebook tenait à 4 critères dont principalement celui de la « notabilité » décrit comme le fait de représenter « une personne, une marque ou une entité connue, fréquemment recherchée. »

Cette page n’est plus disponible dans Facebook, elle reste archivée dans la Wayback Machine.

L’attribution du badge bleu était assez aléatoire à ses débuts, demeura discrétionnaire jusqu’au bout, et finit pas devenir une simple prime indiciaire à la notoriété acquise, notoriété qui donnait et donne essentiellement droit à un régime de modération sur-mesure et bien loin des standards applicables aux comptes non-notables (comme l’avaient prouvé les documents révélés par Frances Haugen).

Si ce n’est plus gratuit, tu restes quand même un produit.

Lentement mais sûrement, et sur une échelle de temps que l’on peut circonscrire aux 7 ou 8 dernières années, le web de la gratuité totale s’efface progressivement et se dilue dans l’économie des plateformes, plateformes parmi lesquelles même les historiquement gratuites finissent par mettre en place des modèles d’abonnement. En 2015 Google (devenu depuis Alphabet) lance Youtube Red (aujourd’hui YouTube Premium) ; en 2016 Netflix devient accessible partout sur la planète (sauf en Chine). Partout à l’échelle des industries culturelles (musique, livres, films, séries) les offres de streaming et d’abonnement se multiplient : Spotify, Deezer, Disney+, Amazon Prime, etc.  Mais la tarification par abonnement voit aussi d’autres modèles émerger : nombre de plateformes, de Patreon à Twitch permettent à chacun.e de rémunérer directement des créateurs et des créatrices.

Les usages qui se dessinent dans et autour de ces plateformes, qu’ils soient confidentiels ou mainstream, centraux ou périphériques, détournés ou non, esquissent une expérience attentionnelle qui finit par légitimer des modes de rétribution différents des routines habituelles de ces simples signaux indiciaires (likes, RT, partages) apparaissant aujourd’hui comme une monnaie de singe. Certes, économiquement, ces rétributions demeurent souvent de l’ordre du symboliques tant elles sont faibles, mais elles n’en constituent pas moins un changement normatif important et constant dans les usages.

Le rachat de Twitter par Elon Musk, avec le fracas qui est tant lié à la plateforme elle-même qu’au comportement de son repreneur, va faire basculer l’économie réputationnelle et attentionnelle dans la monétisation assumée (mais bordélique) comme un stigmate de cette mutation qui porte un modèle historique du web des plateformes au bout de ce qu’il pouvait être. Et dans la foulée, avec un processus de mimesis là encore caractéristique de l’économie des plateformes, c’est donc un bastion historique de l’arc narratif du « si c’est gratuit c’est toi le produit » qui fait que ce personne n’imaginait possible jusqu’à lors : basculer dans un modèle en partie payant.

Personne ?

A dire vrai un certain nombre d’analystes s’interrogent depuis quelques années sur la capacité de maintenir cette économie de l’attention (gratuité du service en échange de collecte, traitement et segmentation marketing des données personnelles à des fins publicitaires – en gros) dans un monde où les ressources matérielles permettant de la faire tourner sont de plus en plus coûteuses et gourmandes en énergie et où les usages ne tendent pas vraiment vers des formes de sobriété.

Depuis quelques années on s’interroge également sur l’optimum atteint par les ressources publicitaires ainsi que sur celui du nombre d’utilisateurs permettant de les accroître encore, deux courbes qui semblent stagner ou décroître depuis un certain temps et où l’on a de plus en plus de mal à voir qui (et où) sera le « next billion » d’utilisateurs et quel sera le « next big thing ».

C’est pour tout cet ensemble de raisons et quelques autres que je vous proposais et annonçais il y a … 10 ans … l’arrivée d’un modèle dans lequel il nous faudrait payer pour des questions de privauté.

J’écrivais alors ceci (et je souligne aujourd’hui) :

Nombre d’analystes commencent à comprendre que, stratégiquement et commercialement, cette inclusion biométrique forcée (même habillée des atours technophiles colorés de la firme à la pomme), conjuguée à la fin de l’anonymat possible, va permettre d’enclencher la phase 2 de la rentabilisation de l’économie de l’attention : nous amener à accepter (et à souhaiter) qu’il faille désormais payer pour un droit à la privauté, qu’il fasse mettre la main (enfin du coup l’index ou le pouce suffira …) au portefeuille pour s’extraire, s’abstraire du panoptique marchand, littéralement s’en « dés-indexer » et retrouver un possible droit à la décontextualisation. Les grandes firmes ont depuis longtemps compris qu’il leur serait très compliqué de convaincre les usagers de payer pour des services ou des ressources jusqu’ici perçues comme légitimement gratuites. Compris également que la machine à cash de la publicité contextuelle n’était pas loin d’atteindre son optimum et devait être complétée par d’autres revenus à la courbe de croissance possiblement exponentielle. Comme la vente de l’accès s’épuise, on va donc vendre du retrait.

Du pay-per-view au pay-per-out.

(…) On paie déjà pour « exclure » la publicité des offres de streaming musical. On paiera pour pouvoir s’extraire du vertige du panoptique, ou pour, plus vraisemblablement, que ceux-là mêmes qui nous emprisonnent, les attentionnés gardiens de notre attention, nous fassent miroiter l’espoir d’être les uniques possesseurs de la clé de notre cellule. Dès lors nous sentirons nous moins enfermés, moins cernés, moins coupables de le rester en sachant que nous le sommes. Pas dit pour autant que nous ayons l’occasion ou même l’envie de sortir de nos cellules.</HDR>

 

Un an plus tard, en 2014, c’est Ethan Zuckerman qui publiait une tribune dans The Atlantic, intitulée  « Le pêché originel d’internet » où il expliquait :

« Après 20 ans à essayer de financer le web par la publicité, on voit bien que ce modèle est mauvais, cassé et corrosif. Le temps est venu de commencer à payer pour protéger notre vie privée, pour soutenir les services que nous aimons et abandonner ceux qui sont gratuits mais considèrent leurs utilisateurs comme des produits« .

 

Alors certes Meta et Twitter, avec leurs processus payants de certification, ne proposent pas littéralement de payer pour disposer d’un droit à la vie privée.

Mais il s’agit bien, comme je l’écrivais il y a 10 ans, de recréer artificiellement des catégories d’utilisateurs et d’utilisatrices qui pourront « s’extraire du vertige du panoptique » en le surplombant, c’est à dire en occupant à leur tour des positions supposément éminentes (dans la portée de leur publications et dans les résultats de recherche).

Il s’agit bien, comme je l’écrivais il y a 10 ans, de « vendre du retrait« , de permettre de se retirer d’une fange indistincte où chacun de ceux qui prétendent à cette certification, pour de bonnes ou de mauvaise raisons, ne trouvent plus aucun sens à la distribution et à l’organisation des régimes de visibilité, de notoriété et d’interactions dont il font métier ou dont dépendent leurs métiers.

Il s’agit bien, comme je l’écrivais il y a 10 ans, de payer pour un droit à la privauté, notion bien plus large que celle de « vie privée » (la définition de la « privacy » telle qu’énoncée à la fin du 19ème siècle impliquait, comme le rappelait Antonio Casilli en 2014, à la fois un « principe de non-nuisance » et un « droit d’être laissé tranquille », via notamment « l’accès direct au service client« .

Ploutocratie ?

Il existe naturellement un contexte économique qui fait que Facebook / Méta, au même titre que d’autres géants, a du licencier pour la première fois de manière massive et que ses revenus ne sont plus au beau fixe comparativement aux années de sa croissance qui apparaissait alors comme potentiellement infinie et dans un marché publicitaire qui marque lui aussi le pas. Ce lancement de fonctionnalités payantes est bien sûr un élément de réponse à cette crise et un message passé à l’actionnariat stratégique du groupe.

Mais quels sont les autres enjeux de cette bascule dans un modèle payant ? Probablement en première intention de créer une base suffisamment large d’utilisateurs payants étant entendu que le paradoxe de cette fonctionnalité payante est qu’elle perdrait tout son sens si l’ensemble des utilisateurs de la plateforme pouvaient en bénéficier : on n’imagine pas un accès direct au SAV pour 2,5 milliards d’individus ; on n’imagine pas non plus qu’une partie significative de ces 2,5 milliards d’utilisateurs puissent se voir toutes et tous mis en avant dans les résultats de recherche ou que chacun de leurs posts soit également mis en avant.

Pour plein de raisons, il est totalement inenvisageable de basculer la totalité de la base d’utilisateurs en utilisateurs payants au tarif actuel de 12 euros par mois. Mais ce premier pied dans la porte d’une monétisation totale du service reposant sur ses utilisateurs et ses utilisatrices laisse tout à fait imaginer le déploiement d’abonnements différenciés donnant droit à différentes fonctionnalités, comme le font aujourd’hui la plupart des plateformes de streaming par exemple.

Moralité ?

Pour une petite partie de créateurs et de créatrices, qui ne sont ni totalement anonymes, ni déjà des « power-users », super-utilisateurs, influenceurs ou influenceuses de notoriété nationale ou internationale (qui bénéficient déjà d’un badge bleu), pour celles et ceux-là qui ont un besoin littéralement vital de pouvoir bénéficier d’un exposition et d’une visibilité – fût-elle payante – davantage contrôlée au sein de ces plateformes, et qui ont également besoin d’un sorte « d’assurance » de pouvoir disposer de la jouissance et du rétablissement de leur compte en cas d’avanies diverses, ce virage amorcé par Méta semble salutaire ou en tout cas aller dans le bon sens. La première épreuve de vérité sera de voir combien ils et elles sont et combien se décideront à franchir ce coûteux pas. C’est en tout cas explicitement à cette base indistincte de « créateurs / créatrices » que Méta s’adresse jusque dans le titre de son communiqué de presse : « Testing Meta Verified to Help Creators Establish Their Presence. »

Pour l’ensemble de la base d’utilisateurs de Méta (Facebook et Instagram), on voit mal pour l’instant qui serait disposé à payer une telle somme pour aussi peu de contreparties offertes et avec aussi peu de garanties (notamment sur la partie concernant une supposée meilleure visibilité algorithmique). Il faudra donc attendre de voir comment, à quel prix et moyennant quelles contreparties, Méta envisage de les faire basculer à leur tour dans un modèle payant.

Pour l’écosystème des plateformes de médias sociaux, c’est en revanche, par le poids, par l’histoire et par la situation particulière de Méta, la confirmation d’un changement de paradigme. Il est peu probable qu’un renversement complet ait lieu à l’échelle d’une seule génération (rappelons que Facebook n’a pas encore fêté son 20ème anniversaire) mais il semble assez certain que la plupart des expériences de l’accès pour les prochaines générations ou dans les 10 ou 15 prochaines années se fondent et s’installent dans des modèles majoritairement payants.

Et pour le reste, je vous renvoie à l’analyse que je proposais de la certification payante sur Twitter, et de ce qu’elle raconte du fait que nous sommes toujours un périmètre monétaire avant d’être un périmètre énonciatif pour ces plateformes.

« Si c’est gratuit, c’est toi le produit. » Et quand ça devient payant … reste méfiant 😉

One more thing …

A terme, ces certifications payantes vont amener à redéfinir largement notre périmètre situationnel numérique. Il faut ici penser à ce qui est en train de se passer sur Netflix où la bascule vers un nouveau mode de tarification supposé limiter les partages d’identifiants, conduit la plateforme à redéfinir ce que doit être le périmètre du partage familial, et donc ce qu’est concrètement un périmètre familial. Ces implications du partage d’accès conduisent ainsi à remettre en cause la situation d’enfants de couple séparés vivant en garde alternée (et donc dans deux « foyers » différents géographiquement et sur le plan de la connexion) en les privant potentiellement de ce partage d’accès « familial ». Je ne peux ici que vous conseiller de lire la remarquable analyse que Cory Doctorow y consacre : « Netflix wants to chop down your family tree. »

« Si » ou plus exactement « lorsque » la plupart des grandes plateformes sociales proposeront des accès payants différenciés, chaque individu sera ainsi « borné » monétairement et assigné à un certain nombre d’usages, de dispositifs, d’écrans, d’adresses IP, de fonctionnalités … dont on sait déjà, à l’image de ce qu’il se passe sur Netflix et ailleurs, qu’il ne sera pas dans l’intérêt des plateformes d’en faciliter le partage. Tout cela va dans le sens opposé d’une interopérabilité et renvoie les plateformes technologiques massives à des usages singuliers toujours plus contraints et segmentés. Tout le pari consiste à faire passer ces contraintes supplémentaires payantes pour des fonctionnalités légitimes, nécessaires et enrichissant nos panoplies d’usages alors même qu’elles les restreignent davantage. Un pari loin d’être gagné tant chaque mue fonctionnelle ou conjoncturelle s’apparente à une nouvelle peau de chagrin. Cory Doctorow parle à ce sujet de d' »enshittification cycle », d’un « cycle d’emmerdification » de la technologie s’il fallait tenter de traduire son néologisme. Je ne saurai dire mieux.

 

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