Titre alternatif de ce billet : Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la redocumentarisation sans jamais avoir osé le demander.
PROLOGUE. La redocumentarisation n'est pas un joli mot. Non. La redocumentarisation est l'un des piliers de la théorie du document défendue par le collectif Roger T. Pédauque. Le grand gourou père fondateur de la redocumentarisation s'appelle Jean-Michel Salaün. Il existe un cours de redocumentarisation. La redocumentarisation est me semble être un vrai changement de paradigme dans l'organisation et l'accès à l'information.
Il existe une définition longue de la redocumentarisation :
"Documentariser, c'est traiter un document comme le font traditionnellement les professionnels de la documentation (bibliothécaires, archivistes, documentalistes) : le cataloguer, l'indexer, le résumer, le découper, éventuellement le renforcer, etc. L'objectif de la documentarisation est d'optimiser l'usage du document en permettant un meilleur accès à son contenu et une meilleure mise en contexte. (…)
Le numérique implique aujourd’hui une re-documentarisation. Dans un premier temps, il s'agit de traiter à nouveau des documents traditionnels qui ont été transposés sur un support numérique en utilisant les fonctionnalités de ce dernier. Mais le processus ne se réduit pas à cette simple transposition.
La stabilité des documents, protégée par leur inscription pérenne sur un support est fragilisée, remplacée par celle moins sûre d’une stabilité des structures dans des formats de fichiers qui séparent le contenu de sa mise en forme. Les thésaurus laissent la place au traitement statistique de la langue, aux ontologies, aux « tags » ou aux moteurs. Le document numérique appartient maintenant à un espace régi par les lois des grands nombres : parce qu’il est mis en relation avec un nombre quasi-infini de ses semblables et parce qu’il est potentiellement visible par un nombre non-fini de lecteurs. Dès lors, bien des unités documentaires du Web ne ressemblent plus que de très loin aux documents traditionnels, tout particulièrement dans le Web 2.0, dans la construction du Web sémantique ou tout simplement sur les sites dynamiques. Il s'agit alors d'apporter toutes les métadonnées indispensables à la reconstruction à la volée de documents et toute la traçabilité de son cycle. Les documents traditionnels eux-mêmes, dans leur transposition numérique, acquièrent la plasticité des documents nativement numériques et peuvent profiter des facilités de cette nouvelle dimension." Jean-Michel Salaün
Il existe une définition courte de la redocumentarisation :
"Redocumentariser, c’est documentariser à nouveau un document ou une collection en permettant à un bénéficiaire de réarticuler les contenus sémiotiques selon son interprétation et ses usages à la fois selon la dimension interne (extraction de morceaux musicaux – ou ici identitaires - pour les ré-agencer avec d’autres, ou annotations en marge d’un livre – d’un profil - suggérant des parcours de lecture différents…) ou externe (organisation d’une collection, d’une archive, d’un catalogue privé croisant les ressources de différents éditeurs selon une nouvelle logique d’association)." Manuel Zacklad
Il flotte dans l'air comme un parfum de redocumentarisation. Vous (oui, vous) avez probablement déjà éprouvé un sentiment diffus de redocumentarisation, vous (oui oui, vous) avez déjà fait l'expérience de la redocumentarisation : en insérant ou en encapsulant un widget ou un film sur votre blog, en tagguant, en indexant des photos, des documents, en travaillant à plusieurs sur un même document en ligne. Vous êtes d'ailleurs (oui …) presque tous déjà redocumentarisés (vu que primo, l'homme est un document comme les autres, et que deuxio, le premier terrain documentaire c'est moi enfin vous enfin nous quoi).
La science de l'information a, au fil du temps, construit ses lois. Des lois bibliothéconomiques (célèbres lois de Ranganathan), des lois bibliométriques et scientométriques (lois de Shannon, de Zipf, de Bradford, de Pareto, de Lotka …).
Ce billet se propose de présenter les lois possibles de la redocumentarisation.
LES LOIS DU CÔTÉ POSITIF DE LA REDOCUMENTARISATION.
***Le postulat de Broudoux.
- Dans le cadre de la redocumentarisation, les processus d'autoritativité dépassent la question de l'autorité (auctoritas) et servent de cadre de référence aux pratiques discursives et documentaires.
(l'autoritativé : "désigne le fait de devenir auteur sans autorité préalable et est une notion convoquée pour traduire des conduites émergentes d'auto-édition et de publication sur le WWW" Evelyne Broudoux)
***La loi d'Ertzscheid 🙂
Déjà exposée ici mais, après réflexion, de manière finalement inexacte et confuse. Donc je recommence.
- L'empreinte autoritative (EA) d'un document est proportionnelle à l'ampleur de ses réagencements documentaires (RD).
- L'autoritativité (a) d'un document est inversement proportionnelle à l'ampleur de ses réagencements documentaires (RD).
- Il n'existe pas de lien de causalité directe entre l'augmentation de l'empreinte autoritative (EA) d'un document et la diminution (ou la remise en cause) de son autorité (A).
Exemple : un document, une page wikipédia ou un site largement partagé et taggué dans des sites de signets collaboratifs (delicious) dispose d'une empreinte autoritative (EA) très forte. Cette empreinte autoritative (EA) peut permettre de compenser une absence d'autorité (= ce n'est pas un universitaire qui a rédigé cette page), mais elle peut également l'enrichir ou la compenser entièrement.
1er corrélat de la loi d'Ertzscheid : Si le document émane de quelqu'un disposant d'une autorité reconnue, l'empreinte autoritative forte viendra "en appui", viendra conforter cette autorité initiale.
2nd corrélat de la loi d'Ertzscheid : Si le document s'inscrit dans le cadre d'une autoritativité faible (= il n'est pas rédigé par quelqu'un disposant d'une autorité académique ou institutionnelle reconnue ou repérable), l'accroissement de son empreinte autoritative va faire proportionnellement décroître son autoritativité initiale.
Exception : il existe une exception à cette loi, ou plus exactement – la loi ne souffrant pas l'exception – il existe un détournement de cette loi : c'est le phénomène de phagocytose documentaire, qui correspond à une industrialisation de la redocumentarisation (cf infra).
Addendum : les usages déviants de la redocumentarisation (ou TRD – tentatives de redocumentarisation déviantes) sont légion et notamment illustrés par les guerres d'édition Wikipédiennes. Mais on peut également considérer le Google Bombing comme une TRD. Ainsi que la redocumentarisation "à charge" ou ad hominem, dont Frédéric Lefebvre est à lui tout seul l'alpha et l'oméga.
***Le principe d'Enikao
- Pour l'usager, la valeur (sociale et documentaire) de la redocumentarisation est d'autant plus forte que les contenus redocumentarisés tendent vers l'infini (dissémination et réagencements maximaux) et que le temps d'usage (recherche, exploitation, reproduction ou convocation immédiate) desdits contenus est fini.
Nota-Bene : première formulation de la loi dite d'EniKao.
***L'axiome de Cardon.
- Axiome de Cardon : la redocumentarisation marque, à l'échelle du document, la force des coopérations faibles.
Rappel : "la force des coopérations faibles" (également connue sous le nom d'axiome de Cardon) désigne "les coopérations qui créent une dynamique de bien commun à partir de logiques d’intérêt personnel." (Internet Actu 1 et 2)
LES LOIS DU CÔTÉ OBSCUR DE LA REDOCUMENTARISATION
***Le principe d'Orriggi (dit également principe kakonomique)
- La redocumentarisation se nourrit de kakonomie(s) et de la force des coopérations faibles
Rappel : "La kakonomie c'est l'étrange mais très largement partagée préférence pour des échanges médiocres tant que personne ne trouve à s'en plaindre." (pour plus d'infos sur la kakonomie)
***Théorème de Casilli. Il existe des pratiques pulsionnelles (et parfois compulsives) de la redocumentarisation. Leur enjeu est alors d'affirmer ou de marquer la cohésion avec "son" groupe (= Bonding) ou de chercher à établir des passerelles avec d'autres groupes (= Bridging). Voir Bonding or bridging (diapo 14).
***Loi de Senett
- "la complexité des moyens de communication dépasse notre capacité à en faire bon usage et, notamment, à établir une véritable coopération." (Source)
Corrélat de la loi de Senett : mais bon on va quand même essayer 🙂
***Axiome de Wolton
- A la différence de la radio et de la télévision qui sont des objets d'étude honorables, Internet est une utopie techniciste nauséabonde et dangereuse. La redocumentarisation pue.
- "Il ne suffit pas que les messages et les informations circulent vite pour que les Hommes se comprennent mieux. Transmission et interaction ne sont pas synonymes de communication." (in Informer n'est pas communiquer.) Mais transmission et interaction sont bien le coeur de la redocumentarisation.
***Pareto, Bradford, Lotka, Zipf et les autres.
Les lois scientométriques semblent également et empiriquement s'appliquer à la redocumentarisation, tout au moins dans l'acception suivante :
"(…) la forme des distributions que l'on observe dans le domaine de la scientométrie ou de la bibliométrie et mise en évidence par les lois empiriques de Bradford, Lotka, Zipf (et Pareto en économie), exprime toujours un état de concentration forte d'un côté et d'une large dispersion de l'autre, c'est-à-dire une asymétrie (skewness en anglais). Elles décrivent toutes une distribution profondément asymétrique comme étant une propriété essentielle du champ social en général et du champ scientifique en particulier (Bradford, Lotka, Price)." Xavier Polanco, Aux sources de la scientométrie.
Cette asymétrie a été remise au goût du jour par la théorie de la longue traîne.
CE QU'IL FAUT AUSSI SAVOIR SUR LA REDOCUMENTARISATION
***Les 4 modalités de la redocumentarisation, c'est à dire les 4 manières dont peuvent être réarticulés les contenus sémiotiques (déjà décrites dans ce billet) :
- la réciprocité : échange de liens, backlinks, trackbacks, etc …
- la propulsion : dissémination de contenus par le biais de bouton-poussoirs et autres "like", "share" ou "recommend"
- le parasitage : il s'agit ici d'une réciprocité subie. Un exemple dans ce billet qui illustre la manière dont les sites sociaux (Facebook, Twitter) influent sur l'organisation de la hiérarchie de liens des moteurs (Google & Bing).
- le phagocytage (ou phagocytose) : déjà évoquée plus haut (exemple détaillé ici)
***Homme ou machine ? La redocumentarisation peut être humaine (interactions homme-document et/ou interactions homme-homme documentées) ou machinique (cf le plug-in de la redocumentarisation). Elle est, de facto, le plus souvent hybride, mêlant dans une logique documentaire des interactions humaines et machiniques.
***Topos ou logos ? La redocumentarisation ne concerne pas que les hommes (qui sont des documents comme les autres), les documents (ou fragments de documents) et les méthodes documentaires (folksonomies notamment). Elle concerne également le monde physique, les objets et les lieux (d'où la constitution de folksotopies).
***Texte ou image ? La redocumentarisation des images semble – pour l'instant – disposer de modalités plus restreintes que celle du texte. On trouvera ainsi principalement une redocumentarisation à visée cosmétique et moralisante, ou bien l'ensemble des technologies de l'artefact qui contraignent à repenser la valeur de preuve habituellement attachée au fait documentaire.
***Tools or trends ? La redocumentarisation est médiée par des techniques (fonctionalités) et par des outils (environnements logiciels ou écosystèmes de site – facebook par exemple). Elle dispose également d'un certain nombre de méta-outils.
***Manifeste de la redocumentarisation. La recherche autour de la redocumentarisation doit s'efforcer de développer ce type de méta-outils. Il y a une ingénierie de la redocumentarisation déjà existante (algorithmes des moteurs de recherche – PageRank notamment, fonctions de suggestion des moteurs de recherche, ingénieries de la recommandation qui la plupart du temps utilisent les principes de la redocumentarisation) ; il faut développer une rétro-ingénierie ("reverse engineering") de la redocumentarisation, dont la communauté scientifique et les citoyens pourront s'emparer pour s'assurer d'une traçabilité contrôlée sur des processus de redocumentarisation relevant de la sphère privée ou touchant à des intérêts communs, pour pouvoir rétablir – ou infirmer – la valeur de preuve des documents concernés, le degré d'autorité (ou d'autoritativité) des personnes impliquées. Pour pouvoir donner un sens, redonner du sens à des faits documentaires, pour cesser de se contenter de l'observation d'effets documentaires sur-documentarisés mais assez mal ou improprement documentés. A ce titre, le journalisme de données (data-journalism) que représente – avec d'autres – le site OWNI, fait figure de pionnier. Cette rétro-ingénierie est d'autant plus nécessaire que les phénomènes abrupts de surdocumentarisation, risquent de se multiplier à l'avenir (Wikileaks n'en est que l'un des exemples).
***L'amateur, l'entrepreneur, l'industrie et l'état.
- Amateur. La redocumentarisation relève, pour partie, de pratiques amateurs, d'un "bricolage" parfois inconscient, d'un artisanat souvent communautaire. C'est la cas de la grande majorité des pratiques d'exposition de soi (et de ses documents ou statuts ou amis), et des interactions documentaires de premier niveau c'est à dire limitées à un cercle interpersonnel très réduit et/ou à un corpus restreint de documents (ou de fragments de documents ou de personnes – exemple déjà évoqué de Frédéric Lefebvre) et ce sans logique conservatoire (= sans avoir besoin d'inscrire cette redocumentarisation dans la durée).
- L'entrepreneur et l'état. Elle peut également relever d'une logique institutionnelle (redocumentarisation d'état) ou entrepreunariale (opérations de redocumentarisation liées à la communication de crise, au positionnement dans les moteurs de recherche, à l'e-reputation, etc.)
- L'industrie. Elle relève enfin de pratiques industrielles. Cette infographie sur le fonctionnement des fermes de contenu pourrait à elle seule faire office de cours sur les industries lourdes de la redocumentarisation. Le content-spinning (ou réécriture de contenu automatique ou semi-automatique) en est la chaîne de montage autour de laquelle s'affairent parfois plusieurs milliers d'OS (ouvriers spécialisés) en redocumentarisation peu qualifiée.
***Les 5 lois de la redocumentarisation (tribute to Ranganathan)
- Tout est document.
- Tout fait document.
- Tout document est en transformation (et en renégociation) permanente.
- Tout document est fait pour pouvoir être redocumentarisé.
- La redocumentarisation est entropique et peut à son tour être l'objet d'une redocumentarisation.
Post-scriptum : mes plus plates excuses aux victimes de ce name dropping scientifique 🙂
Post-scriptum redocumentarisé : à l'exception de la loi de Senett et de l'axiome de Wolton, les autres éléments d'analyse présentés dans ce billet sont tout à fait sérieux 🙂
Merci pour cette article synthétique !
Une question me vient : au niveau des modalités de la reodcumentarisation, est-ce que les “références communes” (à un réseau, une communauté d’experts, etc.), et ne s’exprimant principalement que par de la sémantique, ne pourraient-elles pas aussi figurée comme modalité ?
Par exemple : un # sur Twitter faisant appel à une référence commune, à un ensemble de documents auxquels l’on a pas accès directement. Ou encore sur certains forums, où des smileys/images sont utilisés pour faire référence à certains événements/documents, sans pour autant faire de liens vers les dits documents. On se rapprocherait ici un peu de l’idée de communautés “socio-sémantiques”…
Quitte même à voir l’expression d’une opinion accompagnant un document comme une forme de RD ? Les commentaires d’un blog étant par exemple une forme de “métadonnée” pouvant totalement re/décontextualiser un document, voir impacter fortement son autoritativité et l’autorité concédée à l’auteur.
Bref, est-ce que la redocumentarisation web passe forcément par l’utilisation de liens hypertextes ?
Voila pour mes interrogations du vendredi 🙂 Encore merci pour ces réflexions !
Bon week-end.
PS : je travailles actuellement sur une thèse en SIC où je réfléchie (humblement) à l’impact des pratiques de reodcumentarisation et de “social search” sur les méthodes de veille en “e-réputation”. Je serais ravi de pouvoir vous poser quelques questions (par mail ou skype ?). Merci 🙂
Salut Olivier,
Ni gourou, ni père fondateur, le premier à avoir utiliser le terme redocumentarisation est à ma connaissance Yves Marcoux ici pour un outil numérique de gestion de documents du gouvernement du Québec en 2003 :
http://grds.ebsi.umontreal.ca/crggid/chapitre-1/amorce-ym/intro-metho.htm
Manuel Zacklad l’a aussi utilisé pour les documents pour l’action en 2004 : http://hal.archives-ouvertes.fr/sic_00001072/
Roger T Pédauque a élargi la notion en faisant le parallèle avec la nouvelle modernisation en cours dans son troisième texte en 2006.
Je pense, comme toi, que la notion est fondamentale, même si elle est imprononçable (on peut lui préférer réingénierie documentaire).
Beaucoup de “lois” et de principes dans ce billet, mais peu de démonstration. Je crois qu’il est utile d’avancer plus prudemment, même si je reconnais des vertus à la provoc, à l’illustration et à la suggestion. Le risque est de jouer contre son camp.
Incidemment Shannon et Pareto n’ont strictement rien à voir avec la scientométrie.
Redocumentariser ou redocumentarisationner ? Et si « documenter » et « redocumenter » suffisaient amplement ? Ah, jargon, jargon, quand tu nous aides à éviter que le commun des mortels comprenne ce qu’on fait et à quoi on travaille (des fois que le pékin moyen y pense et qu’il le critique, quelle horreur !).
Du coup, j’ai renoncé à lire en entier cet article certainement passionnant, mais j’ai eu la flemme d’en élaguer les pédantismes et le trop évident entre-soi. C’est peut-être dommage, vous me direz ça.
Arthur
Bonjour,
Pourriez-vous préciser quelles sont les différences entre la redocumentarisarion et la curation? Est-ce que l’une des deux méthodes est plus systématique for plus scientifique que l’autre?
Cordialement
@ Pierre > réponse rapide : la “curation” relève de la simple diffusion (one to many), la “redocumentarisation” postule une réappropriation (many to one).
Prenons un cas concret: Scoop.it. Par exemple, la page Scoop.it de Michel Fauchié: http://www.scoop.it/t/prisunic
Scoop.it permet de créer une mosaïque d’articles, un peu comme une revue de presse (donc diffusion), mais laisse la possibilité d’introduire chaque article par une remarque personnelle (donc réappropriation).
Scoop.it est-il un outil de curation ou de redocumentarisation?
@Pierre > sur l’exemple de Scoop.it je dirai plutôt curation étant donné qu’on reste quand même clairement et prioritairement dans du One To Many. Mais bon, évidemment, tout ça reste discutable : la curation peut parfois (souvent même) être considérée comme une forme de redocumentarisation.