Quenelle interdite.
Tout le monde parle en ce moment de l'affaire Dieudonné et de la possible interdiction de ses spectacles. Du côté des réseaux que l'on dit sociaux, nombre de réactions soulignent la décision incompréhensible d'interdire lesdits spectacles à grand renfort de police et avec les frais de l'état afférents, alors même que l'intégralité des vidéos dudit DIeudonné sur Youtube ou Dailymotion restent librement accessibles et visionnables gratuitement par chacun.
Quenelle en (You)tube
En témoigne, parmi tant d'autres, le statut d'Alexandre Hervaud, qui me pardonnera de le prendre ainsi à témoin tant il sait le total respect que je lui voue par ailleurs, notamment pour ses chroniques sur Slate et Le Mouv' (et s'il ne le savait pas, ben maintenant il le sait) :
Ce positionnement me semble intéressant en ce qu'il cristallise les trois grands débats récurrents autour de nos usages du web :
- la question de la régulation et de la "neutralité" (faut-il interdire les vidéos Youtube de Dieudonné ? Et si oui, à qui cette responsabilité incombe-t-elle ?)
- la question de l'articulation entre espace public et espace privé (autoriser et laisser dans l'espace "public" les mêmes vidéos Youtube alors qu'on interdit dans un espace privé – théâtre ou salle de spectacle – les représentations du spectacle pour des gens pourtant prêts à payer leur place).
- et la question de la synergie ou de l'antagonisme des usages entre espace "réel" et espace "numérique"
Quenelle publique ou querelle privée ?
Récemment dans un remarquable billet, Christophe Benavent écrivait :
"Les réseaux ne sont pas un réseau, mais une multitude de bulles qui ne partagent plus aucun repère commun. (…) L’accroissement du contrôle de la sphère privée qui en permet l’extension, n’est-elle pas corrélative d’un retrait de l’espace public ? Cette hypothèse est d’autant plus raisonnable que l’on est plus vulnérable dans l’espace public que dans l’espace privé, et qu’il vaut sans doute mieux investir dans la protection de ce dernier que dans la jouissance des bénéfices du premier.
La conséquence sociale de ce déséquilibre d’intérêt peut se manifester dans une configuration inattendue des réseaux sociaux : des galeries opaques, incompréhensibles, et impénétrables."
Mon avis est qu'il est de la responsabilité effective du gouvernement d'interdire les spectacles de Dieudonné s'ils contreviennent aux limites de la liberté d'expression encadrées par la loi (savoir si la loi encadre bien, trop ou pas assez la liberté d'expression est – encore – un autre débat). L'erreur commise par les tenants du "ça sert à rien d'interdire les spectacles alors que les vidéos sont accessibles et touchent beaucoup plus de monde" participe de la difficulté de saisir ce que Danah Boyd expliquait très bien dans sa définition des réseaux sociaux comme une expression et une inscription de la privauté ("privacy") dans un espace semi-public (et donc symétriquement semi-privé).
Quenelle est-il faire dans cette galère ?
YouTube et Dailymotion sont sur le web. Et le web est un espace public. Mais YouTube et Dailymotion sont des espaces semi-privés. Des "silos". Des "jardins fermés". Nous les percevons "naturellement" – et à tort, mais un tort entretenu par leurs propriétaires – comme des espaces "publics" mais la réalité est que, au-delà du caractère privé ou non des informations qu'une infime minorité d'entre nous y dépose, notre usage de ces espaces est un usage privé. Regarder une vidéo de Dieudonné sur Youtube relève de la sphère privée, non d'une inscription dans un espace public. Il ne peut donc pas incomber au gouvernement de réguler ces usages sauf à vouloir accélerer un contrôle Orwellien de nos vies.
Il venait me chercher quenelle.
A l'inverse, se rendre dans un espace privé (un théâtre, une salle de spectacle), et payer sa place pour assister au spectacle de Dieudonné relève essentiellement de la sphère publique. Parce que nous n'y sommes pas seuls, et parce qu'en périphérie de cet espace privé du théâtre de la représentation se joue la mobilisation d'autres espaces publics proxémiques : celui des opposants à Dieudonné qui vont venir manifester "contre", celui des soutiens à Dieudonné qui vont venir manifester "pour", chacun d'entre eux le faisant dans l'espace public de la rue, périphérie publique qui contamine effectivement et détourne la vocation et la nature "privée" de la salle de spectacle. Sans oublier ceux qui inévitablement perturberont l'espace privé du spectacle de l'intérieur, en faisant le barouf.
Or la régulation de l'espace public appartient effectivement aux gouvernements, qui, si le trouble à l'ordre public est envisagé comme plus que probable, se doivent alors d'intervenir en amont.
CGU de la quennelle.
<HDR> Il n'existe à ce jour dans le code pénal aucun délit relevant du trouble à l'ordre privé, délit qui pourrait pourtant seul permettre, si je reste cohérent avec mon analyse, d'interdire la diffusion des vidéos de Dieudonné sur Youtube ou Dailymotion. Le choix de suppression d'une vidéo appartient au seul propriétaire du service. Facebook interdit les photos de seins laissant apparaître un téton mais autorise les groupes néonazis. C'est à Google, propriétaire de YouTube, à Orange, propriétaire de Dailymotion, de décider de laisser ou de supprimer les vidéos d'incitation à la quenelle raciale.
La difficulté d'articuler espace public et espace privé dès que l'on aborde la question des médias ou réseaux sociaux numériques vient notamment d'un déficit d'expérience conjugué à un enjeu de volumétrie sociale et de périphéries contaminantes.
Dans la vie non numérique, d'expérience, nous savons quels sont les comportements de nature "privée" qui risquent d'être perçus comme au minimum inopportuns si nous les adoptons dans l'espace public de la rue ou dans l'espace semi-public d'un théâtre ou d'un cinéma (faire l'amour, se mettre à courir tout nu, déféquer, hurler des insultes, etc.). Nous le savons d'expérience parce que nous y sommes éduqués depuis notre plus tendre enfance à grands coups d'interdits et parce que la volumétrie sociale de l'espace public ou semi-privé non numérique est toujours immédiatement observable et constatable (par exemple si je suis seul dans une salle de cinéma ou dans une rue, je prends moins de risque à déféquer ou à me mettre tout nu).
Sur l'espace public du web, et a fortiori dans les espaces semi-privés des silos que sont Facebook, Youtube, etc. le phénomène des audiences invisibles, là encore parfaitement décrit par Danah Boyd me prive de toute possibilité d'expérience équivalente. A défaut de pouvoir systématiquement la constater, j'en suis donc réduit à postuler, inférer ou espérer la présence ou l'absence de mes connaissances avec qui je partage une partie de mon espace privé et de la foule d'anonymes avec lesquels je peuple cet espace semi-privé des réseaux et cet espace public du web.
Reste enfin la question des périphéries contaminantes. Dans la vie non numérique, la salle de spectacle "privée" dans laquelle se produira (ou pas) Dieudonné sera donc "contaminée" par sa proximité et son inscription dans un espace "public". C'est à la frontière de ces deux espaces que je joue précisément l'argumentaire du gouvernement sur le potentiel "trouble à l'ordre public". Dans la vie numérique, de tels phénomènes de contamination existent mais ils sont instrumentalisés par les seuls détenteurs des espaces semi-privés puisqu'il n'existe pas, par définition, de "gouvernement" de l'espace public du web. Ainsi, une vidéo quenellophile consulté par un usager sur YouTube pourra contaminer le profil Google+ du même individu et potentiellement changer de statut en s'affichant sur son profil et en "déportant" donc cet acte de consultation "privé" dans une périphérie "semi-publique" composée de tous ceux susceptibles de consulter ledit profil. </HDR>
J'aime la quenelle. Mais laquelle ?
Et c'est bien là que se situe le problème. Dans ce déport, ce changement de statut, incontrôlable, et qui nous aliène en "rendant public" (ou semi-public) ce qui aurait du rester de l'ordre du "privé" ; dans ce qui de la même manière ramène à l'étroitesse d'une alcôve numérique privative un ensemble d'expressions, de comportements, d'opinions qui auraient eu d'abord vocation à dessiner ma sociabilité "publique". Car si je ne peux pas "voir" les autres, je peux en revanche observer ce qu'ils font, ce qu'ils visionnent, ce qu'ils écoutent. Et ils peuvent également savoir que j'ai regardé ou aimé une vidéo de quenelle, que j'ai "liké" la page de soutien au bijoutier de nice. L'expérience de l'altérité, de la présence à l'autre, est rendue impossible mais elle est également réduite à un comptage, à une métrique, à une vue purement "documentaire" (ce qu'il lit, regarde, écoute, aime) coupée de la temporalité sociale et contextuelle, coupée également de la perception d'une action située, qui pourtant seules pourraient permettre cette expérience de l'altérité.
Quenelle toi toi-même.
Quand j'étais étudiant à Toulouse, je passais souvent à proximité d'un cinéma porno intitulé le "zig-zag". Chacun est libre de fréquenter s'il le souhaite ce genre de salle. L'état ne "légifère" que sur le fait qu'il faut prouver que l'on est majeur pour y entrer. En regardant sortir les gens de ce cinéma, lorsque les gens réapparaissaient dans l'espace public de la rue, il était possible – et aussi amusant – de tenter de cerner leur motivation à y entrer : il y avait là des pervers aussi caractérisés que caricaturaux, des couples en mal de sensation, des étudiants usant du prétexte du "allez on va se marrer un bon coup", des gens que l'on ne s'attendait pas du tout à trouver là, il y avait ceux qui assumaient, ceux qui baissaient les yeux, il y avait là des solitudes, des errances, des angoisses, des frustrations, du désir, de la provocation, du défi, de la peine. Il y avait là des histoires. Des personnages. Il y avait là une société parce qu'elle était observable ; parce que cet acte de consultation privée nécessitait in fine une sortie dans un espace public.
Et puis Youporn est apparu. Et les quenelles se sont multipliées. Et je n'en saurai jamais autant sur les motivations des 648 883 personnes qui ont visionné cette vidéo que ce que je savais des maigres dizaines de spectateurs sortant de ce cinéma porno. Je n'en saurai jamais autant parce que je ne les verrai jamais. Or sans cette connaissance, sans être capable de discerner le simple curieux du militant du parti anti-sionniste, comment encore faire société ? En confiant cela, cette "vision d'ensemble", aux quelques firmes du Big Data comme nous avons confié la santé de la planète aux quelques firmes du Big Pharma ?
Ce que l'affaire de la quenelle, son traitement médiatique et son écho sociétal prouvent, c'est d'abord notre dissémination, notre éparpillement, notre incapacité à nous connaître, à nous re-connaître. La quenelle n'est pas un geste fédérateur, elle est tout au contraire le symptôme d'une dislocation, ce qui rompt l'unité d'un ensemble. La quenelle se propage. Oui. Dans des réseaux. Oui. Mais … "Ces réseaux ne sont pas une extension d’un domaine public qui se caractériserait par une visibilité grandissante. Ils ressemblent bien plus à des terriers de lapins, à ce circuit souterrain de taupes, à ce labyrinthe que construit une colonie d’autistes." (Christophe Benavent)
Quenelle au four.
Pour le reste et sur le fond, si je déteste les racistes j'aime encore moins les nègres. Quand aux juifs, on ne m’ôtera pas de l’idée que, pendant la dernière guerre mondiale, ils ont eu une attitude carrément hostile à l’égard du régime nazi. Ce n'est pas moi qui le dit. C'est lui. N'importe qui ne peut pas rire de tout. C'est tout. Et là le problème, ce n'est pas la quenelle. C'est lui.
Que je comprenne bien, selon vous, la télévision relève aussi de l’espace semi-privé, puisqu’il n’y a pas non plus de public ? La télévision ne fait pas non plus société ?
Sylvain> oui, l’activité de regarder la télévision relève de la sphère privée, au même titre que le visionnage de vidéos sur YouTube. Ce qui ne veut pas dire que les contenus télévisuels ou ceux de YouTube n’influencent pas notre manière de faire société.
J’ai l’impression que votre position est surtout juridique, sur la notion de trouble à l’ordre public.
Car sinon on voit bien qu’un espace semi-privé comme vous dites, la télévision, est extrêmement régulé par l’Etat. Justement parce qu’on y voit la quintessence de l’espace public, la vraie agora publique.
(désolé, c’est un peu long)
«Regarder une vidéo de Dieudonné sur Youtube relève de la sphère privée, non d’une inscription dans un espace public.» Pourquoi cette opposition? Elle ne tient que si on considère que l’espace public est nécessairement un espace géographique déterminé (la rue, la place, voire le théâtre, là où peut se produire le trouble à l’ordre public), ce que contredit le reste du texte («l’espace public du web» n’est pas un lieu où l’on peut se retrouver physiquement).
Lire un journal est bien une activité privée, mais pourtant elle inscrit le lecteur dans un espace public (au sens d’Habermas), un lieu symbolique où les idées circulent au sein du public des lecteurs de ce journal. Certes, cet espace public-là n’est jamais complet (tout le monde ne lit pas le même journal, les références ne sont jamais partagées par l’ensemble de la population, la presse papier ne facilite pas l’interaction) et ne rejoint donc jamais l’idéal d’Habermas. Il y a plutôt des espaces publics partiels, ou partiellement publics, ou semi-publics comme tu le dis. Mais ce n’est pas spécifique aux réseaux sociaux.
Et ces espaces publics ne sont pas complètement coupés les uns des autres (on peut constater avec les cas du bijoutier de Nice ou de Dieudonné que certains contacts Facebook permettent par exemple de passer d’un tunnel de taupe à un autre).
Du coup je reste aussi sur ma faim quand tu écris cette phrase paradoxale: «L’expérience de l’altérité, de la présence à l’autre, est rendue impossible mais elle est également réduite à un comptage, à une métrique, à une vue purement « documentaire »». Si elle est «réduite», elle n’est pas «impossible». La coprésence physique est-elle nécessaire pour faire l’expérience de l’altérité?
Je suis troublé d’avoir aujourd’hui plus d’informations de nature documentaire qu’échangées en coprésence avec certains «vrais amis» (ceux de la vie loin du clavier, qui sont aussi des contacts FB). Parfois aussi j’en sais plus sur d’autres contacts via les réseaux sociaux que par d’autres moyens (famille un peu éloignée par exemple, que je vois peu). Peut-être que je me trompe dans l’interprétation de certains signes documentaires, mais c’est aussi un apprentissage à faire. Si on reprend l’exemple du cinéma porno, puis-je être plus sûr de mon jugement en observant le visage et la démarche des spectateurs, qu’en observant leurs statuts FB et leurs photos partagées?