Pourquoi je ne serai pas ami avec mes enfants

Je suis enseignant-chercheur, et je vous avais déjà expliqué (ici et ) les raisons pour lesquelles j'étais, sur Facebook, ami avec mes étudiants.

Je suis également le père de quelques enfants, dont l'aîné entre dans le cadre du projet éducatif de Mark Zuckerberg, lequel a indiqué (lors d'une conférence sur l'éducation à laquelle il était convié) vouloir abaisser la limite légale d'inscription sur Facebook, actuellement fixée à 13 ans. Ses motifs avoués ? Un syllogisme (de l'amertume) en 3 temps : 

  • L'éducation est clairement la chose la plus importante qui déterminera la manière dont l'économie s'améliore sur long terme.
  • Dans l'avenir, les logiciels et la technologie permettront aux gens d'apprendre beaucoup de leurs camarades.
  • Ma philosophie c’est qu’en matière d’éducation, il faut commencer très jeune.

Ce qui, in extenso, donne ça :

"Education is clearly the biggest thing that will drive how the economy improves over the long term. We spend a lot of time talking about this… In the future, software and technology will enable people to learn a lot from their fellow students… That will be a fight we take on at some point. My philosophy is that for education you need to start at a really, really young age…. Because of the restrictions we haven’t even begun this learning process… If they’re lifted then we’d start to learn what works. We’d take a lot of precautions to make sure that they [younger kids] are safe…"

L'île au trésor. Il est évident que l'aspect "éducation" de l'argumentaire de Zuckerberg est aussi légitime que peut l'être la justification de pages de publicité au beau milieu des films pour permettre aux spectateurs d'aller aux toilettes. S'il souhaite abaisser l'âge limite d'inscription c'est pour étendre encore davantage l'emprise – et l'empire – commerciale de Facebook en dopant le nombre d'inscrits (600 millions à ce jour d'après les chiffres … de Facebook) et en ciblant un public dont on connaît l'importance de la valeur de prescription auprès des détenteurs de cartes colorées (en général dite "bleues") qui sont aussi leurs géniteurs.

L'île aux enfants. S'il n'est qu'une chose qui peut "objectivement" être portée au crédit de la déclaration de Zuckerberg, c'est de mettre en pleine lumière un fait déjà anciennement connu : l'un des derniers rapports du "Consumer Reports" indique que :

"Facebook a 7.5 million  d'utilisateurs en dessous de l'âge minimum requis de 13 ans. Et 5 millions d'entre eux ont 10 ans ou moins.

5 millions d'enfants de 10 ans ou moins. 2,5 millions d'enfants entre 10 et 13 ans. Et 592 millions d'utilisateurs de plus de 13 ans. Avec tout de même (en tout cas selon les chiffres trouvés ici) un peu plus de 20% d'utilisateurs mineurs (moins de 18 ans).

Or donc je ne serai pas ami avec mes enfants sur Facebook (en tout cas pas avant qu'ils aient, disons 16 ou 17 ans). D'ailleurs, j'interdirai également à mes enfants de s'inscrire sur Facebook avant l'âge de 13 ans (et peut-être même un peu au-delà) Pourquoi ? Au nom du même principe que celui dont je me sers pour former mes étudiants à la gestion de leur présence en ligne, à savoir le "principe de la vraie vie" (en abrégé PVV). En voici l'explication :

  • à la question : "Monsieur, est-ce que je peux mettre des photos de soirée sur Facebook ?" Je ne réponds ni oui, ni non. Je réponds : "Vous avez 249 amis, toutes vos photos sont visibles par vos 249 amis. Est-ce que vous donneriez un exemplaire papier de cette photo à ces 249 amis dans la vraie vie ?"
  • à la question (rarement posée mais très souvent latente 😉 : "est-ce que je peux dire du mal de mes profs sur Facebook ?" Je réponds : "Est-ce que dans la vraie vie vous diriez du mal de vos profs en présence de certains de vos profs ?"

Bref, le principe de la vraie vie c'est : "Ne faites pas sur Facebook (ou ailleurs) ce qu'il ne vous viendrait pas à l'idée de faire dans la vraie vie, avec de vrais gens, à l'aide de vrais documents / photos / discours". Le seul respect de ce principe devrait – à la louche – permettre de gommer 90% des faits divers facebookiens et autres candeurs et mésusages numériques dont aime à se régaler la presse nationale et internationale. Une fois ce principe acquis, on peut passer à la phase 2 et expliquer en quoi Facebook modifie également notre rapport à la temporalité, à l'énonciation et … aux autres, donc à nous-mêmes.

Et être ami avec ses enfants dans tout ça ? J'y viens. En tant que parent, et au nom du principe de la vraie vie, il ne me viendrait pas à l'idée de laisser mes enfants de 13 ans aller taper la discute dans un troquet qui rassemble certes, 2 ou 3 de leurs amis mais également, 200 ou 300 millions d'adultes qu'ils ne connaissent pas, que je ne connais pas ; pas plus qu'il ne me viendrait à l'esprit de laisser mes enfants de moins de 13 ans décider de la liste des courses ou des menus de la semaine en fonction des publicités auxquelles ils auront été exposés. Je souscris par ailleurs entièrement à la même liste d'autres bonnes raisons que celle de David Abiker.

Ces mineurs de la majorité numérique. Le rapport au numérique des enfants aujourd'hui mineurs, constitue incontestablement l'un des enjeux majeurs que notre société aura à traiter et à gérer. Et ce bien au-delà de la déclaration de Mark Zuckerberg sur l'âge légal de la socialisation numérique.

En Mai 1834, dans sa préface à Mademoiselle de Maupin, Théophile Gauthier écrivait (je souligne) :

"Notre naïveté est assez passablement savante, et il y a longtemps que notre virginité court la ville ; ce sont là de ces choses que l'on n'a pas deux fois; et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons les rattraper, car il n'y a rien au monde qui coure plus vite qu'une virginité qui s'en va et qu'une illusion qui s'envole. (…) Depuis son hymen avec la civilisation, la société a perdu le droit d'être ingénue et pudibonde."**

Depuis son hymen avec le numérique … également. Ni pudibonde ("cachez ce réseau social que je ne saurai voir"), ni ingénue (Facebook est aussi adapté à l'éducation des enfants que TF1 l'est à leur ouverture sur le monde, sauf à considérer que le mieux pour apprendre à boire à un enfant, est  encore de lui maintenir la tête sous l'eau).

<Update lié aux miracles du temps réel et au LT de la conférence de Mark Zuckerberg à l'E-G8> Ledit M. Zuckerberg vient apparemment de démentir. Pas d'adhésion des moins de 13 ans. Enfin pour l'instant.  Voici ses déclarations rapportées par Ouest-France : "Je n'ai jamais dit que je voulais que les enfants de moins de 13 ans s'inscrivent. Et si c'était le cas, nous devrions développer des procédures adéquates. Ce n'est absolument pas une priorité pour nous aujourd'hui. </Update>

<Update du soir> En Mars 2011, Facebook confiait supprimer quotidiennement 20 000 profils créés par des enfants </Update du soir>

**Merci à Rémi Mathis d'avoir fortuitement attiré mon attention sur ce texte au détour de son magnifique détournement à lire sur son blog.

Un commentaire pour “Pourquoi je ne serai pas ami avec mes enfants

  1. Y’a le petit qu’est sur Facebook ! Les 3 grammaires de Facebook.

    La nouvelle est déjà ancienne (dans les tuyaux de la geekosphère depuis Septembre 2011, annoncée “officiellement” dans les médias mainstream depuis Janvier 2012). Et pourtant les faits ne sont pas encore avérés. Je veux parler du déploiement de nouvell…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut