Je suis depuis presque un an maintenant « chef de département » à l’IUT de la Roche sur Yon, site « délocalisé » de l’université de Nantes. J’ai pris cette fonction dans un contexte particulier, suite au départ aussi inattendu que soudain d’un collègue qui l’exerçait.
Depuis 17 ans que je suis dans cet IUT et ce département Infocom, j’avais eu différentes « responsabilités » pédagogiques et administratives, j’avais été directeur des études (le gars qui se tape les emplois du temps), j’avais été responsable d’une licence pro que j’avais créé, j’avais été différentes autres choses mais je m’étais toujours jusqu’ici refusé à accepter ce poste de responsable de département, parce qu’en l’acceptant je savais qu’il allait me mettre face à un certain nombre des mes limites, de mes renoncements, et de mes ambivalences et contradictions à l’égard des formes y compris les plus douces de hiérarchies ou d’autorités. Bref je n’imaginais pas tenir plus de 15 jours sans claquer ma démission. Mais dans mon IUT comme dans la plupart des universités et de leurs composantes on ne trouve quasiment plus personne pour assurer ces fonctions et ces rôles. Alors presqu’un an après cette prise de fonction, j’ai voulu essayer d’en comprendre les raisons en les éprouvant et en m’y confrontant personnellement. Observation participante et auto-ethnographie située. C’est parti.
Une certaine idée de la chefferie (qui vous l’aurez anticipé n’est pas vraiment la mienne)
Petit point moulaga.
Pour que tout soit aussi transparent que possible je précise en préambule que la « charge » de chef de département est rémunérée sous forme de « prime » et que le montant, dans mon IUT est de 96 heures équivalent TD, ce qui fait que je toucherai (je crois en tout cas) environ 3552 euros nets en plus de mon salaire du mois d’Août. Salaire qui est lui même d’un peu plus de 3000 euros nets après impôts, sachant que j’ai un bac +10 (doctorat et 2 années de post-doc) et que cela fait 17 ans que je suis titulaire. Cette charge correspond donc en gros à un 13ème mois. Tout cela pour dire trois choses. Premièrement je n’aurai à aucun moment l’impudence de me plaindre. Deuxièmement ces systèmes de « primes » en plus d’être totalement délétères sont essentiellement conflictuels puisqu’ils opposent en permanence à l’université celles et ceux qui y ont droit (les enseignants et enseignants-chercheurs) et celles et ceux qui n’y ont pas droit (les personnels techniques, administratifs et contractuels) alors même que leurs services et missions sont également en permanence alourdis et chargés. Et troisièmement, mais uniquement parce que je bénéficie de conditions et de cadre de vie me le permettant (j’habite en province), je peux à la fois affirmer que je ne fais pas cela pour la prime et que je le faisais déjà un peu (beaucoup) sans la prime dans d’autres configurations, mais je peux aussi parfaitement comprendre que cette prime ait fini par devenir pour beaucoup et pour de bonnes raisons, la condition sine qua non d’un tel exercice dans les formes de précarisation qui touchent (aussi) le métier d’universitaire. Ceci étant posé, venons-en … à l’essentiel.
Dégager du temps.
En acceptant de devenir chef de département, et ayant pendant plusieurs années partagé le bureau d’une collègue et amie occupant ce poste avant moi, j’avais une conscience assez claire de la charge et de la pression (humaine et professionnelle) que cela pouvait représenter. J’érigeais donc en principe non-négociable le fait de « me » réserver une journée entière par semaine pour faire « de la recherche », c’est à dire pour avoir une activité de lecture, de réflexion et d’écriture surtout, un temps qui ne soit pas sans cesse fragmenté et torpillé par d’autres tâches ou sollicitations administratives. Une journée c’est très peu pour ce qui est supposé être un boulot à mi-temps (la partie « chercheur » du métier « d’enseignant-chercheur ») mais je voyais mal comment dégager davantage. Un principe qui tînt péniblement 3 semaines avant de constater son impossibilité absolue. Le ralentissement du rythme de publication sur ce blog en est le témoin et l’indicateur le plus objectif qui soit. Le plus pénible n’est d’ailleurs pas de n’avoir pas pu dégager cette journée, j’avais déjà pour habitude d’essentiellement travailler et publier dans mon activité de recherche sur ces temps hors jours ouvrables que constituent les soirées et les nuits ou les week-ends. Mais même ces temps hors de la perception comptable de nos vies deviennent inaccessibles car sans cesse traversés de préoccupations qui finissent par gommer cette forme d’apaisement et de disponibilité d’esprit qui est, qui m’est en tout cas, nécessaire pour réfléchir et travailler à mes activités de recherche.
Le test de la ligne de flottaison des mails.
Dans la longue liste des symptômes des bullshits jobs ou de la dimension bullshit de certains jobs, on trouve l’accumulation de mails. La plupart des réunions ne permettant pas de prendre des décisions autres que celles de nouveaux atermoiements nécessaires, et l’organisation du temps de travail et des espaces partagés ne permettant que très peu aux gens de se croiser indépendamment des « nécessités de service », chacun par-delà ses propres atavismes ou routines n’a d’autre choix que de s’en remettre au mail pour assurer un minimum de suivi ou de circulation des informations. Il n’existe à ma connaissance aucune personne dans aucune université et dans aucun poste qui soit administratif, technique, d’enseignement ou de recherche qui ne croule pas sous des tombereaux de mails dont la volumétrie est inversement proportionnelle à leur pertinence.
Après avoir essayé différentes techniques et être parvenu à renégocier en loucedé l’espace de stockage de ma messagerie professionnelle, j’ai donc mis en place depuis plus 4 mois maintenant la technique dite de la ligne de flottaison. J’ai reçu il y a donc environ 4 mois un mail intéressant pour un projet éditorial. Nous devons nous recontacter avec l’expéditeur dudit mail, sans caractère d’urgence. Le test de la ligne de flottaison c’est de faire en sorte que ce mail reste toujours apparent dans les 50 premiers mails que m’affiche ma messagerie universitaire. Je m’astreins donc à ne pas le laisser descendre au-delà des 50 derniers mails reçus, ou dit autrement, je m’oblige à traiter ou à ranger les 50 mails précédent celui-ci. C’est une manière comme une autre d’objectiver l’impossibilité quasi-organique de parvenir à traiter les informations ou demandes qui me semblent les plus intéressantes et pertinentes. Si j’arrive à me protéger d’une forme d’épuisement je comprends parfaitement que pour certain.e.s collègues, l’ouverture de sa boîte mail après quelques jours d’absence ou de « bah là je n’ai juste pas eu le temps de traiter les mails » puisse très vite revêtir une dimension quasi-traumatique.
Perdre le sens commun.
Le fait de passer une grande partie de son temps à arbitrer entre différentes injonctions et recommandations techniques et administratives finit par occasionner une perte de ce que l’on appelle le sens commun. Voici le récit de l’un des événements qui m’a permis de mesurer un peu cette perte. J’apprends un jour par des étudiantes qu’elles ont un problème de panne de chauffage récurrent dans la résidence CROUS qu’elles occupent. Je me mets alors en tête de solutionner ce problème avec une série de réflexes administratifs qui m’amènent à contacter la directrice du CROUS, à solliciter les équipes techniques de l’IUT pour une expertise sur ce sujet, à me renseigner auprès d’un copain que je sais bosser chez un gros chauffagiste possiblement prestataire du CROUS local, je passe des coups de téléphone, je rédige des mails, j’y passe l’équivalent d’une ou deux journées à temps plein. Et j’oublie. J’oublie que quand des gens viennent te voir pour un problème de chauffage c’est parce qu’ils ont froid et qu’ils attendent avant tout que tu les dépannes au moyen d’un chauffage d’appoint si tu en as un. Or quelques-uns de nos bureaux à la fac sont pourvus d’un chauffage d’appoint (radiateur électrique compensant les gestion aléatoire de la chaufferie centrale). Pas une seule seconde je n’ai « pensé » à proposer aux étudiantes de leur prêter un de ces chauffages d’appoint. Il a fallu que ce soit le secrétariat du département (merci à lui) qui le leur propose naturellement. Si je n’avais pas eu la tête bouffée de diverses urgences et saturations liée à d’inutiles tâches j’aurais, c’est certain, commencé par voir le radiateur dans mon bureau et proposé de le leur prêter immédiatement. Mais au lieu de traiter un problème humain (étape 1 : « bonjour j’ai froid », étape 2 : « bonjour, je vous prête ce radiateur ») j’ai voulu traiter un problème administratif (étape 1 : « bonjour j’ai froid », étape 2 : « bonjour, alors c’est un logement CROUS, donc étape 3 je vais écrire à la directrice qui, étape 4 va me demander de me mêler de mes affaires ce qui étape 5, va m’enjoindre à chercher par quel moyen la contraindre à accepter que ce soit aussi un peu mes affaires, ad lib.) Peut-être trouverez-vous cela tout à fait dérisoire et anecdotique mais je peux vous promettre que cette scène reste très forte dans mon souvenir et qu’elle me sert de talisman et d’alerte contre ma propre propension à la bêtise.
Tout faire à l’envers.
Au quotidien, le fonctionnement de l’université non pas en tant que communauté mais en tant que système, et celles et ceux qui comme moi se trouvent en être les garants et garantes, s’appuie sur trois errements transformés au fil du temps et de la raréfaction des postes et des budgets, en autant de modes de gestion légitimes.
D’abord on ne laisse que très rarement les gens (enseignants, enseignants chercheurs et personnels administratifs) décider de ce qui est le mieux en terme d’organisation de la place qui est la leur et qui est aussi la plus légitime. L’université est un système qui nie en permanence ses propres expertises et qui est incapable de négocier et d’administrer la valeur de savoirs qu’elle produit et diffuse.
Ensuite les étudiants et étudiantes sont toujours vues comme autant de ressources concurrentielles qu’il s’agit de capter (coucou Parcoursup), de conserver à tout prix (coucou le privé), et de monétiser sur d’autres marchés symboliques (sur ce dernier plan les universités ont, je ne sais s’il faut s’en réjouir ou s’en désoler, une dizaine d’années de retard sur les logiques et réseaux d’alumnis des écoles privées).
Enfin, la rentabilité – des formations, des diplômes, de l’insertion – est à la fois le principal horizon et la principale condition d’existence et de valorisation de tout ce que les équipes peuvent tenter de mettre en place.
Laissons les gens décider de ce qui est le mieux pour les services qu’ils administrent et gèrent localement. Cessons d’envisager la connaissance comme une économie et les étudiants et étudiantes comme des ressources concurrentielles. Et soyons de tout temps et quoi qu’il en coûte délibérément oublieux de la rentabilité de ce que nous faisons lorsque nous ne faisons rien d’autre que de nous efforcer de mettre des étudiants et étudiantes devant des connaissances.
Dans une analyse remarquable de la manière dont le système de soin et les soignants avaient traversé la crise du Covid et ne s’étaient pas totalement effondrés, Henri Bergeron, sociologue, expliquait :
Quatre conditions permettent d’expliquer cette relative coopération des professionnels de soins au sein des hôpitaux au moment de la crise. En premier lieu, les médecins ont été libres de s’organiser, la hiérarchie entérinant souvent le mode d’organisation choisi. En second lieu, il n’y a pas eu de limitation sur le budget (pourvu que les demandes restent raisonnables et raisonnées). Tertio, la suppression des activités non urgentes a entraîné la mise entre parenthèses des enjeux au cœur des conflits en situation normale. Enfin, il n’y a plus eu de compétition pour capter une ressource rare, les malades.
Je sais déjà tous les arguments que l’on opposera à ce que certains qualifieront sous ma prose de grande naïveté, de fausse candeur ou d’idéalisme contre-productif. Et à celles et ceux-là je dis que le projet de l’université doit être en premier lieu d’installer un cadre dans lequel, précisément et premièrement, on reconnaît que les gens savent parfaitement ce qu’ils font (et qu’on les laisse donc faire) ; deuxièmement, les gens aiment ce qu’ils font (et qu’on les laisse donc aimer) ; et troisièmement la totalité des autres structures productives ou intellectuelles ont fait à un moment de leur histoire (ou pour certaines tout au long) la preuve de leur inutilité, de leur toxicité ou de leur capacité de nuire. Or cherchez bien mais dans l’histoire des universités vous n’en trouverez aucune qui ait singulièrement ou collectivement fait autre chose que de permettre à des gens de s’instruire et de s’émanciper et à la société dans son ensemble de progresser. Cet argument seul mériterait qu’on leur foute un peu la paix. Aux universités. Et qu’on leur donne les moyens de fonctionner.
Les savoirs c’est bien mais … et les « compétences » me direz-vous ? Et bien une bonne fois pour toutes, ayons le Gargantuesque bon sens d’assimiler toute forme d’APC (Approche Par Compétence) à un oison bien en duvet pour ses incomparables propriétés torcheculatoires. Et pour rien d’autre.
La convergence des drames.
De la place qui est la mienne mais qui est aussi celle de toutes celles et ceux qui à l’université occupent fonctionnellement des tâches et rôles que l’on dit de « middle management » (et sur lesquels il y aurait tant à dire), ce qui est frappant c’est la place de la cristallisation de l’ensemble des drames individuels qu’elles agrègent, que cela concerne les étudiant.e.s ou les collègues. La plupart de ces drames nous renvoient à des dysfonctionnements majeurs puisqu’une fois mis face à eux, nous sommes la plupart tout à fait incapables de les traiter ou de les solutionner autrement que par une écoute attentive (qui souvent nous affecte et peut entraîner les plus fragiles à eux-mêmes basculer dans des formes d’épuisement ou de mal-être), et nous sommes simultanément mis face à l’impossibilité mortifère de les « adresser » à des services tiers compétents, soit parce que ces services tiers sont inexistants, soit parce qu’ils sont eux-mêmes saturés (je parle ici notamment de l’état de la médecine universitaire, mais également de la prise en charge psychologique ou de l’aide sociale, trois domaines toujours totalement indignes pour un pays se prétendant développé et civilisé). C’est aussi à nous que parviennent le plus souvent les situations de collègues vacataires que nous ne pourrons pas garder alors même que nous les savons en situation de précarité ; c’est à nous encore que parviennent les situations de familles écartées de Parcoursup mais nous faisant part de récits de vie qui vous laissent longtemps l’oeil humide et l’âme encombrée.
Les soignants, les professions médicales et para-médicales ont pour la plupart des temps de supervision obligatoires dans lequel elles partagent, verbalisent et analysent les drames qui font leurs quotidiens. Nous n’en sommes heureusement pas là mais il est frappant, à l’unisson de la montée en nombre et en nature des situations de souffrance qui nous remontent et que nous catalysons, que rien jamais nulle part ne soit mis en place ou envisagé à l’échelle de l’université pour permettre à celles et ceux qui pourraient en avoir besoin sans être en capacité d’en exprimer la demande, de bénéficier de tels dispositifs d’écoute à leur tour. Nous nous en remettons à la chance. Et souvent nous avons la chance d’avoir des collègues ou des équipes avec qui partager tout cela lorsque cela devient trop lourd, avec qui l’évacuer d’un rire cathartique quand c’est nécessaire. Avec qui l’analyser aussi. Mais s’en remettre à la chance n’est pas une solution et ne fait pas une politique publique.
Et lorsque ces drames deviennent systémiques par accumulation, comme ce fut par exemple le cas cette année dans plusieurs composantes de Nantes Université, avec parfois une relative médiatisation des situations de souffrance vécues comme pour l’IAE et la faculté de Droit, nous sommes, je suis, en tant que collègue, incapable de faire autre chose que de les déplorer et d’espérer que nous éviterons ces drames pour l’échelle qui est la nôtre. Pourtant ces situations vécues sont autant de vies et de carrières au moins momentanément et parfois définitivement brisées ; pourtant si une notion de collectif parvenait encore à exister à l’université nous devrions sans délai, sans fard et sans débat, nous mettre tous et toutes ensemble à l’arrêt et réfléchir à d’autres voies. Mais nos vies professionnelles sont faites de ruptures et de tensions permanentes qui ont aussi pour fonction d’entraver tout processus ou élan de solidarité au motif parfaitement idiot mais parfaitement assimilé « qu’il faut continuer d’avancer. » Mais avancer vers quoi ?
L’impossibilité de penser ou d’imaginer l’arrêt, la fermeture, l’abandon est probablement la marque la plus profonde et la plus mortifère que des années de libéralisme ont tatoué au creux de nos routines cognitives et de nos habitus sociaux.
L’ivresse de l’urgence.
Il y a une ivresse de l’urgence comme il y a une ivresse des profondeurs. Un moment où le fait de tout le temps être préoccupé par des choses à la fois si chronophages, si futiles, si inutiles et – plus rarement – si essentielles, nous enivre. Car tout est toujours « urgent » à l’université. Tout doit toujours être fait « rapidement ». Tout doit toujours être traité « au plus vite ». Mais sans aucune hiérarchie qui fasse sens parmi ces urgences. Des choses totalement futiles s’étalent sur 4 mois et d’autres plus importantes doivent être réglées en 2 jours.
La multiplication des calendriers et des agendas fait qu’il est impossible d’anticiper quoi que ce soit. Sauf à prévoir un temps plein uniquement dédié à la maîtrise des calendriers et agendas.
Nous sommes littéralement absorbés par des agencements décisionnels qui sont capables de nous écraser tout en nous donnant l’illusion de pouvoir les contrôler ou s’y opposer mais qui finissent, inexorablement, par nous mener là où ils l’avaient prévu, c’est à dire la plupart du temps dans des vacuoles de signifiants faussés. Le fonctionnement actuel de l’université nous place en situation de saturation de micro-décisions qui sont la plupart du temps formulées et agencées consubstanciellement à l’expression de leur impossibilité ou aux atermoiements et empilements administratifs et comptables qui fonctionnent comme autant de découragements permanents.
Un exemple concret ? Comme chaque année nous allons devoir demander des postes dans le cadre de la prochaine campagne de « révision des effectifs ». Vous noterez la formule d’ailleurs : on ne parle pas de campagne de « recrutement », ce que c’est pourtant supposé être, on parle de « révision », on va donc « revoir » ce que tout le monde sait déjà, « revoir » qu’on n’a pas assez de postes, « revoir » que nos demandes ne seront ni entendues ni satisfaites, « revoir » c’est à dire voir et voir encore, année après année, jusqu’à la nausée, nos impuissances. Nous allons donc devoir demander des postes. Nous en avons besoin. Un besoin vital parfois à l’échelle de la composante considérée. Besoin « vital » toujours nuancé par la vitalité des autres composantes moins bien « dotées », plus « dysfonctionnelles », ou aux porosités et aux alignements moins évidents avec le monde de l’entreprise (et donc des mannes financières de l’alternance par exemple). Mais « révision des effectifs » oblige, nous devons donc prendre la décision de demander des postes que nous savons que nous n’aurons pas mais dont nous ne pouvons pas faire l’économie de la demande. Et nous n’avons même pas la possibilité d’adresser notre colère à d’autres que nous-mêmes ou qu’à des collègues gérant une pénurie que le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche administre depuis au moins deux décennies avec le cynisme le plus crasse.
Nos préoccupations.
Nous n’aurons rien, ou si peu, et ne pourrons nous en prendre qu’à nous-mêmes ou aux nôtres. C’est ce qui est prévu par ces agencements dont nous sommes finalement co-responsables : nous pré-occuper. Nous préparer à l’être, « occupés ». Et faire de cet état de pré-occupation une occupation vécue comme aussi légitime que nécessaire lors même qu’il n’est bien sûr ni l’un ni l’autre. Et dès lors que nous le sommes, pré-occupés, en entrant dans ces cercles qui ne sont jamais réellement de pouvoir et très imparfaitement à peine de potentialités, alors nous nous jetons dans ces pré-occupations dont nous avons accepté qu’elles soient illégitimes mais tolérables car travesties d’oripeaux de puissance supposée.
En trois mots : pur pignolage narcissique. En termes plus châtiés : nous nous bercerons de l’illusion d’avoir au moins essayé. Nous dirons aux collègues et à nos étudiantes et étudiants : à défaut de nous en occuper, nous nous en sommes préoccupés.
Il y a principalement deux moments, deux grands types de situations où nous perdons contre un système : celui où nous nous n’y comprenons plus rien (d’où les réformes incessantes imposées par le ministère), et celui où nous comprenons que nous en sommes une partie suffisamment forte pour en limiter les effets que nous estimons néfastes (ou au moins pour manifester notre désaccord) mais qui sera toujours suffisamment faible pour être incapable de le changer globalement. Il faut alors se déterminer sur sa puissance d’agir. Mais nous sommes toutes et tous bien trop préoccupés pour avoir le temps de cette réflexion, qui ne peut qu’être collective pour être féconde.
Effacement de l’essentiel.
Depuis trois ans, quelques collègues du département « Génie Biologique » sont engagés dans un partenariat avec une école supérieure au Bénin dans le cadre d’Universitaires Sans Frontières pour mettre en place une licence répondant aux problématiques liées à la gestion des déchets et à l’accès à l’eau potable du pays. Trois ans plus tard la première promotion est sortie et la licence s’est mise en place malgré la crise sanitaire. Trois ans plus tard la collecte des déchets, quasi inexistante auparavant, est devenue opérationnelle sur toute la zone côtière. A l’échelle d’un « petit IUT » de 4 départements de formation, ce genre d’initiative enthousiasmante devrait être connue et sue de l’ensemble des collègues, elle devrait être évoquée dans nombre des réunions qui réunissent les équipes, elle devrait être valorisée et pouvoir essaimer en agrégeant des énergies et des enthousiasmes qui ne demandent qu’à l’être. Pourtant comme beaucoup de projets très différents mais tout aussi enthousiasmants et fédérateurs, l’initiative ne tient qu’à la détermination et à l’opiniâtreté de quelques-uns, qui travaillent avec acharnement dans leur coin. Toutes et tous, à commencer par moi, nous finissons par nous rendre aveugles et sourds à de tels projets, y compris dans des collectifs et des périmètres qui ne sont pas ceux d’une « super-structure » dans laquelle chacun serait à sa tâche dans l’ignorance de celle des autres. Quand nous aurons trouvé les causes de ces aveuglements et que nous y aurons au moins en partie remédié, alors il est possible que l’université aille un peu mieux, mais il est tout à fait certain que nous irons toutes et tous bien mieux pour penser les manières dont l’université peut … aller mieux.
Contamination linguistique.
Mettez-moi 10 minutes dans un groupe de quatre personnes avec l’accent Marseillais et je me mettrai à parler comme elles. J’ignore s’il s’agit davantage d’une forme de pathologie ou d’empathie mais cette porosité aux accents s’étend à la langue managériale. Je dois constamment lutter contre la tentation de partager un idiome qui sans cesse euphémise à grands coups de vocables, discrétise à grands coups de signes et de sigles, dimensionne à grands coups d’indicateurs et de métriques qui sont autant de coups de triques. Je n’envoie plus des documents ou des informations je les mets « en partage ». Je trouve normal d’assister à des réunions dont je ne comprends qu’un sigle sur trois et fais le deuil de demander la signification des deux autres. En surface des choses et des relations humaines, cette novlangue limite toute crise et tout vacarme au bruit discret d’un pet sournois : chacun peut en ressentir le malaise mais nul n’en désignera l’auteur quand bien même celui-ci est reconnu de toutes et tous. Tout est feutré car l’indicible est le meilleur allié du gestionnaire. Celle langue n’a pas pour vocation de dire mais de taire. Voilà longtemps que l’université, dans ses instances dirigeantes et décisionnelles, n’affronte plus la langue, qu’elle la récuse, voilà longtemps que l’attaque en règle contre les « sciences humaines et sociales » en est à la fois le reflet et le témoin.
En profondeur cette novlangue s’immisce au coeur des savoirs devenus compétences d’un enseignement devenu économie (de la connaissance). Ces ambiances feutrées ne fabriquent, par le ruissellement si cher aux politiques libérales, que des étudiants habitués à se calfeutrer face à des collègues oublieux de leur fondamentale capacité de vacarme.
A celles et ceux qui n’y verraient qu’une formule, regardez en entendez. Regardez et entendez par exemple comme la puissance de vacarme d’un seul, l’économiste Michael Zemmour, a fait vasciller l’édifice des mensonges du gouvernement sur la réforme des retraites. Qui d’autre que nous, universitaires, enseignants-chercheurs, qui d’autre que nous pour transformer le temps qui nous est donné en puissance d’agir ? Qui d’autres que nous pour compenser la voix de celles et ceux qui n’ont d’autre choix de se taire par notre capacité de vacarme et la liberté absolue dont nous jouissons pour l’activer ?
La « santé mentale ».
C’est un mot qui revient beaucoup depuis le Covid. Il serait plus juste d’écrire que c’est un mot qui vient souvent tant il était avant réservé à des cénacles de proximité d’hôpitaux psychiatriques et de médecine d’urgence. Elle est partout la santé mentale. Ils et elles s’en sont emparés. Ils et elles brandissent cette expression. Ils et elles nomment ce qu’ils et elles éprouvent. De bac moins 2 à bac plus 2 j’ai été frappé par ces étudiant.e.s, dans mon bureau, venant se livrer ou s’effondrer, pour de petits ou de grands drames. Frappé surtout du nombre désormais visible et dicible de toutes celles et ceux qui sont entrés dans des protocoles de suivi psychiatrique ou psychologique, sous médication, lourde souvent. Frappé de la manière dont ils et elles parviennent avec courage à l’exprimer ou à le sous-entendre. Frappé de voir qu’en assistant cette fois à des conseils de classe de première en tant que « parent délégué », beaucoup d’enseignants soulignent, déjà, la vie de ces lycéens et lycéennes qui « se mettent la pression ». J’ai tellement été frappé, comme sonné par cette expression. Ils et elles « se mettent la pression. » Non. En aucun cas. Jamais. La pression ils et elles la subissent. Il y eut le covid bien sûr, vivre l’enfermement, la claustration à l’âge où l’on n’aspire qu’à l’inverse. Mais il y a aussi les incessantes réformes, le spectre de systèmes de tri comme Parcoursup ou les « enseignements de spécialité » du « nouveau » bac Blanquer, qui atomisent les collectifs et les groupes classe. Qui les empêchent et les entravent dans leur simple désir d’être ensemble. Ces jeunes qui « se mettent la pression » selon leurs professeurs en classe de seconde, de première ou de terminale, nous en retrouvons l’essentiel à l’université, en IUT, en classes prépa. Comment s’étonner qu’ils et elles s’effondrent alors de manière de plus en plus récurrente ? Comment s’étonner de l’épuisement ou des errances lorsque nous les voyons arriver ? De là où je suis, de là où j’exerce, de la micro-communauté qui m’entoure dans un lieu particulier, avec des étudiants toujours singuliers mais sociologiquement semblables à grands traits, nous avons à la fois l’opportunité et les structures qui leur permettent encore un peu de trouver une place, temporaire, fragile dans les équilibres, mais légitime. C’est en tout cas le seul sens que je parviens à voir encore dans mon activité d’enseignement. Et j’ai l’inestimable chance que mon activité de recherche puisse un peu servir de support et nourrir l’exercice de cette recherche de sens. Par ailleurs et comme le pointe, parmi tant d’autres, cet article de la revue Nature, la culture toxique du « management de la science » a également conduit à une dégradation importante de la santé mentale des chercheuses et des chercheurs.
Retrouver notre puissance de vacarme.
Comme cet article ne le laisse pas toujours paraître, je veux le terminer en rendant explicite le fait que le travail que j’exerce depuis 17 ans comme enseignant, comme chercheur, comme « chef de département », ou comme « pas chef de département », comme responsable de ceci ou de cela, est un enthousiasme quasi quotidien. Et que faire le constat de nos empêchements, de nos entraves et de l’effondrement d’un grand nombre des valeurs qui fondaient l’université dans laquelle j’aspirais à travailler n’oblitère pas, chez moi en tout cas, la possibilité d’y tisser et d’y négocier des espaces féconds pour – je l’espère – la plupart de mes étudiant.e.s et en lien avec la plupart de mes merveilleux collègues.
Il y a plus de deux ans de cela, j’annonçais en démissionnant de la responsabilité de la licence dont je m’occupais et que j’avais créée, notamment suite aux mauvais traitements infligés aux vacataires de Nantes Université, qu’il ne fallait pas céder sur son désir. Je le maintiens. Ne pas céder sur son désir reste un enjeu fondamental pour nous toutes et tous qui sommes l’université. Retrouver notre puissance de vacarme en est un autre.
Merci pour votre texte, cela correspond tellement à ce que nous vivons tous. Je n’aurais pas mieux dit.
L’usage répéter de « solutionner » c’était volontaire et juste pour illustrer la contamination linguistique ? 😉
Sinon pas mal d’aspects font écho à ce que nous vivons, en grande partie depuis la mise en place continue du massacre commençant avec la loi dite des Libertés et Responsabilité des Universités mettant en place le « New Public Management » via la Réforme Général des Politiques Publiques des gouvernements Sarkozy et tous leurs successeurs…
C’est à ce moment là que l’eau dans laquelle la grenouille vivait a commencé à être chauffée…
J’ai un peur que ce soit trop tard même pour faire du vacarme.
Si personne n’écoute ou ne veut écouter le vacarme ne sert à rien.
Après quarante années de salariat dans le secteur privé, j’ai cru déceler dans cette brillante analyse une résonance familière.
Hélas pour le public, devrait-on dire : « Il y a une ivresse de l’urgence comme il y a une ivresse des profondeurs.
Un moment où le fait de tout le temps être préoccupé par des choses à la fois si chronophages, si futiles, si inutiles et – plus rarement – si essentielles, nous enivre. »
C’est exactement ça, les « ivresse[s] de l’urgence », celles qui ont pour fonction première de “faire passer” le lien de subordination…