Il y a des mots qui vous habitent, vous interrogent, vous heurtent, vous hantent parfois, ou vous accompagnent simplement. Depuis quelques jours c'est le mot "deplatforming" qui m'accompagne et m'interroge. La "déplateformisation" en traduction littérale, que l'on vit arriver à la une lorsque Twitter puis d'autres grandes plateformes décidèrent, donc, de "déplateformiser" Donald Trump c'est à dire de fermer ses comptes.
Autant l'anglophone sonne, autant la transcription littérale française pique un peu. On pourrait bien sûr clore le débat linguistique, le considérer vain, et rappeler que le "deplatforming" n'est qu'un euphémisme évitant de qualifier les choses pour ce qu'elles sont : censurer et bannir.
Trump a été censuré et banni. Ou "déplateformé". On peut aussi parler de Cancel Culture, d'effacement.
(via Mashable)
Mais il (me) manque (encore) quelque chose. "Deplatforming". Quelque chose qui sonne et n'est pas seulement réductible à une censure et à un bannissement. Quelque chose de spécifique à la circulation et à l'articulation, sur ces plateformes, entre discours publics et discours privés, entre espace public et espace privé. Quelque chose qui dit et qui énonce une forme de déflation des infatués et qui, à hauteur de Trump, fut une déflagration. Déflation subite des discours. Déflagration de la sanction. "Deplatforming".
Après l'épisode Trump, ce samedi midi à l'occasion d'un mouvement coordonné par des associations de lutte contre les violences sexuelles envers les enfants, et en écho au livre La Familia Grande de Camille Kouchner, ce samedi midi le hashtag #MeTooInceste faisait son apparition sur Twitter. Comme le hashtag #MeToo avant lui. Et tant d'autres. Des hashtags de causes, de militance, d'explicitation, de délation parfois (#BalanceTonPorc), des appels à la reconnaissance si souvent, et si souvent les respirations de tant d'oppressé.e.s. #IcantBreathe
Trump ne parlera plus sur les réseaux sociaux. Plus sur ceux-là en tout cas. Plus pour l'instant en tout cas. Car l'exil numérique incompressible n'existe pas. La dynamique des espaces numériques intriqués, la tectonique même de Pangée numérique rend l'éternel exil impossible. Trump reviendra parler. Via d'autres réseaux. Via d'autres sociabilités. Via d'autres plateformes. Il parlera. #FreeSpeech. Mais n'atteindra pas, pas tant, pas autant. #FreeReach.
"If a bigot rants in a forest, and nobody is around to hear him, does anybody care what that idiot says ?" (traduction : si un fanatique se déchaîne dans une forêt et qu'il n'y a personne alentour pour l'entendre, qui se soucie de ce que dit cet idiot ?)
Trump ne parlera plus sur les réseaux sociaux, il a été déplateformé, ou déplateformisé. Mais tant d'autres parlent sur ces réseaux sociaux. Tant d'autres se plateformisent et avec elles et eux leurs causes. Non plus bourreaux, délirants ou dénigrants, mais victimes, victimes, victimes.
Ces hashtags comme #MeTooInceste, leurs hashtags, leur permettent de dire, d'expliciter, de publiciser, d'interpeller, d'informer. Ce sont des mots, ce sont des comptes, ce sont des histoires et ce sont des gens qui sont plateformisés. Pas simplement posés. Pas posés n'importe où. Mais comme dépliés. Mis à plat et à vue. Dépliés. Plateformisés.
Comme je posais la question sur Twitter d'une traduction française acceptable de ce "deplatforming" je reçus la belle proposition suivante :
"Amégaphonir, verbe du 2ème groupe, indiquant la privation (préfixe a-) d'un amplificateur de parole pour une personne honnie."
Amégaphonir. Le mégaphone et le(s) banni(s) honnis. La trouvaille est je trouve très belle et l'effet de concaténation très juste. Merci Seb Alex Andrivet.
Déplateformiser c'est dépolitiser.
Chaque fois que l'on parle de plateformes je commence par aller relire le camarade Casilli relisant Tarleton Gillespie. Comme souvent lumineux, précis, chirurgical et nécessaire. Et au final j'en retiens avec eux que :
"une plateforme est une entité politique, et non pas une simple métaphore – elle illustre les dimensions collectives et la nature consensuelle des négociations qui ont lieu dans son périmètre."
Déplateformiser c'est donc en un sens dépolitiser. Et c'est paradoxalement – c'est à dire contre l'ordre du discours même – très exactement ce que fait Twitter quand il annonce fermer définitivement le compte personnel de Donald Trump : il le dépolitise comme d'autres démonétisent. De fait la politisation de Trump était devenue problématique en termes de monétisation également pour ces plateformes.
Bien sûr si l'on accepte d'entendre la "déplateformisation" comme une dépolitisation, alors la plateformisation est une hyper-politisation construite sur un effet de polarisation que seules les plateformes sont en capacité de générer et de produire à cette échelle et à cette vitesse, avec l'écho médiatique dynamique qui accompagne désormais chacune de ces plateformisations délibérées.
Trump le président des Etats-Unis d'Amérique parlait de choses privées au nom de la chose publique dans un espace privé. Il a été déplateformisé.
Les victimes d'inceste qui témoignent aujourd'hui de choses intimes dans un espace privé pour les rendre publiques sont plateformisées.
C'est peut-être aussi cela la plateformisation : un passage de l'intime à la chose (rendue) publique pour établir sa contestation ou son acceptation dans le champ social. Que l'on nommait avant "médiatisation".
Et c'est peut-être alors cela la déplateformisation : la saturation de l'acceptabilité dans le champ social qui ramène l'expression d'opinions à des chambres qui sont tout sauf d'écho.
In-former. Plate-former.
Informer c'est étymologiquement former, façonner, donner forme, in-former. "Plateformer" ou "plateformiser" c'est alors peut-être mettre à plat comme est plate la ligne éditoriale du ressac infini des hastags et leur litanie de reprises et d'échos. Un à plat qui oblige le regard à se porter à sa surface puisqu'il n'est alors rien d'autre de possible à observer à l'horizon et où que le regard se porte. "Plateformer" ou "plateformiser" c'est peut-être refuser de donner forme, refuser de façonner, et juste poser là, sous le regard et dans le désordre du discours si souvent à rebours de l'ordre des choses. Précisément là où naît le politique.
Poser là, comme un aplat. Plate forme. "La terre est bleue comme une orange." Et la terre des réseaux sociaux est plate quand ça nous arrange. Et quand vous parvenez au bout, vous êtes déplateformés.
Une nouvelle fois avec Paul Eluard :
"La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas"
Et les plateformes on ne sait pas. On étudie encore cela.
Intéressant, comme toujours. Juste un rebond. Déplateformiser n’est-il pas comme l’antonyme de Plateformiser ? Or, plateformiser, c’est recomposer un système ou un secteur en plateforme numérique. Pour suivre Nick Srnicek dans son « Capitalisme de plateforme », c’est un nouveau modèle d’entreprise qui permet d’extraire, contrôler et rendre productif les données par des capacités de traitement et d’analyse. Déplateformiser consisterait donc, idéalement, à dire que certaines données, contenus, profils ne peuvent être rendus productifs et seraient donc rejetés par le système, comme des déchets qu’on ne sait exploiter (à charge à d’autres petits acteurs de trouver les moyens de les exploiter, Parler vs. Facebook par exemple). On sait aussi que plateformiser revient souvent à dépolitiser les acteurs en présence au profit d’une forme d’efficacité et surtout au profit de l’acteur monopolistique qui organise la plateforme. En ce sens, déplateformiser tiendrait plus à repolitiser qu’à dépolitiser il me semble. En déplateformant Trump, finalement, on le déstructure, mais on le repolitise peut-être plus qu’il ne l’a été. 😉