Et si les universités restaient sur X plutôt que d’en partir ?

De plus en plus d’universités (dont la mienne, Nantes Université) annoncent la fermeture ou la suspension de leur compte X (anciennement Twitter). Elles le font en évoquant – notamment – la problématique de la désinformation et le refus documenté du maître des lieux (Elon Musk) d’y mettre bon ordre.

Partir un jour …

Voici quelques-unes des raisons de ce choix telles qu’exprimées par les universités :

Nantes. (le communiqué officiel paraîtra le 31 Janvier 2024 mais nous avons été invités, dans le mail nous en informant, à communiquer dès maintenant, donc … bah je communique 🙂 : « Nantes Université suspend toute activité sur le réseau X. Nantes Université tire ainsi les conséquences d’une profonde évolution éditoriale du réseau X qui a fait le choix de se retirer du code européen des bonnes pratiques contre la désinformation et a modifié ses règles de modération. Engagée pour mettre le progrès scientifique et l’innovation au service de la société, profondément attachée à la démocratie, Nantes Université défend des valeurs de tolérance, d’humanisme et d’universalisme incompatibles avec la dérive de ce réseau. Vous pouvez continuer à suivre nos actualités sur Instragram, Linkedin, Facebook et sur notre site web. »

Strasbourg (17 Janvier 2024): « L’Université de Strasbourg a décidé de quitter le réseau social X. L’évolution prise par ce réseau motive cette décision : absence de respect du code de bonne conduite européen, certification payante, démultiplication de fausses informations et du complotisme. »

En Décembre 2023, c’est Bordeaux université qui met également son compte en veille après 13 ans présence.

Et avant elles, Aix-Marseille, dès le mois d’Octobre 2023 : « Fidèle à ses valeurs de respect, de tolérance et d’humanisme, Aix-Marseille Université a décidé de suspendre son activité sur réseau social X (ex-Twitter), compte tenu de son évolution éditoriale. En se retirant du code européen des bonnes pratiques contre la désinformation et en modifiant ses règles de modération, X est devenu un lieu de propagation de fake news, de contenus haineux, illicites ou violents, rentrant en contradiction avec notre mission de transmission des savoirs et de la science, d’ouverture aux autres et de tolérance. Nous rappelons que notre université place au cœur de son engagement la lutte contre toutes formes de violence et de discrimination, à l’image du Service pour le Respect et l’Égalité créé en 2022, qui constitue une première en France. »

Au mois d’Août 2023, c’est Rennes 2 qui se faisait la malle pour les mêmes motifs.

Dans ces universités, aucune n’a réellement « fermé » son compte. Elles l’ont laissé « en veille », ce qui veut dire qu’elles ne l’alimentent plus mais qu’elles se gardent à la fois le droit d’y poster de nouveau, et qu’elles protègent aussi leur « marque » (en évitant que quelqu’un d’autre ne le récupère et n’y vienne squatter).

Dans ces universités, chacune fait face à des contextes différents et la réalité des arbitrages conduisant à se retirer de ce média social est souvent plus complexe que ce qu’en disent les communiqués de presse. Le choix de Rennes 2 par exemple, s’explique ainsi en partie par les interpellations (violentes et haineuses) dont elle est souvent victime, qui proviennent d’une frange très active de militants et de comptes d’extrême-droite affiliés à l’UNI et qui tient au positionnement historique et à l’image « très à gauche » de cette université.

[A tel point, mais c’est un autre sujet, qu’un préfet va jusqu’à clairement mettre en cause le rôle de l’université dans des violences commises en centre-ville sans que ni la ministre de l’enseignement supérieur ni France Université (qui regroupe l’ensemble des président.e.s d’universités) ne juge opportun de réagir face à cette mise en accusation totalement … ahurissante.]

… sans retour ?

Sans rapport avec le monde universitaire, c’est récemment l’émission Quotidien qui décidait, là encore face aux insultes (entre autres) de fermer son compte X. On parle (pour Quotidien) de près de 900 000 abonné.e.s, 53 000 pour Nantes Université, 31 000 pour Strasbourg, 20 000 pour Aix-Marseille, et un peu plus de 15 000 pour Rennes 2.

Twitter hier et X aujourd’hui n’ont jamais été des médias « institutionnels » ou en tout cas pour les institutions. Il est ainsi tout à fait frappant qu’y compris après parfois des années de présence, les comptes individuels de certain.e.s chercheurs et chercheurs dépassent parfois très largement ou soient d’autre fois quasiment l’équivalent en nombre de followers de ceux de leurs universités. Ce qui témoigne autant de l’incapacité des universités à faire autre chose de que la communication institutionnelle sur ce média, que de la nature même du réseau qui est le réceptacle parfait de discours individuels mais n’offre que très peu de prise aux discours institutionnels. Pour autant, rarement un média sans vocation institutionnelle n’ara permis à une institution de disposer d’une telle communauté et d’une telle audience. A titre de comparaison, le compte Twitter de Nantes Université dispose de 53 000 « followers » là où Nantes Université compte 43 000 étudiant.e.s. Le compte Instagram de cette université de compte, lui, « que » 6100 followers. Or l’on sait que les transferts de communauté, d’un média social à un autre, ne fonctionnent que très peu par symétrie et qu’il est hautement improbable que l’université ne puisse retrouver, sur Instagram ou ailleurs, l’audience dont elle jouissait sur X.

Ne pas regretter.

Par-delà ce qui est aussi – et ce n’est ni grave ni honteux – une opération de communication visant à affirmer la singularité des universités qui ont le « courage » d’être les premières à décider de leur départ de la plateforme X, est-ce la bonne décision pour une université que de quitter ou de mettre en veille son compte sur ce média social ? Fondamentalement je n’en sais rien. Je comprends ce choix mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il est aussi le symptôme d’un échec. Et je voudrais vous en expliquer les raisons. En tout cas ouvrir une discussion sur ce sujet.

Ce départ est un échec d’abord parce que beaucoup des universités qui quittent le réseau X – toutes en vérité … – n’ont pas du tout ou très peu basculé sur des réseaux fonctionnellement équivalents : certaines ont des comptes sur Mastodon, Threads ou encore Bluesky, mais ces comptes sont essentiellement inactifs. Elle ne « profitent » donc pas de cette médiation directe et instantanée qui est la vocation initiale de ces sites dit de « micro-blogging » (« Ok Boomer » si vous voulez mais c’est quand même comme ça que ça s’appelle au départ). Dommage car la déperdition sera d’autant plus forte que la migration souhaitée n’a pas été réellement préparée. Et que comme je l’indiquais plus haut, il n’y a pas de transfert performatif à l’échelle des plateformes de médias sociaux (c’est à dire qu’il ne suffit pas de dire que l’on part d’ici et que l’on se retrouve ailleurs pour ce ça marche ; ça ne marche jamais)

Ensuite quitter cette plateforme qui est effectivement, sur certains thèmes ou sujets, saturée de discours de désinformation ou d’appels à la haine, c’est accepter aussi de n’offrir plus aucun contrepoint à ces discours, en tout cas plus le contrepoint que pouvaient proposer les universités. Et c’est, en bout de chaîne, contribuer un peu aussi à l’isolement des membres de la communauté universitaire (enseignants-chercheurs notamment) qui continuent d’y être et de s’y exprimer. Vous me direz : « Bah ils et elles n’ont qu’à quitter X aussi« . Oui mais c’est un peu plus compliqué que cela.

Il existe en vérité deux postures : soit l’on considère que l’écosystème discursif de X est à ce point toxique qu’il est totalement impossible d’y faire vivre quelque forme que ce soit de rationalité ou d’argumentation scientifique et alors en effet on s’en va. Soit l’on considère que c’est précisément parce que c’est devenu presqu’impossible qu’il faut s’y maintenir pour garder ouvert ce possible, si restreint soit-il.

Permettez-moi une parenthèse de quelques années en arrière, à l’époque où l’on se posait la question de savoir si les universitaires (et les universités) devaient « aller » sur Facebook et y être « ami.e.s » avec leurs étudiant.e.s. J’étais convaincu qu’il le fallait, précisément pour pouvoir capter la puissance de prescription de ces plateformes et l’utiliser à notre avantage, et aussi pour y « faire estrade », c’est à dire (un peu pompeusement certes) pour s’offrir la possibilité d’y faire exister d’autres discours que ceux naturellement poussés par la plateforme et en épousant parfaitement les formes. Bien sûr le X de 2024 d’Elon Musk n’est pas le Facebook de Zuckerberg de 2010. Mais les enjeux du maintien d’une diversité des discours demeurent sensiblement les mêmes.

C’est pas nécessairement mieux ailleurs.

Pour en revenir au choix des universités de quitter la plateforme X « et » ou « mais » d’inviter leurs communautés (on parle de plusieurs dizaines de milliers de personnes donc ce n’est ni neutre ni anodin) à continuer de les suivre sur Instagram, ou Facebook ou LinkedIn … Faut-il rappeler qu’Instagram (tout comme Facebook) est une plateforme très loin d’être exempte de problèmes, notamment au regard du rapport au corps de l’ensemble d’une classe d’âge (précisément une classe d’âge entrant à l’université), de publicités trompeuses ou encore de dynamiques de cyberharcèlement ? Et faut-il également rappeler que LinkedIn est à l’intelligence ce qu’une poire à lavement est au transit intestinal : une purge redoutablement efficace.

Je suis à vrai dire bien content de n’avoir pas à faire le choix pour une université toute entière de rester ou de quitter X. Moi-même en tant qu’enseignant-chercheur j’ai fait le choix d’y rester, mais ceux qui me suivent et lisent ce blog depuis longtemps savent que j’entretiens un rapport particulier à ces plateformes ;-). Et je comprends tout à fait le choix de collègues d’en partir. Car pour certaines d’entre elles et eux (mais quand même « elles » plus certainement), et au regard de la violence systématique des échanges qu’elles ont à subir (soit en tant que personnes soit au regard de leurs thématiques de recherche), il devient en effet impossible et tout à fait vain d’y rester.

Mais j’ai aussi la conviction que dans un univers de discours de plus en plus délétère qui s’étend de la télévision aux médias sociaux, de CNews à X, de Bolloré à Musk, il nous faut aussi tenir ces places et continuer d’y faire exister une parole, une posture et une sociologie scientifique et universitaire. Car ces plateformes n’échappent pas à la sociologie, leur composition socio-démographique dit ce qu’elles sont et ce qu’elles peuvent devenir. Et que cela relève de notre responsabilité individuelle de citoyens (et a fortiori d’universitaires), mais aussi de la responsabilité collective des institutions auxquelles nous appartenons.

Un dernier point me pose souci dans cette décision de certaines universités de quitter la plateforme X. Par-delà les seules mais essentielles thématiques scientifiques à porter dans le débat public dont X – quoi que l’on en dise – demeure à ce jour un pan fondamental et hélas non négociable, c’est la manière dont s’en retirer c’est aussi se couper de toute une circulation démocratique vitale car à ce jour, et pour expérimenter depuis leur début les offres concurrentes (Threads, Bluesky et Mastodon), ou à regarder ce qui se passe du côté d’Instagram par exemple, aucune n’est pour l’instant en capacité d’occuper comme X le fait encore cette place centrale où se croisent à la fois journalistes, militants, universitaires et politiques. Aucune. Sociologie encore. Et je doute (pour des raisons que je vous expliquerai mais dans un autre article 🙂 qu’une autre soit un jour en capacité de le faire comme Twitter le fit, et comme X l’est encore dans certains contextes d’usage.

Certes, là où Twitter fut un temps une réelle place publique, X ressemble aujourd’hui davantage à un grand stade de foot où fusent les insultes et invectives, l’agora (ou même l’iségoria) s’est transformée en tribune des Hooliganismes les plus divers. Mais à l’instar d’un stade, ce qui continue de se jouer sur le terrain devrait au moins autant compter que ce qui s’en dit en tribune. Quitter X est un choix double. Et doublement délicat. Car c’est en effet refuser de se mêler aux hordes de Hoolligans ou d’en subir les menaces, mais c’est aussi leur laisser toute la place, et c’est, enfin, se couper de ce qui se joue devant nous, sur ce qui est, encore, un formidable terrain (im)médiatique.

Il faudrait.

Il faudrait. Que les universités aient les moyens de continuer d’être sur X autrement que pour faire de la « comm » et d’y assurer la place de leur marque (ou d’y gérer un service étudiant trop souvent devenu un service client). Car je vais vous faire une confidence : elles ont pour la plupart raté l’opportunité d’y faire autre chose. Le problème c’est que personne (ou pas grand monde) ne regrettera les universités sur X parce qu’elles ont fondamentalement raté leur première raison d’y être.

Il faudrait. Que les université aient les moyens d’y installer des espaces venant contrer l’immensité des discours de désinformation. Car je vais vous faire une confidence : oui c’est aussi une question de moyens.

Il faudrait. Qu’avant de quitter X chaque université ait pris le soin d’installer au moins une partie de sa communauté dans un ailleurs qu’elles jugent légitime. Car je vais vous faire une confidence : « suivez-nous maintenant sur  [insérer ici le nom de n’importe quel autre réseau social]  » n’a jamais rien eu, et n’aura jamais rien de performatif. Mais cela prend du temps. Beaucoup de temps. Énormément de temps.

Mais surtout.

Il faudrait que chaque université « pousse » les paroles de ses enseignant.e.s chercheur.ses dans des espaces numériques qui ne soient pas déjà par avance totalement saturés de métriques comme autant de coups de triques. Pour que ces espaces numériques à leur tour deviennent citables, mobilisables, actionnables, détachables. Comme le fut Twitter et comme l’est encore X. Il nous faut semer et sédimenter. Dans l’époque dont je viens, on appelait cela des blogs 😉 Vous êtes en train d’en lire un. Il en est d’autres et de formidables. Parfois en solitaire, souvent en solidaire, mais si peu. Parfois hébergés dans des espaces adaptés, comme par exemple la plateforme Hypothèses. Mais si peu. Si dramatiquement peu.

Nous sommes (universitaires) aujourd’hui en partie piégés parce que les discussions scientifiques, pour autant que l’on souhaite les installer dans le débat public, ne peuvent ni ne doivent plus se limiter à l’activité (qui demeure essentielle et fondamentale) de publication dans des revues scientifiques. Et que bien souvent les espaces où nous aurions pu et peut-être dû prendre la parole dès le départ et avec force, ont été, dès le départ et avec force, investis par d’autres.

C’est emmerdant.

Comment peut-on à la fois être un militant du libre et des réseaux décentralisés – ce que j’essaie d’être – et ne pas entièrement se réjouir de voir les universités mettre en veille leur compte X ?

Ma bio Twitter devenue ma bio X indique « le cyberespace est une ZAD« . J’en suis convaincu. [Alerte métaphore moisie] Et si le cyberespace est une ZAD alors Twitter devenu X est son Notre Dame des Landes. Mais cette fois, même si l’aéroport a été construit, il doit encore rester possible d’empêcher les avions d’y atterrir ou d’en décoller. [/Alerte métaphore moisie]

Plus sérieusement, si cette plateforme cristallise autant les débats aujourd’hui là où pourtant la très robuste et enthousiasmante plateforme Mastodon ne franchit toujours pas le seuil lui permettant de rivaliser en usage, c’est parce qu’il est au sein de Twitter devenu X, pas uniquement quelque chose qui demeure à défendre, mais aussi le sentiment palpable d’une mue qui si elle est conduite jusqu’à son terme, emportera de manière définitive un certain type d’interactions, d’usages, et de possibles.

Résultat ? L’illustration parfaite de ce que Cory Doctorrow explique et que Thibault Prévost synthétise et contextualise (une nouvelle fois) remarquablement : c’est emmerdant. Plus exactement c’est « emmerdifiant ».

le principe d’emmerdification (« enshittification ») postule que « premièrement, [les plateformes] séduisent leurs utilisateurs ; ensuite, elles les exploitent au profit de leurs clients ; pour finir, elles exploitent leurs clients pour récupérer toute la valeur produite. Enfin, elles meurent. »

 

Et nous voilà donc bien emmerdés. Et nos universités, tout comme nous, toutes crottées. Personnellement je vais encore un peu traîner sur X.

Partez sans moi, je vais vous ralentir 😉

Un commentaire pour “Et si les universités restaient sur X plutôt que d’en partir ?

  1. Merci pour ce billet qui pose un enjeu intéressant.
    Que Twitter/X occupe une place qu’aucune autre plateforme n’est (encore) en mesure de lui ravir est une chose. En parallèle du « coche raté » au moment de la montée en puissance de celle-ci, il y a une tension délicate à résoudre dans la mission de communication d’une université.
    D’une part, la mise en valeur des savoirs produits et d’autre part, la parole de l’institution vis-à-vis de son environnement, à commencer par ses personnels et ses étudiants.
    En effet, le décalage entre les situations d’énonciation et de réception font que les messages de la première mission sont parasités, noyés dans le bruit générés par les problème sociaux et économiques à l’intérieur et autour de l’université.
    Pour illustrer, il est difficile de se sentir concerné par la reconnaissance d’une thèse, même dans sa discipline, quand les conditions d’enseignement (ou de rémunérations des Ater) sont dégradées.
    Et ce, d’autant plus que la concurrence vient souvent des universitaires eux-mêmes, que ce soit dans la diffusion de connaissance, et dans la dénonciation des dysfonctionnement de l’établissement.

    Ce n’est qu’une impression, mais j’ai le sentiment que les universités quittent Twitter pour la même raison qu’elles y sont allés, pour suivre un mouvement, sans prendre le temps de le comprendre.
    La décision est d’autant plus facile à comprendre que les professionnels chargés de tenir à jour les comptes sont les premiers exposés aux phénomènes délétères de ces plateformes, peu enclines à se battre pour y rester.

    L’exercice de la conversation propre au micro-blogging est-il compatible sans ouvrir grand la porte au parasitage plus ou moins agressif au mieux des étudiants, des candidats et des personnels, au pire des bots et des conspirationnistes?

    Cette dernière question se posera, je pense, de la même manière sur Mastodon, sur Bluesky ou sur Threads, comme vous le dites fort bien.
    Bonne soirée

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut