J’ai perdu mon DooDoo

Vous connaissez l'histoire du petit Poucet ? Oui. Les cailloux blancs. La maison retrouvée. Et puis les miettes de pain. Les oiseaux qui les mangent. Et les enfants perdus. Pour que l'histoire continue.

Vous connaissez Facebook ? Oui. La viralité des cailloux blancs. Parce que oui, sur Facebook les cailloux blancs ce sont les gravillons du partage : les "like", les "share". Je vous explique.

L'histoire commence le 9 août 2014. Une petite fille est à un festival avec ses parents, et son doudou. Et elle va perdre son doudou. Alors le lendemain sa maman a une idée. Cette idée.

Combienshare

Près de 200 000 "partage" en quelques jours. Et seulement 26 "likes". Parce que personne "n'aime" l'histoire d'une petite fille qui a perdu son doudou ? Parce que le sens du mot "aimer" est compliqué.

Près de 200 000 "share" sur 1,2 milliard d'utilisateurs actifs sur Facebook c'est un peu plus de 0,01%. Si l'on en reste à la France (même si le message a beaucoup été partagé dans d'autres pays francophones), c'est 25 millions d'utilisateurs, donc 0,8% de taux de partage. <mise à jour> Bon en fait l'histoire ne se passe pas en France mais au Canada </mise à jour>

Et c'est parti. La maman de la petite fille va alors nous raconter l'histoire de la recherche du doudou, depuis son compte Facebook. Et recevoir des centaines de mails et de messages. Du storytelling de doudou.

Storydoudou

Beaucoup moins de partages, forcément. Juste les vrais "amis" du compte de la maman. Mais la machine à buzz est lancée. D'autant que la photo ne tarde pas à se retrouver aussi sur Twitter.

Et en moins de 24h voilà rien moins que les deux plus grandes communautés numériques de la planète mobilisées pour la recherche de Doudou.

Car tout le monde, enfin en tout cas plein de gens, partagent et retweetent le message. Plein de gens qui n'ont pourtant jamais mis les pieds au Festival des Mongolfières près de St Jean, et n'ont donc strictement aucune chance de retrouver le doudou. Première propriété de la viralité numérique, elle ne fonctionne qu'à N+1.

On ne partage pas, on ne retweete pas l'image d'un Doudou perdu (ou, dans un registre plus dramatique, d'une personne disparue) parce que l'on se trouve physiquement dans un périmètre de proximité, on partage parce que l'on a l'impression de savoir que nos amis feront comme nous, et leurs amis de leurs amis et que dans cette chaîne ininterrompue de relations cette photo finira bien par apparaître sur le profil de l'une de 100 (ou 200 ?) personnes 500 000 personnes qui étaient effectivement présentes au festival de la mongolfière près de St Jean. Deuxième propriété de la viralité numérique, pour en satisfaire un elle doit en atteindre un million.

Si les gens ont partagé cette image c'est aussi parce qu'elle était belle : la petite fille est très jolie, l'image est bien cadrée, la photo parfaitement nette. Troisième propriété de la viralité numérique : le beau se répand plus vite que le laid.

Et puis il y a le sourire de la petite fille, comme une invitation. La photo aurait pu nous la montrer triste, en pleurs, mais là elle sourit ; elle sourit parce qu'elle a compris qu'elle était déjà dans le jeu, qu'ils s'agissait d'un jeu. La photo ne raconte pas l'histoire d'une petite fille qui chercher à retrouver son doudou, la photo raconte l'histoire d'une petite fille qui nous demande de jouer avec elle. Pour retrouver son doudou. L'invitation à jouer peut alors fonctionner à plein régime. Quatrième propriété de la viralité numérique : le joyeux suscite plus d'engagement que le triste. Corollaire : accepter de se prêter au jeu. 

Et puis cette photo nous rappelle quelque chose. Mais si souvenez-vous. Un "mème". Même cadrage, même personnage tenant en ses mains une feuille recouverte d'une écriture au feutre de couleur, et souriant, toujours souriant, vous regardant en souriant. 5ème propriété de la viralité numérique : le rappel au mème. Une information se diffusera d'autant plus rapidement et massivement qu'elle sera capable de s'inscrire dans une schéma visuel déjà reconnu et identifié.

Diapositive1

Le résultat ne tardera pas.

Doudouretrouve

 

Facebook. Cet – obscur – objet du désir transactionnel qui sert à retrouver un objet transitionnel. #whatelse

Fin de l'histoire. Une belle histoire. A n'en pas douter, médias, radio, télés vont en faire un sujet et vanter "l'effet réseau". Moi-même d'ailleurs je n'ai pas pu résister à la tentation d'en faire un billet.

Probablement parce que nous avons tous besoin de belles histoires et de belles images. Comme un miroir tendu vers notre inessentiel.

Et pourtant.

Quelques jours avant que Doudou ne soit perdu, d'autres faisaient une expérience plus tragique du miroir. "Un couple se tue en faisant un selfie près d'une falaise." Chaque semaine des enfants disparaissent. Leurs parents, la police tentent aussi le jeu de la viralité. Eux aussi postent leur photo sur Facebook. Oh bien sûr on m'objectera que je suis un rabat-joie, qu'il n'y a aucun point commun entre la perte d'un doudou lors d'un festival et l'enlèvement d'un enfant par un pervers.

Voici une copie d'écran de la page Facebook du dispositif "Alerte enlèvement".

Alerteenlevement

Je ne la commente pas. Je ne commente pas le nombre de "citoyens engagés".

Avez-vous regardé le nombre de partages de ces photos d'enfants enlevés ? Vous êtes-vous demandés pourquoi il était si faible ? Si faible alors que l'on sait pourtant que la colère et l'indignation sont eux aussi de très puissants moteurs de viralité ? Même si depuis hier soir les internets bruissent de la tristesse virale de la disparition tragique d'un acteur cher – 6ème propriété de la viralité numérique : celle de l'identification – ?

Alors ? Qu'est-ce qui cloche dans "l'effet réseau" ? A moins que quelque chose ne cloche … chez nous ? Indépendamment du dénouement, pourquoi le souhait d'avoir un chien, celui d'avoir une relation sexuelle ou de retrouver un doudou sont plus "viraux", suscitent davantage "d'engagement" que la disparition inquiétante d'un enfant ? Après "combien de likes pour rétablir la peine de mort", combien faut-il de likes pour retrouver un enfant ?

Je n'ai bien sûr pas la réponse. Peut-être quelques-uns des arguments avancés plus haut dans ce billet constituent-ils déjà quelques pistes. Pour le doudou et autres millions de likes, l'effet réseau est celui du mème. De la capacité à devenir mème ou à s'inscrire dans la logique d'un mème précédent, à en reprendre les codes. Les clés de la réussite de la viralité. Pour le reste, il s'agit de ce que Derrida aurait pu appeler une incapacité à produire de la "différance", ce "mouvement de jeu qui produit des effets de différences", différences sur lesquelles naissent l'envie de partage, de faire savoir, différence qui nous renvoient à notre identité, à notre identique. Différences et vertige. Vertige d'imaginer un instant qu'une campagne virale humoristique et bien marketée pourrait, en théorie, augmenter les chances de retrouver des enfants disparus. Grâce à l'effet réseau. Disparition inquiétante ? Non. Préférez le hashtag #lolDisparition.

Allez, il se fait tard. Gardez un oeil sur doudou. Et sur l'enfant qui est derrière. Et faites attention aux selfies en bord de falaise. Bel été à tous.

<Update du soir> Quelques instants après avoir publié cet article je tombe sur "S'indigner, retweeter, oublier" sur Slate, qui revient – notamment – sur les logiques d'identification. Et je m'aperçois qu'avec l'avènement programmé des objets connectés, plus personne ne perdra plus jamais son Doodoo pucé et géolocalisé, et je ne sais pas vraiment s'il faut s'en féliciter … </update du soir>

Un commentaire pour “J’ai perdu mon DooDoo

  1. Que la population se mobilise autant pour une peluche me fait poser de sérieuses questions! Est-ce que la prochaine génération serait traitée, après les enfants rois, en enfants dieux? Ouf…

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