Apple Vision Pro : le casque était un masque.

Si l’amour c’est “regarder ensemble dans la même direction” (Antoine de Saint-Exupéry), alors la technologie c’est de plus en plus regarder seul dans toutes les directions.

Après quelques années d’exploitation sans concurrence réelle de l’Oculus par Méta, après la hype autour du lancement du “Métavers”, après que toutes les Big Tech sont en quête perpétuelle du Next Big Thing dans le domaine de l’équipement comme seul Apple fut longtemps en mesure produire et d’en annoncer, c’est le Apple de Tim Cook qui vient donc de lancer le casque Apple Vision Pro, je cite “le premier ordinateur spatial”.

On avait “l’informatique ubiquitaire“, on avait “l’ordinateur quantique“, voici donc … “l’ordinateur spatial” !! Rien à voir avec la conquête de l’espace (même si dans un storytelling un peu bourrin on décline les usages du Apple Vision Pro avec des références permanentes à la série Fondation produite par … Apple TV), il s’agit ici de l’espace physique, de la spatialité de notre présence au monde qu’Apple nous promet de révolutionner.

Mais rien n’y fait car à bien y regarder (dans le casque), c’est l’impression d’un nouvel enfermement. Celui du casque de réalité virtuelle. L’appareillage de ce que certains voient comme un monde nouveau, qu’ils nomment Métavers, là où d’autres soulignent la vanité de ce désespérément plat Net B.

Le casque Apple Vision Pro m’intéresse non pas pour les fantasmes qu’il alimente ou pour les développements techniques qu’il met en oeuvre mais par la triangulation du regard qu’il installe de manière inédite et qui, par bien des points, permet de situer l’analyse et la prospective de ces équipements et des “réalités” qu’ils cristallisent. S’il s’agit du “premier ordinateur spatial“, c’est bien parce qu’il n’est pas de situation dans l’espace sans triangulation. Je m’explique.

L’interface thaumaturge.

Mais avant d’en venir à l’espace, quelques mots sur … le choix des mots. “Ordinateur spatial“. Le positionnement linguistique du produit est malin car il est à la fois déroutant et réconfortant. Déroutant car c’est un casque présenté et nommé comme un “ordinateur” (spatial). Et réconfortant car Apple demeure un fabriquant de hardware plus que de services. Le voir présenter un nouvel “ordinateur” est donc une manière de réaffirmer le positionnement de la firme en rassurant une clientèle peu nécessairement encline à se ruer sur des appareillages uniquement dédiés à l’image que l’on a de la réalité virtuelle.

L’autre enjeu de ce “nommage” c’est de s’éloigner de deux autres dénominations déjà trop connotées à la fois du côté de la concurrence mais aussi d’un relatif insuccès. Si c’est un ordinateur, alors cela ne peut pas être une “lunette” (Google Glasses et Facebook Ray-Ban Stories) ou un “casque”. Il faut d’ailleurs à tout prix gommer le terme “casque” de l’argumentaire marketing de ces produits, car le casque est associé au danger puisqu’il nous protège de quelque chose.

Ordinateur donc, et même ordinateur spatial, et même OS spatial (système d’exploitation) puisque ledit ordinateur pourra être piloté par les gestes autant que par le regard. Ce qui nous est vendu c’est l’interface thaumaturge qui peuple les récits de science-fiction depuis une éternité mais qui paraît enfin s’incarner : nous sommes au centre d’un aveuglement appareillé et nous contrôlons un monde tant par la voix que par les gestes ou par le regard. Le regard donc, j’y viens.

Trianguler le regard.

Le casque Apple Vision Pro est un casque. Le premier regard s’adresse donc à ce qui s’affiche dans le casque. Voir dans le casque. Un regard qui ne voit rien d’extérieur et qui est une pulsion scopique à disposition du hardware et de ses stratégies attentionnelles.

Le casque Apple Vision Pro est un masque. Il affiche nos yeux pour celles et ceux qui nous regardent. C’est le second regard. Voir celui qui voit dans le casque. Mais ce second regard est un leurre car il s’agit en fait d’un écran externe qui “affiche” la reconstitution de notre regard. La stimulation (dans le regard de celles et ceux qui voient le casque qui les regarde) n’est donc qu’une nouvelle simulation.

Le casque Apple Vision Pro est un voile. Sa transparence peut être réglée pour laisser entrevoir l’extériorité du monde ou lui redevenir totalement opaque. Mais sans que jamais celles et ceux qui sont dans l’extériorité du monde ne puissent juger de l’opacité ou de la transparence que nous leur accordons. Le troisième regard est un battement hésitant entre l’attirance d’une simulation et celle d’un dernier ancrage dans le réel.

Au bout de cette triangulation et quel que soit l’avenir du Apple Vision Pro ou de son concurrent de chez Méta, on ne verra toujours pas ce que les gens regardent dans leur casque et l’on ne saura pas non plus s’ils nous voient les regardant ou pas. Et le fait de les voir nous regarder n’impliquera jamais qu’ils nous voient réellement y compris ou autrement qu’en transparence. Nous sommes le seul objet de cette triangulation. Qui n’a pas tant pour but de nous situer (car nous ne bougeons pas) mais de nous observer regardant et de nous installer dans d’immobiles (et si possible perpétuels) agissements.

Comme le précisé également Frédéric Kaplan dans cette remarquable interview pour Heidi News :

Le point le plus intéressant, mais aussi dérangeant, de l’Apple Vision Pro, c’est est son utilisation des techniques de suivi de regard comme interface centrale de commande. Le mouvement de nos yeux est une fenêtre directe sur l’intention et la pensée. Nos trajectoires visuelles sont aussi un indicateur puissant de nos connaissances implicites. La manière dont nous regardons le monde dit qui nous sommes et ce que nous savons.

 

Traumavision.

Chacun s’il a l’âge, se souvient des années “caméscope” où des parents assistaient au spectacle de leur enfant n’en avaient aucune autre expérience sensorielle que celle entravée par ce dispositif, et où même en étant là dans l’instant ils n’en profitaient pourtant qu’en différé.

Chacun se souvient aussi des années “smartphone” où l’on regardait à la fois la scène et ce que l’écran en captait. Pas de “différé” cette fois mais une scission, une dissociation d’expérience dans le va-et-vient permanent du regard entre le monde et l’écran qui filme le monde.

La création du Apple Vision Pro est le résultat d’un traumatisme, celui que créèrent et installèrent durablement dans l’imaginaire collectif les premières images de Zuckerberg déambulant au milieu d’aveugles appareillés. Seul visible pour nous. Mais invisible pour tous.

Mobile World Congress 2016.

Avec un indéniable talent technologique et marketing, Apple parvient à au moins tenter de négocier une autre image des équipements de réalité virtuelle mais c’est au prix d’une nouvelle ruse (l’écran externe affichant notre regard) et à un prix toujours exorbitant (une autre constante de la firme).

Ecran total.

La question de la place des écrans en tant que surfaces est déjà ancienne et a fait l’objet de beaucoup de recherches scientifiques (tant d’ailleurs dans le domaines des sciences humaines et sociales que dans celui de l’informatique et des interfaces homme-machine) ; de beaucoup d’ouvrages de science-fiction également.

Du côté des usages elle commence avec la métaphore de la fenêtre (“Windows”) et de ce que cela dit de la manière de porter le regard. Et elle se perpétue au gré des dispositifs qui appareillent nos pulsions scopiques et nous équipent jusqu’à nos fibres, qui elles aussi sont “optiques”.

Après avoir été partout, après avoir été de plus en plus grands pour des ordinateurs et smartphones paradoxalement de plus en plus petits, les écrans se sont rapprochés de nos corps, jusqu’à s’y coller presqu’à même nos peaux, jusqu’à appareiller directement nos regards avec les casques et lunettes pour des réalités virtuelles ou augmentées. Ils s’approchent et se rapprochent toujours ; ils frappent à l’entrée de notre corporéité pour la fracturer et s’y installer au coeur même de la production première de nos images, jusqu’à notre cerveau, jusqu’à nos neurones. C’est ainsi l’un des projets “phare” d’Elon Musk avec Neuralink que de briser cette dernière couche de peau pour interfacer directement notre biochimie. Ecran total qui couvre autant de réels progrès de la recherche scientifique (dans le domaine médical notamment) qu’il sert de prétexte et de feuille de route à une idéologie transhumaniste qui sacrifie toute forme d’éthique à des intérêts avant tout capitalistiques.

 

Que voir et surtout où regarder ?

Il faut imaginer un monde à cinquante degrés dans lequel nos regards porteront soit sur des éléments de réel dont nous ne pourrons plus juger de l’existence ou de la vérité (relire ce que j’écris et travaille depuis longtemps autour des “technologies de l’artefact“), soit sur des univers entièrement numériquement reconstruits où la question même du vrai ou du sincère n’aura plus aucune raison d’être posée.

Sans parler d’une causalité entre ces deux phénomènes, force est de constater une nouvelle fois que la question du monde comme il est, et comme il devient, de la crise qu’il traverse, des limites planétaires atteintes, force est de constater que cette question marche de pair et de circonstance avec des récits et des équipements technologiques qui concourent à l’effacer, à en produire des versions sublimées et iréniques et à nous plonger dans des expériences immersives qui ne nous permettent malheureusement que de d’habiter ce monde à son débit. Jusqu’à parfois ne plus rien voir tout en prétendant tout embrasser du regard.

Comme une anthropologie cynique et à rebours, dont l’objet serait le déploiement d’une fonction support pour oublier que le monde devient littéralement insupportable.

La promesse du Apple Vision Pro et de “l’ordinateur spatial” :
étendre [notre] monde avec de magnifiques paysages dynamiques

Le monde comme il va. Dans une autre dynamique qui s’étend également.

 

2 commentaires pour “Apple Vision Pro : le casque était un masque.

  1. Bonjour et merci pour vos articles passionnants. Quel monde sinistre nous préparent-ils !
    J’ai du mal à croire que les humain.e.s vont VRAIMENT s’approprier ce genre d’appareils… Si c’est le cas, ça fait froid dans le dos.

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