La performativité selon la tech : quand faire c’est se dédire.

« Qui réalise une action par le fait même de son énonciation. » Voilà la définition de ce que la théorie linguistique nomme « performativité ».

« Je vous déclare unis par les liens du mariage. » En voilà un exemple.

Ces derniers jours ont été occupés par un enchaînement de déclarations et de prises de position de Donald Trump et Elon Musk qui s’apparenteraient à une forme paroxystique de burlesque si le monde qu’elles inaugurent n’avaient pas tous les atours du tragique.

Dire pour défaire. Et faire pour se dédire.

Ces gens parlent, parlent beaucoup, parlent sans cesse, ils performent. Chacune de leur prise de parole en tant qu’acte de discours est à elle seule une performance. Et ces performances visent à la performativité par la répétition de l’excès, par l’ininterrompue succession de litanies qui doivent alternativement autant à la litote qu’à l’hyperbole. Qu’ils soient sous le feu des armes ou sous celui du ridicule, ils performent, sans cesse.

Leurs mots sont des mots mites qui bouffent le tissu social ; leurs phrases sont des phrases capricornes qui grignotent la charpente qui nous abrite et nous tient ensemble. Et tout en espérant dire pour faire, ils font constamment pour se dédire.

Mark Zuckerberg vient d’annoncer le mardi 7 Janvier 2025 un changement pour le moins radical dans la politique de modération de toutes les plateformes du groupe Méta (Facebook, Instagram et Threads).

Traduction : « je vais foutre un bordel vous avez même pas idée. Moi non plus d’ailleurs.« 

Dans une vidéo de 5 minutes postée (notamment) sur sa page Facebook il annonce :

  1. remplacer systèmes (et partenaires) de Fact-checking par des notes de communauté (community notes), « comme sur X »
  2. simplifier les « content policies » notamment sur le sujets de l’immigration et du genre (sic)
  3. une nouvelle approche pour les infractions qui consistera à être moins réactif (voir pas réactif du tout) sur les infractions « peu graves »  (infractions aux « content policies » restantes) et à se concentrer sur la surveillance et les sanctions pour des infractions « très graves » (« illegal and high severity violations« ). Il n’y aura plus de détection a priori des infractions, la plateforme attendra que de nombreux signalements se manifestent avant – hypothétiquement – de se décider à agir. Il explique aussi qu’ils vont « baisser la sensibilité » de leurs « filtres de modération » pour qu’ils … modèrent moins de contenus. Yolo. Il explique encore qu’il s’agit d’un « compromis » via lequel certes beaucoup plus de contenus problématiques risquent d’être visibles mais que beaucoup moins de contenus et comptes modérés abusivement ne le seront plus. Hahaha.
  4. rétablir le contenu civique (« bringing back civic content« ) : par « civique » il faut en fait entendre et comprendre « politique » car Zuckerberg explique qu’ils ont compris (sic) que les gens voulaient aujourd’hui voir davantage de contenus politiques, des contenus dont Méta avait initialement baissé la visibilité et qu’ils vont donc massivement remettre à la une dans Facebook, Instagram et Threads. Ça va être l’ambiance d’une boucherie chevaline un jour de course hippique.
  5. leurs équipes de modérateurs basées (pour les USA) en Californie (état démocrate et globalement progressiste) vont déménager … au Texas (état qui se rapproche dangereusement du niveau de sociabilité et d’émancipation ressenti au moyen-âge). OK Cow-Boy.

Et d’ajouter qu’il allait bosser avec le Président Trump (son nouveau meilleur ami) pour (accrochez-vous) « protéger la liberté d’expression à l’échelle du monde. » Voilà voilà voilà.

Et cerise sur le gâteau, il dit également que les USA ont « les plus fortes garanties constitutionnelles pour protéger la liberté d’expression » là où l’Europe « produit toujours de nouvelles lois qui institutionnalisent la censure et rendent l’innovation impossible. » Terminant sa prise de parole par un tacle appuyé au gouvernement Biden avec qui il dit n’avoir pas pu travailler et qui n’aurait fait qu’augmenter la censure (comprendre : tenté de pousser quelques maigres et totalement infructueuses tentatives de régulation).

Ce revirement éclaire aussi l’influence de Joel Kaplan, qui avait intégré Facebook en 2011 en provenance de la frange la plus conservatrice de l’administration Bush, et qui vient de prendre du galon avec une récente promotion qui fait de lui le « Chief Policy » et le « Chief of Global Affairs » du groupe Meta et fait le lien entre Zuckerberg et l’administration Trump. Joel Kaplan, que la presse qualifie souvent de « Trumpian bulldog » et de « conservative champion » pique ainsi la place de Nick Clegg (qui avait intégré le groupe Méta juste après avoir été l’un des hommes politiques britannique à l’origine du funeste Brexit).

Facebook en Facepalm. Zuckerberg fait carpette.

Pour quelqu’un qui, comme c’est mon cas, suit depuis plus de 25 ans (putain c’est long) l’évolution des outils et plateformes numériques, cette déclaration de 5 minutes m’a fait l’effet d’un Zuckerberg passé en une soirée à Mar-A-Lago du mode Cyborg au mode Yolo et en train de foutre un énorme coup de pied dans le pourtant très fragile château de carte qu’il avait fini par bâtir sous la contrainte à force d’errer de scandales en procès et de faire absolument n’importe quoi sur ces plateformes dans l’ombre de régulations qui n’existaient qu’à peine.

Car oui depuis le début de son histoire et de sa bascule du « réseau social » au « média social » circa 2006 avec l’invention et l’imposition du NewsFeed (cf citation ci-dessous), Facebook et Zuckerberg ont pour l’essentiel toujours fait à peu près n’importe quoi et surtout exactement ce qu’il ne fallait pas faire pour produire un environnement discursif aussi massif un peu fréquentable et supportable.

« Le news feed marque le passage de l’Internet de la visite à celui de la notification. On ne « visite » plus la page de ses amis, elle s’impose à nous, son contenu nous est notifié. Le web passe alors du modèle de la bibliothèque universelle — celui de Google et Wikipedia — à un nouveau modèle, celui du flux, qui va la faire se rapprocher de plus en plus de la télévision. Le web devient un média aussi actif que passif. » Vincent Glad.

 

A tel point qu’à force d’évidences il avait lui-même fini par reconnaître (en 2017) qu’il avait principalement fait de la merde (notamment sur les sujets de modération et de mise en avant de discours polarisants, clivants, délétères). Sa déclaration d’hier est un virage à 180 degrés par rapport à l’ensemble de ses déclarations programmatiques et repentantes de 2017.

Mais il est vrai que depuis 2017 il y a eu … Trump, et puis l’invasion du Capitole, et puis la déplateformisation de Trump, et la guerre ouverte entre lui et Zuckerberg jusqu’à encore récemment avec la promesse (de Trump) de le mettre (Zuckerberg) en prison. Et puis le retour aussi tonitruant qu’improbable de Trump. Et l’évolution morpho-communicationnelle de Zuckerberg, et puis donc les gages qu’il donne aujourd’hui avec la force de conviction d’un tapis de bain de chez Wish et la sincérité d’une commode Louis XV en placoplâtre.

Alors oui bien sûr Zuckerberg a changé. Zuck le cyborg est devenu Zuck le cool. Aujourd’hui il a des muscles, des bouclettes, une tocante à un million d’euros au poignet, des ceintures du Jui-Jitsu, et la dignité d’Eric Ciotti. Chemise (presque) ouverte, chaîne en or qui brille.

Zuckerberg version 1.

Zuckerberg version 2.

Les 5 minutes de la vidéo de Zuckerberg peuvent être résumées à une seule formule prononcée en Septembre 2024 par Musk lors d’une interview : « Moderation is a propaganda word for censorship. » Je répète :

« Moderation is a propaganda word for censorship. » 

Tout est là. Toute la doctrine US autour de le liberté d’expression version Trump et Musk réside dans cette seule formule. Et même si le DSA (Digital Service Act) semble pour l’instant nous en protéger en Europe, cette protection demeure très théorique car elle n’est rien sans la volonté politique de l’appliquer. Et à regarder ce qui s’est passé autour du départ de Thierry Breton, autour des atermoiements et silences coupables d’Ursula von ver Layen, autour des confluences géopolitiques qui entourent toute forme de décision à l’encontre des plateformes technologiques qui sont tout sauf « seulement numériques » et de leurs propriétaires et garants, on peut hélas plus que raisonnablement douter que cette volonté politique s’affirme. Mais à tout le moins nous disposons d’un cadre réglementaire et de sanctions dont on saura questionner l’absence totale de mise en oeuvre si elle se confirme.

Sur la question par exemple de l’efficacité des « notes de communauté » en termes de modération, la commission européenne avait ouvert il y plus d’un an une procédure visant à analyser  « l’efficacité des mesures prises pour lutter contre la manipulation de l’information sur la plateforme, notamment l’efficacité du système dit des «notes de la communauté» de X dans l’UE et l’efficacité des politiques connexes visant à atténuer les risques pour le discours civique et les processus électoraux. »

Du côté de la littérature scientifique sur le sujet (que l’on ignore trop souvent alors que bon bah on a quand même des gens brillants dont c’est le métier et qui font le taff …) il n’y a guère de doute sur le fait qu’au mieux (et vraiment au mieux), les notes de communauté peuvent intervenir en complément de processus classiques et journalistiques de modération. Cette même littérature souligne par ailleurs que les notes de communauté ne s’attaquent pas nécessairement aux mêmes contenus que les processus de fact-checking et de modération professionnels et qu’elles se manifestent souvent trop tard même si, auprès des usagers des plateformes, le taux de confiance accordé à ces notes de communauté est souvent assez élevé à partir du moment où les informations contextuelles apportées sont jugées suffisantes (car à la différence des sites de fact-checking à qui ils font globalement confiance, les usagers sont très méfiants sur les énonciateurs desdites notes de communauté).

Parmi tant d’autres on pourra notamment se référer à l’article de Chuai Yuwei (et al.) qui indique :

« Rather, our findings suggest that Community Notes might be too slow to effectively reduce engagement with misinformation in the early (and most viral) stage of diffusion. Our work emphasizes the importance of evaluating fact-checking interventions in the field and offers important implications to enhance crowdsourced fact-checking strategies on social media. »
Chuai, Yuwei, et al. : « Did the Roll-Out of Community Notes Reduce Engagement With Misinformation on X/Twitter? » Proceedings of the ACM on Human-Computer Interaction, vol. 8, no CSCW2, novembre 2024, p. 1‑52. DOI.org (Crossref), https://doi.org/10.1145/3686967.

 

Derrière ces notes de communauté se retrouve un très vieux débat à l’échelle du web (et au-delà) en lien avec la supposée « sagesse des foules », qu’un ouvrage de James Surowiecki (« Wisdom Of Crowds« ) avait mis sur le devant de la scène numérique en 2004 c’est à dire en plein apogée du web 2.0 et à la naissance de Facebook. Les thuriféraires actuels de l’approche par les « notes de communauté » s’y réfèrent d’ailleurs souvent mais oublient que pour que cette « sagesse de foules » puisse effectivement s’appliquer (y compris pour sur des questions de modération) elle nécessite un certain nombre de préalables que Surowiecki résumait ainsi :

  1. « Collectivement les gens en savent plus que ce que les gens en haut croient.
  2. Un groupe avec un QI moyen plus faible sera meilleur pour résoudre un problème qu’un groupe de gens avec un profil homogènes et un QI moyen plus élevé, grâce à leur diversité (origine, expérience, âge, formation…).
  3. Avec un groupe homogène, plus les membres parlent, plus il devient stupide.
  4. Il faut encourager les désaccords et les opinions dissonantes.
  5. Les leaders doivent diminuer lors propre influence dans un processus de résolution de problèmes et éviter de s’entourer de gens qui pensent comme eux,
  6. La diversité est la clé d’une foule intelligente, la diversité à deux niveaux tout particulièrement :
    • Perspective (la façon de percevoir un problème)
    • Heuristique (la façon de régler un problème)
  7. Les groupes sont plus intelligents quand les gens agissent individuellement. »

Et l’on voit bien que l’architecture technique des plateformes, leurs grandes mécaniques de viralité algorithmique, mais aussi leurs sociologies propres, rendent plusieurs de ces conditions largement inopérantes (notamment sur le point 3, 4, 5 et 7).

Au commencement était le verbe la réverb.

Mais si vous savez, comme disent les musiciens, la réverbération, ce phénomène acoustique de sons que l’on continue d’entendre y compris lorsque la source a cessé d’émettre. Les discours, déclarations, prises de positions de Trump (sur le Canada, l’Alaska et le reste), de Musk (sur le gouvernement du Royaume-Uni ou l’extrême-droite allemande pour ne citer que ses dernières sorties de route), et maintenant ces déclarations de Zuckerberg, tout cela produit une cacophonie étrange, tonitruante jusqu’à l’improbable, jusqu’au doute du possible, jusqu’à la question de la limite qu’il est possible de poser à ces discours ; discours délirants qu’ils ancrent à toute force dans un spectre de rationalité qui ne tient qu’à la puissance de résonance et de propagation de leur parole, au moyen d’outils et de plateformes qu’ils administrent à leur seul et entier bénéfice.

Partir un jour ?

Alors que le mouvement « HelloQuitX » appelant à quitter la plateforme de Musk à date du 20 Janvier (prise de pouvoir de Trump) prend de l’ampleur dans certaines sphères médiatiques, le virage de Zuckerberg annonce a minima des jours sombres pour les plateformes Facebook, Instagram et Threads. J’avoue ne même plus savoir s’il faut les quitter tant j’ai déjà l’impression de ne plus les fréquenter que de manière spectrale (et pour le reste je vous renvoie à mon article « comment quitter une forêt lorsque l’on est un arbre« ).

Une phrase m’accompagne depuis longtemps dans mes pérégrinations et analyses numériques : « La valeur d’un réseau social n’est pas seulement définie par ceux qui sont dedans mais par ceux qui en sont exclus. » Paul Saffo. Dans ces nouvelles imprécations numériques délirantes où là encore Trump, Musk et tant d’autres mais ces deux là au commencement, parlent au mieux de détruire Wikipédia et au pire de stigmatiser des populations entières en raison de leurs orientations sexuelles, politiques ou religieuses, l’ouverture des vannes décrétée par Zuckerberg va produire des effets délétères à une échelle jamais encore atteinte. De manière très concrète et comme le rappelle par exemple Wired, « Meta autorise désormais les utilisateurs à accuser les personnes transgenres ou homosexuelles d’être atteintes de troubles mentaux. » Alors que la même semaine (le 7 Janvier) Instagram reconnaissait avoir invisibilité « par erreur » des contenus LGBTQ+ … Concrètement, les nouveaux « standards de communauté » de Meta stipulent par exemple et parmi d’autres monstruosités :

« Nous autorisons les allégations de maladie mentale ou d’anormalité lorsqu’elles sont fondées sur le genre ou l’orientation sexuelle. »

Quand dire c’est détruire.

Asma Mhalla expliquait récemment au micro de France Inter que « Trump a le pouvoir, Musk a la puissance. » Et Zuckerberg de quoi dispose-t-il ? Zuckerberg est un patron d’industrie chimiquement pur à l’échelle du numérique, là où Trump et Musk sont venus au numérique au croisement de premiers intérêts politiques, affairistes et industriels. En se concentrant uniquement sur la surface numérique de ces 3 « power users » toxiques, on note que Trump possède un réseau « Truth Social » qui représente péniblement 5 millions de comptes actifs (essentiellement d’extrême-droite). Twitter devenu X c’est autour de 350 à 400 millions d’utilisateurs actifs mensuels. Et puis il y a Zuckerberg. Zuckerberg avec Facebook : 3 milliards d’utilisateurs actifs mensuels. Zuckerberg avec Instagram : 2 milliards d’utilisateurs actifs mensuels. Zuckerberg avec Whatsapp : 2 milliards d’utilisateurs actifs mensuels. Avec des recouvrements, bien sûr, mais même si les 3 ne s’additionnent pas littéralement et dans une humanité de 8 milliards d’individus dont seulement 5,3 milliards ont un accès à Internet, il dispose d’un média d’entrée direct et quasi quotidien avec les 3/4 de cette humanité connectée.

Trump est une mèche. Musk une étincelle. Zuckerberg un baril de poudre. Tic tac tic tac tic tac. Il sera difficile d’éviter le Boum.

Je laisse le dernier mot à danah boyd : « Fuck You Facebook« .

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut