En défense d’Hugo Clément et sur une zone grise de l’influence et des influenceurs.

Hugo Clément, journaliste spécialiste (et militant) du climat, est donc allé causer au « grand débat » organisé par le torchon d’extrême-droite multi-condamné Valeurs Actuelles. Cette « nouvelle » et toute la polémique qui l’a suivie me semble intéressante sur un point que je veux rapidement évoquer ici.

Ce point ne concerne pas le fait que l’on « pourrait » ou « devrait » aller – ou ne pas aller – parler et discuter avec des électeurs d’extrême-droite (bien sûr qu’il le faut) ou avec des élus d’extrême-droite (bien sûr qu’il ne le faut pas sauf si on y est contraint dans un cadre électif par exemple). Et quand il s’agit d’aller parler (principalement) à des électeurs du Rassemblement National et de Renaissance dans un débat avec le patron du Rassemblement National  organisé par ce torchon de Valeurs Actuelles … ma position personnelle (dont on se cogne totalement mais que je consigne ici pour éclairer la suite de mon propos) est … qu’il ne faut surtout pas y aller. Surtout pas.

Une certaine vision de l’enfer avec en sus la qualité graphique et esthétique de la pochette d’un CD audio des meilleurs hits des années 80 repris par un orchestre de bal. Ou pour le dire plus simplement « bah y’a même Manuel Valls ».

Qu’allait-il faire dans cette galère ?

Hugo Clément est donc journaliste, militant, et influenceur. Il est influenceur parce que ce qui fonde et construit sa légitimité (tout comme son illégitimité pour ses détracteurs) c’est sa capacité de faire apparaître dans le débat public et auprès de communautés a priori hétérogènes des thématiques éditorialisées sur le sujet du climat et la préservation de notre écosystème (là où Nabila, Julien, Jessica et les autres par exemple sont plutôt sur des thématiques … bah différentes).

Qu’un journaliste aille débattre dans un débat organisé par un autre journal (si torcheculatoire que puisse être ce dernier) ne devrait pas poser question. Qu’un militant écologiste aille débattre autour de l’écologie dans un événement dont elle est l’une des thématiques, ne devrait pas non plus poser question. Je formule donc l’hypothèse que ce qui pose autant question dans la présence d’Hugo Clément à ce débat avec Bardella organisé par Valeurs Actuelles n’est ni son métier de journaliste, ni son rôle de militant, mais sa fonction d’influenceur.

La zone grise de l’influence.

Le statut et le rôle des influenceurs a muté ces dernières années en nature et en fonction. Il a changé en nature puisque des personnalités (publiques, médiatiques, politiques) ont acquis une fonction d’influence en adoptant ou en héritant des codes ou des dispositifs des plateformes dans lesquelles se situaient initialement presqu’uniquement les Youtubeurs et Youtubeuses, puis Instragrammeurs et Instagrammeuses, etc. Et il a changé en fonction également puisqu’en miroir, on a également vu des influenceurs / influenceuses « traditionnelles » (c’est à dire soit archétypiques d’une forme originale de télé-réalité, soit historiquement rattaché.e.s à l’éclosion des réseaux sociaux) se mettre à faire de la politique, et à en faire soit au premier degré (il existe de plus en plus d’influenceurs et d’influenceuses – notamment, hélas, d’extrême droite – dont le discours est exclusivement centré sur la politique), soit au second degré (comme Magali Berdah se changeant en intervieweuse politique, mais avec là encore, une assez forte appétence pour les candidat.e.s et les thèses … d’extrême-droite).

Or il est extrêmement complexe de fournir une définition totalement désambigüisée de l’influence et des influenceurs et influenceuses aujourd’hui.

Prenons par exemple la définition proposée dans le cadre de la proposition de loi visant à encadrer cette pratique et qui indique qu’il s’agit de personnes :

« qui mobilisent leur notoriété auprès de leur audience pour communiquer en ligne des contenus faisant la promotion directement ou indirectement de biens, de services ou d’une cause quelconque, en contrepartie d’un bénéfice économique ou d’un avantage en nature ».

Cette définition est certes opérationnelle au sens juridique, mais elle demeure trop floue pour appréhender les dynamiques fines de formes d’influence mobilisées dans des cadres symboliques non réductibles à leurs seules contreparties économiques ou à des avantages en nature.

Les travaux de Joseph Godefroy (qui vient de soutenir une thèse sur le sujet), montrent parfaitement que la figure de l’influenceur « n’est pas une catégorie savante stabilisée » :

« Les professionnels du marketing d’influence rencontrés s’accordent, pour leur part, à définir l’influenceur comme « le relais privilégié avec le consommateur » qui permet « d’humaniser » le message publicitaire commandé par l’entreprise. Considéré comme une personnalité capable de mobiliser une audience et d’avoir un effet sur celle-ci, l’influenceur est présenté comme « un consommateur plus écouté que les autres. » Il est capable de médiatiser le discours d’une entreprise en l’intégrant à « ses prises de paroles déjà établies » de sorte que « le message soit reçu positivement. » En s’associant à une marque, les influenceurs façonnent la perception du produit auprès de leur « communauté » dans l’espoir de voir certains de ses membres passer à l’achat. » in GODEFROY Joseph, « Des influenceurs sous influence ? La mobilisation économique des usagers d’Instagram », Travail et emploi, 2021/1-2 (N° 164-165), p. 59-83. URL : https://www.cairn.info/revue-travail-et-emploi-2021-1-page-59.htm

 

Mais là encore c’est par le prisme du marketing et des sciences de gestion que l’on appréhende une notion qui leur est fondamentalement irréductible.

En élargissant le champ de compréhension de l’influence on tombe bien sûr sur les travaux pionniers de Paul Lazarsfeld et Elihu Katz dans leur livre « Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass Communication » (Influence personnelle. Le rôle joué par les gens dans le flux des communications de masse) qui rendait explicite la figure et le rôle des « leaders d’opinion ». Un ouvrage paru en … 1955 et qui contient, en puissance comme en substance, l’essentiel des mécanismes que l’on prête et affecte aujourd’hui à la puissance (relative) des discours des influenceurs et influenceuses (une bonne analyse de cet ouvrage essentiel est proposée ici si vous n’avez pas le temps de le lire)

Ni purement économique, ni simplement marketing, ni fondamentalement toute-puissante dans le jeu de la communication de masse et des flux informationnels, ni réductible à d’autres essentialisations jouant de l’instrumentalisation de biais psychologiques classiques, je propose de l’influence la définition suivante que je vous laisse juge d’apprécier ou de discuter.

Fondamentalement, l’influence (au sens moderne de sa déclinaison sur les médias sociaux) est la capacité d’organiser la spéculation sur sa propre image. C’est un capitalisme narcissique qui joue des effets de réseau comme autant de ponts entre des audiences agglomérées dans des agencements économiques et des dispositifs médiatiques qui fonctionnent comme autant d’alliances objectives.

Il y a donc, dans ces effets de réseau, une zone grise de l’influence qui est celle où se situe Magali Berdah quand elle interviewe indistinctement Zemmour ou Mélenchon, et qui est aussi celle où se trouve Hugo Clément quand il répond à l’invitation de Valeurs Actuelles pour débattre autour de l’écologie avec le patron du Rassemblement National.

Cette zone grise que beaucoup d’autres influenceurs et influenceuses pratiquent sans discontinuité est aussi ce qui fonde leur existence. Comme le rappelle le meilleur collègue Marc Jahjah qui est sans contestation possible celui qui propose les analyses les plus fines et situées autour de ces questions d’influence et de télé-réalité :

Laurent, Jazz, Maëva, Loana, Paga, Nabilla…ils n’existent que dans une certaine mesure : ce sont des rôles que nous avons remplis de discours, d’imaginaires, d’enquêtes, de critiques, qu’ils ont fait fructifier et qu’ils gèrent ; ce sont les impresarios de leurs personnages. Nous avons du mal à le comprendre parce qu’ils jouent en permanence sur la déstabilisation des régimes d’expérience : leurs personnages se baladent certes dans des enclos réputés fictionnels (télé), mais aussi sur les réseaux, réputés « vrais », où leur vie spéculée est exposée.

 

Lorsqu’Hugo Clément se présente dans l’espace médiatique de Valeurs Actuelles en débattant dans l’espace discursif de l’extrême-droite, c’est cette « déstabilisation de nos régimes d’expérience » qui nous rend l’analyse de cette présence si difficile et ambivalente. Il s’y présente avant tout en influenceur, il y est « adressé » en tant que tel (c’est l’influenceur qui est invité) ; celles et ceux qui condamnent ou s’indignent de cette présence en font le reproche au journaliste et au militant, deux figures bien sûr consubstantielles du personnage public qu’est Hugo Clément, mais qui se trouvaient ici, par le jeu du dispositif médiatique et dialogique, ramenées dans un arrière plan servant paradoxalement à assurer aussi sa propre légitimité et sa propre sécurité dans cet espace où, s’il était d’abord apparu comme journaliste ou militant, il aurait été copieusement sifflé et probablement a priori délégitimé.

Apostille.

J’ai 51 ans et je suis d’une génération dont le rapport à l’extrême-droite s’est structuré autour de deux événements fondateurs. Celui d’une pétition portée par Charlie-Hebdo qui visait, quand il en était encore temps, à simplement interdire le Front National et autour de laquelle, alors même qu’il n’y avait aucune ambiguïté sur les thèses racistes, homophobes et négationnistes défendues par ce parti d’inspiration néo-nazi on avait déjà vu quelques belles âmes venir nous expliquer que l’interdiction produirait des résultats bien pire que de le laisser tranquillement croître et prospérer. C’était en 1995 et j’avais alors 23 ans. La couverture était de Cabu.

L’autre événement fondateur fut celui du funeste 2ème tour d’une élection présidentielle où il nous fallut choisir entre Chirac et Jean-Marie Le Pen, le 21 Avril 2002.

Dans l’émission « C Ce Soir » du Mardi 17 Avril consacrée au sujet de la présence discutée et polémique d’Hugo Clément à ce débat, la journaliste Paloma Moritz concluait l’un de ses arguments en indiquant que « le jour où le Rassemblement National deviendrait écologiste, ce ne serait plus le Rassemblement National. » Puisque (et là c’est moi qui précise) sauf à considérer que l’amour des animaux (Marine et ses chats …) suffit à faire écologie, la nature politique même de l’ensemble des thèses défendues par le Rassemblement National est en contradiction frontale avec toute considération écologique.

Mais l’assertion de Paloma Moritz fait mouche puisqu’elle vient à son tour « déstabiliser nos régimes d’expérience. » Dans nos régimes d’expérience (en tout cas dans les miens ;-), il n’est en effet ni envisageable que le Rassemblement National cesse d’être ce qu’il est (c’est à dire un parti d’extrême-droite alimenté pas des fantasmes complotistes de grand remplacement et allié objectif de l’économie de marché et des puissants), ni envisageable qu’il devienne écologiste, ni envisageable, hélas, qu’il cesse un jour d’exister.

Politiquement et journalistiquement il n’est rien à défendre dans un tel simulacre de « Grand Débat des Valeurs ». Demeure la possibilité de l’influence, comme paradigme complémentaire du militantisme et du journalisme, mais au prix d’une confusion qui si elle n’est pas explicitée et précisée, peut se retourner simultanément contre les trois à la fois.

[Addendum du 20 Avril] Sur Médiapart, Mickaël Corréia rappelle un essentiel : « la catastrophe climatique est structurellement raciste.« 

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