Cet article est la suite de ceux parus le 28 février 2022 et intitulé "Ukraine. Para Bellum Numericum. Chronique du versant numérique d'une guerre au 21ème siècle." et le 3 mars 2022 intitulé "Ukraine. Para Bellum Numericum (épisode 2)." Il continue d'explorer les enjeux et déclinaisons numériques, parfois poignantes, parfois anecdotiques, parfois vitales, du conflit en cours en Ukraine suite à l'invasion Russe.
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A distance de la guerre, à distance des bombes, à distance des cris, à distance des corps frappés, déchiquetés, chacun cherche son image, son émotion, comme pour s'ajuster au malheur du monde tout en parvenant à le maintenir à une distance suffisamment grande pour qu'il ne nous effondre pas au-delà de la contemplation de ces images.
Et les images de la guerre en Ukraine sont nombreuses. On y trouve les photos des reporters présents sur place et qui deviennent eux-même la cible de l'armée et des mercenaires Russes. Que faire d'autre que saluer leur courage et rappeler qu'au-delà de porter la plume dans la plaie, beaucoup rentreront avec autant de plaies.
Tragédie musicale.
Il y a les images et puis il y a les sons. A lire les récits des guerres et de leurs survivants, il n'est que d'alternance entre le fracas des bombes, les cris des blessés et des familles de ceux qui tombent, et le silence de l'attente et de la peur. Mais à distance de la guerre en Ukraine nous entendons d'autres sons. Nous entendons des musiques. Une tragédie musicale.
Reine des neiges et des bunkers.
Il y a la vidéo de cette enfant avec d'autres recluse dans un Bunker, et qui chante un générique devenu une forme d'universel, celui du dessin animé "La reine des neiges". Elle s'appelle Amelia. Il faut regarder cette vidéo en entier. Parce que le téléphone qui la filme, va tourner tout autour d'elle et nous montrer d'autres visages d'enfants, qui l'écoutent, et leurs parents, ses compagnons de misère et de courage surtout.
Cette vidéo, au travers de ses reprises dans différentes plateformes, et de la presse qui désormais en parle, va culminer (elle y est déjà) à des millions de vues. Souvenons-nous de ce prénom, de ce visage et de ce chant. Elle s'appelle Amelia. Car comme dans toutes les guerres modernes, nous aurons des nouvelles d'Amelia au sortir de ce conflit, elle est une image, une presqu'icône, une incarnation, un filet de voix, elle est désormais bien malgré elle l'un des fils narratifs de cette guerre. Nous aurons des nouvelles d'Amelia. Peut-être seront-elles tragiques. Car cette enfant chante dans un bunker sous les bombes. Car c'est une guerre. Car tant d'autres enfants sont déjà tombés sous les bombes ou brisés sur les routes d'un exil qui sera pour beaucoup sans retour. Alors nous pleurerons Amelia. Et sa tragédie musicale. Elle est pour l'instant plus que toute autre la petite reine des neiges et des bunkers de Kiev.
[Mise à jour 21 Mars] Amelia a trouvé refuge en Pologne. Elle chante désormais devant 10 000 personnes.
Luis Prima sous les bombes.
C'est une autre chanson. Au départ une vieille tarentelle italienne. Qui deviendra un best-seller mondial, repris notamment par Luis Prima en 1972. Et qui trouve aussi sa place dans l'une des scènes inaugurales du film Le Parrain, la même année. "Che la Luna". Le rythme est entraînant, les paroles grivoises. Rien à voir avec la guerre. Cette chanson est aussi dans le Top 50 des suggestions de musique proposées par la plateforme TikTok.
Voici la capture d'écran du "top" de la guerre en Ukraine vu par TikTok. On y trouve 2 vidéo d'une certaine "Valerisssh". Valerisssh est une jeune femme ukrainienne. Photographe sur Instagram elle documente son quotidien sur son compte TikTok et ses vidéos sont parmi les plus vues, les plus virales, culminant pour une d'entre elle à presque 25 millions de vues. Sur cette vidéo on voit sa vie et celle de sa famille dans l'abri où ils vivent. Et Luis Prima chante "Che la Luna". Toutes les vidéos de Valerisssh sur TikTok qui traitent de la guerre qu'elle vit sont … drôles, en tout cas semblent tellement légères par les expressions et les attitudes dans lesquelles Valerisssh choisit de se filmer. Et puis il y a ces musiques. Toutes les vidéos de Valerisssh sont bâties sur le rythme de musiques entraînantes. Toutes racontent pourtant la même histoire qui est celle d'une tragédie. La même tragédie musicale.
Anne Frank aussi avait des joies. Anne Frank parlait à son amie Kitty. Valerisssh parle au monde entier en direct. Anne Frank si elle l'avait pu, car elle en avait l'âge, aurait probablement aussi été sur TikTok. Même si ces deux guerres et ces deux histoires n'ont bien sûr que peu de choses à voir entre elles, il reste vertigineux de comprendre pourquoi toujours pour les témoins et les victimes de ces guerre, il importe autant de se cacher aux assauts et aux bombardements que de se dévoiler au monde et avec leurs vies, de documenter les horreurs d'un conflit.
Anne Frank avait son journal. Valerisssh a son compte TikTok.
Une jeune femme. Un média. Une guerre. Leur histoire. Notre histoire.
Une jeune femme. Un média. Une guerre.
Dans des années peut-être, comme l'on étudie aujourd'hui le journal d'Anne Frank, on étudiera le journal TikTok de Valerisssh, ou de tant d'autres comme elle. Savoir comment les conserver et à quel prisme les lire, savoir comment ils s'articulent aux autres récits et témoignages de leurs temps, est d'ores et déjà du même intérêt. Relève de la même urgence. Procède de la même nécessaire transmission.
[Note pour moi-même] 2009. Etats-Unis. Un Airbus A320 réussit à se poser en catastrophe sur le fleuve Hudson. Un homme est sur un ferry. Il prend une photo avec son téléphone portable et la publie sur un site alors encore presque confidentiel de "micro-blogging" avec ces quelques mots : "il y a un avion dans l’Hudson." Beaucoup de médias vont relayer et reprendre son tweet et la photo qu'il contient. C'est l'acte fondateur qui voit l'avènement de Twitter comme média. Et l'acte I de ce que l'on appela longtemps le "journalisme citoyen". Personne au commencement ne savait vraiment très bien ce qu'il adviendrait de ce réseau qui nous contraignait à publier des informations en 140 caractères et pas un de plus. Beaucoup – dont moi-même – imaginions qu'il se limiterait à tout autre chose que ce pour quoi il est aujourd'hui réputé (et souvent aussi décrié). On n'imagine jamais entièrement le devenir d'un média. Car les usages et circonstances le façonnent toujours bien au-delà de la dimension technique qui le définit. [/Note pour moi-même]
La guerre sur TikTok ? OK Boomer.
De nombreux articles se sont intéressés à l'étrangeté de ces vidéos extrêmement séquencées, très fragmentaires, et offrant le plus souvent, pour celles du conflit en cours en Ukraine, une opposition totale entre la bande-son et l'image.
Le processus n'est d'ailleurs pas nouveau. Et Kubrick l'a presque systématiquement utilisé et "magnifié", qu'il s'agisse de la scène finale de Full metal Jackett (et le thème du dessin animé Mickey Mouse chanté par les soldats), de la scène du viol d'Orange mécanique ("Singing in the Rain"), et bien sûr de "We'll Meet again" qui accompagne la scène finale dans le Dr Folamour.
Mais la distance que permet une oeuvre de fiction comme celle que s'autorise un réalisateur, n'est jamais celle d'une documentation du réel en temps de guerre par ses témoins directs, fut-elle médiée par TikTok.
Reste l'effet produit sur le spectateur par ces musiques "anempathiques", qui sont par ailleurs non pas entièrement délibérément choisies, mais mises à disposition dans un contexte d'usage où le critère de leur popularité est systématiquement mis en avant, et où leur ajout fait lui même signe de cette quête de visibilité et de popularité et où il leur tient lieu de cadre.
Notre premier réflexe, a fortiori pour les boomers, est de considérer comme un marqueur générationnel ce recours à des formes de musicalité sans rapport avec l'enjeu de la guerre. Ou à les résumer aux contraintes (réelles) de la plateforme et à leur pouvoir normatif (réel également). Et d'en profiter pour le discréditer a priori. C'est là une erreur fondamentale. Cette distorsion entre le temps de la guerre et le tempo de la musique a toujours existé comme une forme d'impérieuse distraction et de dissonance nécessaire. Les soldats au front, les groupes de musique que l'on y envoyait, avaient plutôt recours à un répertoire "léger". Jusque dans les tranchées de la première guerre mondiale on trouvait les ressources et la nécessité de jouer de la musique.
Alors sommes-nous en train d'assister à la première "guerre TikTok" au monde ? Existe-t-il une singularité de cet usage de TikTok en temps de guerre tant parfois il nous semble, comme souligné par cet article de Wired, que "TikTok a été conçu pour la guerre" :
"la conception et l'algorithme de la plateforme s'avèrent idéaux pour le désordre de la guerre, mais un cauchemar pour la vérité."
S'il n'y a pas davantage de "fake news" sur TikTok que sur d'autres plateformes, a fortiori en temps de guerre où les enjeux de propagande favorisent ces phénomènes, il est vrai, en revanche, que la brièveté du format et le cadre dans lequel il se déploie ne laisse pas le temps, même par effet de bord, de prêter significativement attention au contexte, à la date ou à l'émetteur et favorise donc, mais à part égale, la dissémination et la partage des vraies comme des fausses informations.
Créé en 2016, TikTok revendique officiellement avoir franchi le cap du milliard d'utilisateurs (annuels) depuis 2021 (dont 600 millions d'utilisateurs quotidiens en Chine). L'une de ses caractéristiques c'est la volumétrie des contenus disponibles, volumétrie que leur fragmentation et leur brièveté rend d'une densité à nulle autre pareille. Et son autre caractéristique c'est celle de son algorithme et des séquences qu'il isole, sélectionne et recommande dans l'onglet "for you".
"La beauté de la chose, c’est que l’algorithme de TikTok est si efficace que son graphe d’intérêt (la base de données permettant de dire quels utilisateurs sont intéressés par quoi) peut être mis en place sans imposer de charge significative à l’utilisateur. Il s’agit de personnalisation passive, d’apprentissage par la consommation. Parce que les vidéos sont particulièrement courtes, le volume de données d’entraînement fournies par un utilisateur par unité de temps est élevé. Et parce que les vidéos sont amusantes, ce processus d’entraînement semble naturel et même plaisant à l’utilisateur." (Source : Horning Rob, Garnier Sophie, "Politique du scroll", Tèque, 2022/1 (N° 1), p. 76-111)
Les vidéos TikTok ont par ailleurs une grande force de percolation, elle peuvent facilement se partager sur Twitter, Facebook mais aussi et surtout par messageries (dont Whatsapp).
Enfin et sur un plan plus "technique", notons qu'en Russie, TikTok a d'abord annoncé (par communiqué) qu'il allait suspendre la possibilité de faire des "live" avant d'interdire "simplement" la possibilité de publier des contenus depuis le 6 mars au regard de la loi votée en Russie et condamnant à 15 ans de prison toute publication non alignée sur la communication du régime.
Où sont les femmes ?
Elles sont au front. Un Ukraine particulièrement où l'armée compte 23% de femmes.
Elles sont sur tous les fronts. Car en Russie, si Poutine vient de reculer en annonçant la fin de l'envoi sur le front de conscrits, c'est parce que, comme le rappelait la collègue maîtresse de conférences en sciences politiques, Anna Colin Lebedev :
"Les comités des mères de soldats sont parmi les plus vieilles ONG russes, défendant les droits des soldats et de leurs familles, depuis le retrait de l'armée sov d'Afghanistan."
Parmi les plus vieilles et parmi les plus puissantes dans l'opinion. Et que devant les images, les vidéos et les témoignages mis en place par l'Ukraine, notamment via le site 200rf.com, la bataille de l'opinion, de l'opinion de ces mères de soldat en tout cas, est en train d'être gagnée et a fait plier Poutine.
Il y a les femmes soldats en Ukraine, il y a les mères de soldats en Russie, il y a toutes ces femmes dans ces déjà plus de 2 millions d'exilés Ukrainiens, dont le courage n'est pas moindre, et qui portent leurs enfants comme on tient une promesse d'avenir dans un monde qui s'effondre, c'est à dire désespérément.
Il y a Yelena Osipova, activiste septuagénaire et icône d'un courage qui a déjà traversé tant de conflits.
Et puis il y a Valerisssh, et puis il y a Amelia. Et toutes celles que l'on ne connaît pas. Et qui sont la promesse d'une aube.
Photo de Christo Grozev.